Paul Desmarais : un fantôme hante l’Europe… Billets d'Afrique
Peut-on dire mort celui qui a toujours eu des allures de fantôme ? L’ombre du financier canadien Paul Desmarais, parrain de la carrière politique de Nicolas Sarkozy, a plané de manière inquiétante sur l’appareil d’État du Canada d’abord, et sur le régime français ensuite. Il a trépassé le 8 octobre dernier.
Comme financier, Desmarais a été un repreneur. Le mythe veut que, simple propriétaire d’une flotte d’autocars au début des années 1950, ce génie des affaires ait accumulé une fortune considérable, au point de pouvoir s’acheter la société énergétique Power Corporation, le quotidien de droite La Presse, des sociétés d’assurance... Il a développé, enfin, un fonds d’investissement colossal, lui permettant de s’imposer, par exemple, dans le conseil consultatif international de Barrick Gold [1] ou dans les conseils d’administration de Suez et de Total.
C’est d’abord dans l’establishment financier anglophone qu’il a fait sa fortune. Dans le livre qu’il lui a consacré, Derrière l’État Desmarais : Power (éditions Les Intouchables, 2011), Robin Philpot explique pourquoi ce boutiquier francophone issu de la province majoritairement anglophone de l’Ontario s’est trouvé massivement soutenu à l’origine par la Banque Royale du Canada. À cette époque, le discours indépendantiste des Québécois francophones martèle que le Canada rend impossible l’accès aux affaires de la communauté francophone. Desmarais est alors épaulé par l’establishment ontarien pour illustrer le contraire.
L’entrepreneur a fini par régner sur un intimidant empire. La financière Power Corporation gère aujourd’hui d’imposants portefeuilles dans le domaine de l’assurance, des fonds de retraite et autres fonds communs de placement. La Pargesa Holding, cofondée par Desmarais et l’homme d’affaire belge Albert Frère et enregistrée en Suisse, détient des parts chez Total, GDF Suez, Lafarge, Pernod Ricard, SGS ou la minière Imerys. Il contrôle aussi plusieurs journaux, maisons d’édition et firmes de communication au Canada via sa filiale Gesca.
Desmarais a régné en maître sur la vie politique canadienne. De 1967 à 2006, il a allègrement commandité les carrières politiques de tous les Premiers ministres que le pays a vu défiler dans la capitale d’Ottawa. Proche de Pierre-Elliott Trudeau durant son règne de 1967 à 1984, il fut également un homme d’influence pour son successeur Brian Mulroney, au pouvoir de 1984 à 1993. En ce sens, Mulroney a candidement déclaré à la presse, pour marquer le décès de Desmarais : « Je l’appelais et je lui demandais : “Que penses-tu de telle chose, de tel individu ?” Et sur un ton très catégorique, il me disait : “Ne touche pas à ça” ou alors : “J’ai connu ce groupe en telle année, méfie-toi...” ».
Vint ensuite comme Premier ministre le tour de Jean Chrétien. Il fut un proche de Desmarais au point de marier entre eux leurs enfants.
Paul Martin a ensuite pris la relève. Il a d’abord travaillé au sein de l’empire Desmarais, comme président de l’entreprise de transport maritime Canada Steamship Lines (CSL) que détenait alors la Power Corporation, avant que Desmarais ne la lui cède après treize années de loyaux services. Cette CSL fut à l’origine d’un scandale : alors qu’il était ministre des Finances, il a fait modifier la loi pour pouvoir implanter cette société aux Bermudes et à la Barbade, se soustrayant à l’impôt. Paradoxalement, il a donc été celui qui a le plus contribué à faire connaître le problème des paradis fiscaux au Canada.
Partenaire financier de la famille Frère de Belgique, Desmarais avait ses entrées en Europe, et notamment en France. On relate souvent que pour le satisfaire, connaissant sa fascination pour Napoléon, François Mitterrand aurait montré à Paul Desmarais, qui accompagnait le Premier ministre Mulroney lors d’une visite diplomatique à l’Élysée (!), le document d’abdication de Napoléon. S’agissait-il d’une évocation de ce qui advient aujourd’hui de la politique face à la haute finance ? On le croirait en voyant la suite. Desmarais a fait partie des rares invités de la fameuse soirée du Fouquet’s, qui marqua la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2007. Celui-ci l’a décoré de la plus haute distinction de l’État français, la Grand croix de la Légion d’honneur. Seulement 61 personnes ont eu droit à cette décoration.
Se faisant plus ubuesque qu’Ubu, Sarkozy, en 2011, a poussé la logique au point d’élever également l’épouse de Desmarais, Jacqueline, au rang de la Légion d’honneur. La raison de tous ces insignes hommages ? Le président Sarkozy la donnera, aussi candidement que le ferait un homme politique canadien : « Si je suis aujourd’hui président, je le dois en partie aux conseils, à l’amitié et à la fidélité de Paul Desmarais. Un homme m’a invité au Québec dans sa famille. Nous marchions de longues heures en forêt, et il me disait : “il faut que tu t’accroches, tu vas y arriver, il faut que nous bâtissions une stratégie pour toi.” ». C’était au milieu des années 1990, après l’élection présidentielle de Jacques Chirac et la mise au ban du camp Balladur, auquel Sarkozy appartenait. De même, après son échec à l’élection de 2012, Sarkozy s’empressera d’aller « prendre des vacances au Canada ». Cette proximité pourrait expliquer le retournement de Sarkozy sur la fusion GDF-Suez, à laquelle il était initialement opposé, mais qui intéressait fortement Frère et Desmarais [2].
Un peu plus d’un an avant sa mort, la mouvance Anonymous a diffusé un reportage complaisant financé par la famille Desmarais sur les cérémonies du 75e anniversaire de Jacqueline. Une fête au coût de quinze millions de dollars, dans le domaine décadent de Sagard — un palais royal officieux sis dans la région de Charlevoix au Québec — où convergent, comme on le voit dans ce documentaire, ceux qu’Edward Bernays [3] désignait comme les « faiseurs d’opinions ».
[1] Multinationale canadienne numéro un mondial de l’extraction d’or
[2] Sarkozy décore Desmarais, son riche et discret ami canadien, Rue89, 17/02/2008
[3] « Edward L. Bernays est généralement reconnu comme l’un des principaux créateurs (sinon le principal) de l’industrie des relations publiques et donc comme le père de ce que les Américains nomment le spin, c’est-à-dire la manipulation », Normand Baillargeon, préface à Edward Bernays, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Zones