Il y a 70 ans, la Conférence française africaine de Brazzaville de 1944 : aux origines du colonialisme « éclairé » de la France Par Berthin NZELOMONA Mwinda
En pleine guerre mondiale et à la surprise générale, alors que le territoire métropolitain n’était pas encore libéré, les autorités de la France libre ont organisé une conférence chargée de redéfinir la politique coloniale de la France, du 30 janvier au 4 février 1944, sous les auspices du général de Gaulle, à Brazzaville, double capitale de l’AEF (Afrique Equatoriale française) à partir de 1910 et de la France libre depuis 1940.
Pourtant, cette page historique, glorieuse et décisive pour le triomphe du général de Gaulle et ses partisans et pour le maintien de la France parmi les grandes puissances est chassée de la mémoire collective nationale française. Quel sens peut revêtir cet événement 70 ans après ?
1 - Une intransigeance colonialiste à contre-courant de l’histoire
Lorsqu’on regarde les Actes de cette conférence et les textes constitutionnels jusqu’aux indépendances de 1960, on s’aperçoit qu’il n’y a nulle part une trace d’une volonté d’indépendance chez les dirigeants de la France libre, pourtant sortis de l’occupation nazie.
De Gaulle en fait lui-même la parfaite illustration dans son discours d’ouverture en excluant « toute possibilité d’évolution hors du bloc de l’Empire et toute formule d’auto-détermination ». Puis, il évoque le « lien définitif entre la métropole et les colonies », ajoutant qu’ « il n’appartient qu’à la nation française, et il n’appartient qu’à elle, de procéder le moment venu aux réformes impériales de structure, qu’elle décidera dans sa souveraineté » (1).
De Gaulle s’inscrivait dans la tradition colonialiste française. A ses yeux, le rêve impérial devait coûte que coûte continuer, car seule comptait la restauration de la grandeur de la France. Même les communistes y ont étrangement souscrit, bradant l’internationalisme sur l’autel du nationalisme étroit et réactionnaire (2).
En effet, de Gaulle était convaincu que la France ne pouvait « laisser le mouvement de libération se développer contre elle », et qu’il fallait absolument « le comprendre, l’assimiler, le canaliser (…) ». C’est ainsi qu’il affirme avoir « desserré l’étau avant qu’il se rompe » (3). L’inversion des rôles en laissant à l’oppresseur la clé de la libre disposition des peuples opprimés rappelle la théorie de la finalité qui détermine les moyens. Mais, il est naïf de blâmer cet homme qui est, en cette circonstance précise, l’incarnation même de la Realpolitik. N’est ce pas la tradition en diplomatie qui exclut la philanthropie et où nul ne donne impunément et innocemment ?
2 - Des recommandations passéistes pour sauver un système moribond
Les visées colonialistes ont produit des recommandations à caractère timoré, restrictif, voire rétrograde, sur certains points. Comment comprendre que la conférence ait été incapable d’abolir le travail forcé, interdit pourtant par la SDN depuis 1930, et dont la France a signé la convention en 1937. Comment a-t-elle pu refuser de supprimer le système de l’indigénat, institué par la IIIe République, qui instituait une hiérarchie de cultures, consacrant de sorte la négation de la culture indigène (5). Il est vrai que quelques conférenciers étaient favorables à l’extension aux colonies de la citoyenneté française, mais ce fut une infime minorité. La majorité, finalement victorieuse, y était farouchement hostile. D’autres, comme Félix Eboué, affichaient une préférence pour à un statut hybride de citoyen d’Empire.
Sur le plan économique, les choix étaient également désuets et paternalistes, en faveur « d’une évolution au sein du modèle libéral, mais de manière « souple », « méthodique » et « sous contrôle », afin d’éviter l’ouverture brutale des économies agraires à la mondialisation. L’hostilité de la conférence était viscérale envers les investissements étrangers, même européens, préférant réserver les retombées de la colonisation aux seuls colons français (6).
3 - La France face à son destin : des motivations complexes et ambigües
Plusieurs facteurs se trouvent à l’origine de cette conférence, mais nous nous bornerons à en examiner trois qui nous semblent déterminants.
Sur le plan international, Churchill et surtout Roosevelt ne cachaient pas, depuis août 1941, leurs intentions d’un monde d’après-guerre sans colonies. Ils entendaient appliquer la charte de l’Atlantique, qui prévoyait « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », principe intangible devant s’imposer à tous. Roosevelt avait déclaré dans son discours du 23 février 1943 que les Etats-Unis n’étaient pas entrés en guerre pour que les nations européennes conservent leurs colonies. Le secrétaire d’Etat américain Cordel Hull avait lancé le programme d’International Trusteeship, conformément aux suggestions américano-soviétiques, préconisant de donner aux colonies jugées avancées l’autonomie en vue de l’indépendance, et de placer sous tutelle internationale les autres territoires.
Au sein de l’Empire, la conférence se tient à Brazzaville, et non à Alger où siège le CFLN, (Comité Français de Libération Nationale) parce que l’agitation politique et la contestation sociale étaient devenues incontrôlables en Afrique du Nord, tant la guerre avait servi d’accélérateur de la prise de conscience. Partout, les « évolués » et les anciens combattants entendaient bénéficier des améliorations substantielles de leur situation, en échange de leur loyauté et de leur fidélité exemplaires à la France libre.
Enfin, au niveau interne, la Résistance voulait s’affirmer comme le seul mandataire de la France en reprenant possession en son nom de son Empire colonial. Ce qui lui permettait d’asseoir son autorité et de légitimer son pouvoir à l’égard de ses partenaires américain et britannique, et d’étouffer en même temps les velléités d’émancipation qui commençaient à se faire jour. Brazzaville, simple conférence exploratoire en apparence, portait sur le fond des enjeux extrêmement importants pour le destin de la France.
4 - Les « indigènes » indésirables à la conférence
C’est donc à dessein que les principaux organisateurs, René Pleven, Félix Eboué, et Henri Laurentie ont fait le choix restrictif de n’inviter aucun Africain. Les Antillais, les Musulmans, les Protestants, les représentants qualifiés de l’économie coloniale tels les commerçants, les exploitants, les industriels, étaient tous absents. La conférence a fait la part belle aux gouverneurs coloniaux qui se sont illustrés par un conservatisme primaire. Les « évolués » africains ayant formulé la demande d’y participer ont essuyé une fin de non recevoir. Les six rapports qu’ils ont rédigés et adressés au gouverneur général Félix Eboué, afin « d’éclairer la conférence sur les aspirations des peuples africains », n’ont pas été retenus comme contributions aux travaux. D’où la diabolisation de F. Eboué par de nombreux intellectuels africains.
5 - Brazzaville, « refuge de notre indépendance, intimement liée à la Résistance et à la France immortelle »
Cette phrase est un aveu du général de Gaulle. Certes, sous l’occupation nazie, le régime de la France libre représentait le camp de l’honneur face à Vichy, mais celui-ci était purement virtuel. De Gaulle écrit dans ses Mémoires de guerre n’avoir créé que « l’embryon d’un pouvoir », à qui il manquait tout pour être crédible aux yeux des Alliés et des Français. Ce régime n’avait ni assise territoriale, ni base populaire, ni capitale ou siège autonome, ni une voix propre pour se faire entendre en France et à l’étranger. Brazzaville, la grande oubliée, lui a donné ce qu’aucun autre territoire n’a pu lui offrir en ces heures sombres (7).
Puis, après l’entrevue de Montoire du 24 octobre 1940 entre Pétain et Hitler, de Gaulle crée à Brazzaville le Conseil de Défense comme « autorité suprême de tous les territoires français engagés dans la guerre ». L’ordonnance n°1 de Brazzaville organise, en son article 6, « l’exercice des pouvoirs publics dans les territoires libres du contrôle de l’ennemi ».
C’est à Brazzaville que sont posés les actes fondateurs de la France libre après le 18 juin. L’Ordre de la libération dénommé « Compagnon de la libération », qui comptait encore près de 150 compagnons en 2003, y a été créé.
En mars 1941, la colonne Leclerc remporte la bataille de Koufra face aux Italiens. Cet événement constitue le premier acte offensif victorieux mené contre l’ennemi par des forces françaises, partant d’un territoire français (AEF), aux ordres d’un commandement unique français. Une preuve éclatante était donnée à la France, aux Alliés et au monde, qu’ils pouvaient compter sur la France libre disposant de ressources formidables dans ses colonies pour redresser la situation (8). Avec ses hommes, le colonel Leclerc a prêté le serment suivant le 2 mars 1941 : « Jurez de ne déposer les armes que le jour où nos couleurs, nos belles couleurs flotteront sur la cathédrale de Strasbourg ».
Dans la continuité de de Gaulle, Mitterrand rendait hommage à Brazzaville « où la France au bord de l’abîme trouvât dès 1940 un refuge, celui de l’honneur et de la liberté » (9).
6 - Quels enseignements tirés de cette conférence ?
Il est difficile d’en tirer des enseignements positifs en faveur des Africains. Par contre, la moisson est considérable pour la France, qui a su, grâce au réalisme et à la clairvoyance de de Gaulle, s’inscrire dans le camp des vainqueurs, maintenir sa grandeur et atteindre ses objectifs sur tous les plans, y compris l’aliénation du processus d’indépendance. Elle continuait de disposer de son empire, principal levier de sa puissance, comme réservoirs de matières premières et points d’appuis et de passages stratégiques pour son déploiement militaire et diplomatique. Si attachés à la souveraineté de leur peuple, les gaullistes ont dénié aux colonies le droit de jouir de leur liberté.
Toutefois, Brazzaville a aussi préparé la voie dans laquelle les dirigeants de la France libre refusaient obstinément de s’engager. C’est pourquoi, l’historiographie colonialiste a érigé de Gaulle en « père des indépendances ». Mais, n’étant pas dupes, les peuples ont forcé leur destin, précipité l’histoire et conquis leur liberté, déconstruisant du coup ce mythe. Comme le dit Pierre Nora, « il ne faut pas apprendre et enseigner la colonisation parce que c’est mal ou c’est bien, mais parce que c’est un grand morceau de la formation du monde contemporain » (10).
Berthin NZELOMONA, docteur en histoire, professeur d’histoire du patrimoine, académie de Guyane.
NOTES
1 – Voir les Actes du colloque du 22 au 23 Mai 1987 dans Brazzaville janvier-février 1944 Aux sources de la décolonisation, Paris, Plon, 1988.
2 - Marc Michel, « Y a-t-il eu impréparation de la France à la décolonisation ? (la France devant la question coloniale à l’issue de la guerre 1944-1946) », in Enjeux et puissances Hommages à J.-B. Duroselle, Sorbonne, 1986 ; La Quatrième République et l’outre-mer française, Actes du colloque tenu au Centre d’histoire de Sciences Po les 29 et 30 novembre 2009, Paris ; Madjarian G., La question coloniale et la politique du PCF – Crise de l’impérialisme colonial et mouvement ouvrier, Maspero, 1977 ; Julliard J., La Quatrième République, Paris, Calmann-Lévy, 1968.
3 - Tcheik Anta Diop, Les fondements de l’Etat fédéral africain, Paris, Présence africaine, 1974.
4 - Liauzu Cl. (dir) Colonisation et droit d’inventaire, Armand Collin, 2004 ; Nouschi A., Les armes retournées : colonisation et décolonisation, Col. Belin, 2005.
5 - Journal officiel de la République française du 17 juillet 1914. Voir aussi le discours apologétique de J. Ferry à la chambre des députés, 1885.
6 - Marseille J., Empire colonial et capitalisme, Albin Michel, 1984 ; Cotte Cl., La politique économique de la France en Afrique noire, thèse, Paris-VII, 1981.
7 – M. Michèle et Jean Paul Cointet, Dictionnaire historique de la France sous l’occupation, 2000.
8 - Blanche Ackerman Athanassiades a vécu à Brazzaville pendant la seconde guerre mondiale et a publié un livre témoignage fort instructif intitulé France libre capitale Brazzaville, aux Editions La bruyère et préfacé par l’académicien Maurice Schumann. On pourra lire l’ouvrage d’André Martel, Leclerc – le soldat et le politique, 1981 et l’article du général Massu, « l’épopée saharienne de la colonne Leclerc », in Revue Espoir n°107, 1996.
9 – Discours de F. Mitterrand en visite officielle à Brazzaville en 1981.
10 - Nora P., in Le Monde n°I05 de février 2006.