Le gouvernement peut espionner les journalistes aux Etats-Unis en utilisant un système invasif de renseignement extérieur
Par Cora Currie
The Intercept
Le gouvernement américain peut surveiller les journalistes en vertu d’une loi sur le renseignement étranger qui permet l’espionnage intrusif et fonctionne en dehors du système judiciaire traditionnel, selon des documents récemment publiés.
Le ciblage des membres de la presse en vertu de la loi, connue sous le nom de Foreign Intelligence Surveillance Act, nécessite l’approbation des plus hauts fonctionnaires du ministère de la Justice, selon les documents.
Dans deux notes de service de 2015 pour le FBI, le procureur général énonce « les procédures de traitement des demandes présentées en vertu du Foreign Intelligence Surveillance Act visant des entités médiatiques connues ou des membres des médias connus ». Les lignes directrices stipulent que le procureur général, le sous-procureur général ou leur délégué doit signer avant que le bureau puisse présenter une demande au comité secret de juges qui approuve la surveillance en vertu de la loi de 1978, qui régit l’écoute électronique liée au renseignement et les autres activités de surveillance menées au pays et contre des Américains à l’étranger.
Le niveau élevé de surveillance fait ressortir la controverse entourant le ciblage des membres des médias. Avant la publication de ces documents, on savait peu de choses sur l’utilisation des ordonnances de la FISA contre les journalistes. Auparavant, l’attention s’était concentrée sur l’utilisation de Lettres de sécurité nationale contre des membres de la presse ; ces lettres sont des ordonnances administratives par lesquelles le FBI peut obtenir certains dossiers téléphoniques et financiers sans la supervision d’un juge. Les ordonnances de la FISA peuvent autoriser des perquisitions et des collectes beaucoup plus intrusives, y compris le contenu des communications, et ce, au moyen d’audiences tenues en secret et en dehors du type de processus judiciaire accusatoire qui permet aux journalistes et autres cibles des mandats criminels ordinaires de contester éventuellement leur validité.
« C’est une énorme surprise », a déclaré Victoria Baranetsky, avocate générale du Center for Investigative Reporting, anciennement du Reporters Committee for the Freedom of the Press. « Je me demande quelles sont les autres règles qui existent et comment elles ont été appliquées. L’étape suivante est de savoir comment cela a été utilisé. »
« C’est une énorme surprise. »
Les documents ont été remis par le Bureau de la politique d’information du ministère de la Justice à la Freedom of the Press Foundation et au Knight First Amendment Institute dans le cadre d’un procès en cours visant à obtenir les règles de l’administration Trump pour savoir quand et comment le gouvernement peut espionner les journalistes, notamment lors des enquêtes sur les fuites. Freedom of the Press et Knight ont partagé les documents avec The Intercept. (First Look Media, la société mère de The Intercept, finance les deux organismes, et plusieurs membres du personnel de The Intercept siègent au conseil de la Freedom of the Press Foundation.)
Les notes de service sur la FISA sont datées du début de 2015 et s’adressent toutes deux à la Division de la sécurité nationale du FBI. Les documents portent sur le même sujet et décrivent certaines des mêmes étapes pour l’approbation de la FISA, mais l’un n’est pas classifié et pour ainsi dire pas expurgé, tandis que l’autre est noté secret et largement expurgé. Les règles s’appliquent aux entités médiatiques ou aux journalistes que l’on croit être des agents d’un gouvernement étranger ou qui, dans certains cas, présentent un intérêt en vertu de critères plus larges selon lesquels ils possèdent des informations sur le renseignement étranger.
Jim Dempsey, professeur à la faculté de Droit de Berkeley et ancien membre du Privacy and Civil Liberties Oversight Board [Conseil de surveillance de la vie privée et des libertés civiles, NdT], un organisme de surveillance fédéral indépendant, a déclaré que les règles étaient « une reconnaissance du fait que la surveillance des journalistes pose des problèmes particuliers et nécessite un niveau approbation plus élevé. Je considère cela comme un élément positif, et les médias devraient s’en réjouir. »
« Elles s’appliquent aux médias connus, pas seulement aux médias américains », a-t-il ajouté. « Certes, à l’époque de la Guerre froide, certaines entités médiatiques soviétiques étaient en fait des armes du gouvernement soviétique, et il pouvait y avoir des raisons de les cibler dans le contexte traditionnel de l’espionnage sur les autres espions. Et il est possible aujourd’hui qu’il y ait des circonstances dans lesquelles une personne qui travaille pour une entité médiatique soit aussi un agent d’une puissance étrangère. Tous les pays ne vivent pas selon les règles d’intégrité journalistique qu’on pourrait souhaiter. »
Mais Ramya Krishnan, une avocate du Knight Institute , a déclaré que des préoccupations subsistaient. « Il y a un manque de clarté sur les circonstances dans lesquelles le gouvernement peut considérer un journaliste comme un agent d’une puissance étrangère », a déclaré Mme Krishnan. « Pensez à WikiLeaks ; le gouvernement a dit que c’était une opération de renseignement ». Hannah Bloch-Wehba, professeure à l’Université de Drexel, a déclaré qu’« un exemple probable serait la surveillance des journalistes qui travaillent pour RT » – la chaîne de télévision financée par l’État russe – « et par conséquent, toute personne qui parle à des journalistes de RT. Les journalistes sont probablement conscients qu’ils sont soumis à la surveillance, mais leurs sources ne le sont peut-être pas. »
Les lignes directrices, du moins dans les parties non expurgées, ne précisent pas comment traiter l’information recueillie ou comment atténuer le risque de divulguer les sources des journalistes et l’information sensible non liée à une enquête (même si elles seraient assujetties à des procédures de protection si elles concernaient une personne des États-Unis, a souligné M. Dempsey). Il n’est pas nécessaire que le journaliste soit avisé que son dossier a été consulté. Les lignes directrices non expurgées ne traitent pas non plus du scénario dans lequel un journaliste pourrait ne pas être la cible, mais où la surveillance est susceptible de révéler les communications des journalistes avec une cible.
« Les journalistes qui sont simplement contactés par une cible de la FISA pourraient faire l’objet d’une surveillance – ces lignes directrices, pour autant que nous puissions en juger, n’envisagent pas cette situation et n’ajoutent aucune protection supplémentaire », a déclaré Krishnan.
Le fait de cibler les journalistes pour la surveillance, surtout lorsqu’il s’agit de déterminer leurs sources, a toujours été limité par les considérations du Premier amendement. En 2015, après qu’il eut été établi que l’administration Obama avait secrètement saisi des relevés téléphoniques de l’Associated Press et désigné un journaliste de Fox News comme complice dans une affaire de fuite, l’ancien procureur général Eric Holder a institué de nouvelles directives selon lesquelles le ciblage des journalistes dans les affaires pénales devait être le “dernier recours” et selon lesquelles le ministère de la Justice devait normalement informer les journalistes lorsque leur dossier était saisi. Les lignes directrices continuent toutefois d’inquiéter les défenseurs des droits, car elles laissent une marge de manœuvre pour l’utilisation des Lettres de sécurité nationale. En 2016, The Intercept a obtenu les lignes directrices de 2013 qui montraient que les Lettres de sécurité nationale impliquant les médias n’exigeaient que deux niveaux supplémentaires d’approbation. Le ministère de la Justice a depuis déclaré que le FBI n’utilise pas actuellement les Lettres contre les journalistes pour les enquêtes sur les fuites, mais on ne sait pas combien de fois elles ont été utilisées dans le passé, ni dans d’autres contextes.
« Les journalistes, en étant seulement contactés par une cible de la FISA, pourraient faire l’objet d’une surveillance. »
Après une demande antérieure en vertu de la Freedom of Information Act [Loi sur la liberté de l’information, NdT] , la Freedom of the Press Foundation a obtenu des courriels faisant référence à une « partie des lignes directrices de la FISA » concernant le traitement de la presse par le FBI, mais cette mention accessoire était le seul indice que la FISA pouvait être utilisée contre les journalistes.
De nombreux journalistes craignaient déjà que leurs appels et leurs courriels ne soient pris dans des coups de filets sur les communications internationales autorisées par une disposition controversée de la FISA, ajoutée en 2008, qui permet aux services de renseignement d’acquérir de grandes quantités de communications électroniques sans avoir un mandat individuel pour chaque cible. Les journalistes pourraient se retrouver mêlés à une telle collecte puisque bon nombre d’entre eux communiquent probablement avec des personnes qui répondent à la définition large de la possession de « renseignements étrangers » – qui pourrait inclure des informations sur « les affaires étrangères ». Cette préoccupation s’appliquait aux journalistes basés aux États-Unis, ou aux citoyens américains, dont la fin d’une conversation pourrait être récupérée « incidemment » en vertu de la disposition FISA ; cette collecte accessoire peut alors être utilisée par les services nationaux de répression pour des recherches dites clandestines contre des Américains. Mais la question a trouvé un écho encore plus grand auprès des journalistes étrangers basés dans d’autres pays, qui pourraient être espionnés sans que cela déclenche des restrictions sur le plan constitutionnel.
Toutefois, les notes de service de 2015 envisagent un scénario dans lequel un journaliste ou une entité médiatique est spécifiquement visé aux fins de surveillance en vertu de diverses dispositions de la loi, soit aux États-Unis, soit en tant que citoyen des États-Unis à l’étranger. On n’a signalé publiquement aucun cas où la FISA a été utilisée de cette façon
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Dans leur action en justice concernant ces documents, déposée en novembre dernier, les groupes de défense de la liberté de la presse craignaient que l’administration Trump n’ait abandonné ou assoupli les règles applicables aux journalistes d’investigation, étant donné que le président et le procureur général Jeff Sessions ont régulièrement tenu des propos au vitriol envers les médias et ont déclaré vouloir débusquer les responsables de fuites, même ceux qui, dans de nombreux cas, ne semblent pas divulguer des informations sensibles ou violer la loi de toute autre manière. Sessions a intenté trois actions en vertu de la Loi sur l’espionnage pour des fuites dans les médias (deux contre des individus accusés d’avoir fourni des renseignements à The Intercept) et, dans une autre affaire de fuites, a saisi des années de courriels et de relevés téléphoniques du journaliste Ali Watkins du New York Times. Ce cas a accru les craintes que l’administration ne s’en prenne plus agressivement aux journalistes, même si le ministère de la Justice maintient que les lignes directrices d’Holder sont toujours en vigueur.
Il est probablement plus facile et plus rapide pour le gouvernement d’utiliser les outils traditionnels d’application de la loi, plutôt que la FISA, pour s’attaquer aux fuites, a déclaré Bloch-Wehba, d’autant plus que les fonctionnaires ne voudraient pas divulguer les méthodes de renseignement si une affaire était portée devant les tribunaux.
« L’une des craintes serait le blanchiment de preuves », a-t-elle dit. « Ils pourraient apprendre quelque chose sur la source d’un journaliste, puis revenir en arrière et utiliser des méthodes ordinaires pour obtenir les mêmes informations. »
Le ministère de la Justice et le FBI ont tous deux refusé de commenter les lignes directrices, notamment pour savoir si elles avaient été révisées depuis 2015, à quelle fréquence les demandes de la FISA concernant les journalistes étaient présentées, et si les mandats de la FISA pouvaient être utilisés dans les enquêtes sur les fuites.
Correction : Le 17 septembre 2018, à 16 h 25. Une citation de Hannah Bloch-Wehba a été modifiée pour refléter le fait qu’elle a dit « blanchiment de preuves », et non « fuite de preuves ».
Photo du haut : Des journalistes filment une séance d’entraînement de l’Afrique du Sud au Surrey Sports Park, le 28 octobre 2015, à Guildford, en Angleterre.
Source : The Intercept, Cora Currier, 17-09-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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