/image%2F0780719%2F20140224%2Fob_74e715_nelson-mandela21.jpg)
Quand “Le Figaro“ résistait au «sourire irrésistible» de Nelson Mandela Par Sbastien Fontenelle Bakchch
Au mois de décembre dernier, après le décès de Nelson Mandela, Le Figaro a rendu de vibrants hommages à la mémoire de cet «homme de paix au sourire irrésistible», qui «était véritablement plus grand que les autres» - et l’on vit par là que le point de vue cette vénérable publication avait, au fil du temps, très considérablement évolué. Car en effet: ses collaborateurs n'ont pas toujours été aussi enthousiastes, dans leur éloge des combattants anti-apartheid...
Le 7 septembre 1985, par exemple, Le Figaro Magazine publie, sur trois pages, une longue tribune où Michel Droit, académicien ultraréactionnaire, «rappelle», pour lutter contre la «désinformation du communisme international», quelques «réalités» et «vérités» sur l’Afrique du Sud et son régime raciste - car «on nous dit», sur ce sujet, «bien des mensonges».
Certes, explique-t-il avec un art consommé de la prétérition: tout n’est pas encore complètement parfait, au pays de la ségrégation raciale. Par exemple: «le gouvernement» blanc «de Pretoria» ne «s’en est pas encore pris à l’apartheid résidentiel» - et «n’a pas davantage porté remède aux inégalités qui existent, dans l’éducation, entre le sort des enfants blancs et des enfants noirs». Mais il serait profondément malhonnête de trop s’arrêter à ces minuscules inconvénients, car, par ailleurs, les bonnes nouvelles abondent, qui témoignent de ce que ce gouvernement, si méchamment décrié par la propagande «des ennemis de l’Afrique du Sud, donc de l’Occident», fait preuve, à l’endroit des Noirs (dont, en quinze ans, «la valeur réelle du salaire a augmenté de 95%» quand «celui des Blancs», qui étaient donc, là, terriblement discriminés, «ne progressait que de 15%») de beaucoup de bienveillance. Ainsi : «Les rapports sexuels entre gens de races différentes ne sont plus interdits». Mieux: «Le tristement célèbre “pass“ que les Noirs doivent toujours posséder pour circuler, à partir d’une certaine heure, dans les quartiers blancs des grandes villes» va «également disparaître, peu à peu».
Et bien sûr – concède encore Michel Droit: le fait «que de telles mesures aient pu exister, ou existent encore, est insupportable à notre esprit occidental», où le droitdelhommisme fait d’infinis ravages. Mais «il est tout aussi vrai qu’on ne saurait abolir un semblable passé en quelques semaines». Et surtout: l’émancipation des victimes de l’apartheid n’irait pas sans poser de graves problèmes de « sécurité » - car ces gens sont parfois peu recommandables.
Des «Zoulous armés de lances» contre «la vie moderne»
En effet : s’il est parfaitement «vrai» que «le territoire de l’Afrique du Sud est peuplé de 30 millions d’habitants» et qu’«il existe, parmi ceux-ci, 22 millions de Noirs», il est en revanche tout à fait «faux», explique très sérieusement l’expert du Figaro Magazine, de prétendre que ces derniers «constituent, par conséquent, une écrasante majorité».
Car, ajoute-t-il: «C’est peu dire que ces 22 millions de Noirs se divisent eux-mêmes en dix minorités ethniques fondamentalement différentes», où se trouvent notamment des «Zoulous, armés de lances et de flèches», dont la vue fait «imaginer» avec effroi «ce qu’un pluri-ethnisme tous azimuts pourrait faire de l’Afrique du Sud si, par la grâce du système “one man, one vote“, comme on dit là-bas, ces différentes minorités devenaient soudain autant de familles politiques en mesure d’imposer, à chaque instant, le jeu de leurs lointaines rivalités à la vie moderne du pays».
En résumé: rien ne serait, contrairement à ce que croit «une opinion publique intoxiquée par ce que lui serinent, tous les jours, les médias officiels», plus hasardeux, juge Michel Droit, que de concéder trop de démocratie à ces sauvages – dont les plus fameux représentants sont par ailleurs, du point de vue de ce si délicat académicien, de hideux personnages.
Monseigneur Desmond Tutu, par exemple, n’était certes pas «digne du prix Nobel de la paix qui lui fut attribué en 1984», car il « distingue rarement sa mission évangélique d’un actif soutien aux actions terroristes de l’ANC » de Nelson Mandela, «servant même de relais à l’ONU et à l’UNESCO pour venir en aide à celle-ci», et il a «été loin dans la distribution (de) subsides aux manipulateurs de mitraillettes et poseurs d’explosifs» qui ont eu l’effronterie de prendre les armes contre le régime raciste qui les opprime.
«Qui remettrait Mandela en liberté?»
Et quant à Nelson Mandela, justement – «chef “historique“ de l’ANC, condamné à la prison perpétuelle en 1964 et dont certains gouvernements occidentaux réclament assidûment la libération “inconditionnelle“», alors même qu’aucun «État occidental» ne «remettrait en liberté un tel adversaire»? La seule évocation de sa personnalité donne des nausées à Michel Droit, car Madiba a été impliqué dans « un complot destiné à renverser le gouvernement» raciste pour lequel l’académicien n’a que peu d’antipathie, et il «n’a pas nié être l’auteur» d’un «manuscrit intitulé» – horresco referens: «Comment être un bon communiste.»
Pour finir son hallucinante dissertation: l’académicien engagé explique que c’est «l’avenir de l’Occident» qui se joue à Pretoria – non moins que le futur des millions de Noirs ployés sous le joug d’une tyrannie raciste. Selon lui, en effet: il est très douteux que «la sécurité» du monde libre puisse «s’accommoder d’une Afrique du Sud où (le) pouvoir» blanc «aurait volé en éclats sous la pression conjuguée de l’ANC et du Parti communiste, c’est à dire avec le soutien massif de l’URSS».
Mais hélas: «l’opinion » occidentale, «désinformée» par «le communisme international», reste inconsciente du terrible péril où la jetterait la fin de l’apartheid…
Haro sur «les propagandistes anti-apartheid»
Un an après avoir publié cette roborative tribune – où Mandela, loin d’être présenté comme un «homme de paix», est donc portraituré en terroriste communiste dont l’élargissement serait un crime contre l’esprit sécuritaire – Le Figaro Magazine, poursuivant sa mission d’évangélisation des masses, publie, en juin 1986, pour lutter toujours contre la « marée de désinformation » qui continue, selon ses responsables, de déferler sur l’opinion «dès qu’il se passe quelque chose en Afrique du Sud», et pour mieux contrer «les propagandistes anti-apartheid» de la télévision française, un entretien avec «le vieux sage de l’Afrique»: Félix Houphouët-Boigny, président ivoirien. Et de nouveau: la prétérition précède la compréhension. Car, certes, explique l’auteur de ce remarquable exercice journalistique (illustré par une photographie dont la légende explique, avec beaucoup de mesure, que «la police blanche n’est pas la dernière à réprimer avec fermeté», à Pretoria, «les fauteurs de troubles»): «L’apartheid est infâme, inique».
Mais: sa dénonciation est pour une large part une «orchestration» où s’agitent «les taupes russes et les agents d’influence de Moscou».
«Les Blancs ont peur d’être rejetés»
Heureusement, contre l’émolliente propagande de «ceux qui réclament des sanctions économiques contre Pretoria et de ceux qui continuent à vouloir donner aux autres des leçons de morale»: Houphouët-Boigny, du haut de sa vieille sagesse, rétablit, «sans mâcher ses mots», quelques saines vérités.
Selon lui: «Il est évident que Blancs et Noirs d’Afrique du Sud se trouvent confrontés à des problèmes difficiles». Ainsi : «Les Blancs ont peur d’être rejetés à la mer.» Mais «les sanctions économiques des Occidentaux», motivées par «la grande peur soigneusement entretenue par les Soviétiques », sont «une erreur tactique»: il conviendrait plutôt de privilégier la voie du « dialogue » avec le régime raciste – qui a, nonobstant ses roideurs, contribué au « développement de l’Afrique ».
Et quant à Mandela, chef d’une « organisation déstabilisatrice » - l’ANC - manipulée par «les Russes»: il a fait l’objet d’une exceptionnelle mansuétude, qui mérite d’être saluée. Puisqu’en effet, peu de régimes lui auraient permis, comme l’a si gentiment fait celui de Pretoria, de «bénéficier de vingt ans de survie» dans le confort ouaté d’un cul de basse fosse.
Dans les années 1980, Le Figaro résistait donc au «sourire irrésistible» de Madiba: il faudrait encore un peu de temps, pour que ses journalistes se rendent aux vérités qu’ils présentaient alors comme des menteries forgées par la propagande soviétique, et pour que le dangereux «communiste» dont le maintien en détention répondait selon Michel Droit à un compréhensible impératif sécuritaire devienne un «homme de paix»…