Centrafrique, dans l’enfer du nettoyage confessionnel Par Valérie Thorin
Au départ, les rebelles venus du nord de la Centrafrique justifiaient leur lutte par des motifs politiques. Arrivés au pouvoir, ils ont multiplié les exactions. Le président déchu, Bozizé, a alors parlé d’« islamisation rampante ». Aujourd’hui, la chasse aux musulmans est devenue le sport préféré de chrétiens ivres de vengeance.
Nous y sommes. Désormais la Centrafrique est en proie à une véritable vague de violence sectaire, une « épuration ethnique » à base confessionnelle. Elle augure fort mal du futur État qui devra se mettre en place au lendemain d’une élection présidentielle encore très hypothétique. Il n'y a pas si longtemps, il était encore possible de dire que le pays n’était victime que de la violence de bandes armées isolées, associations de civils épuisés et meurtris par une année de crimes et d’humiliations infligés par ces soi-disant rebelles de la Séléka dont le chef, contesté par ses propres troupes mais reconnu par la communauté internationale, était au pouvoir à Bangui. Il semblait, jusqu’à ces dernières semaines, que la majeure partie des exactions étaient commises par des malfaiteurs dissimulant mal leur objectif de pillage sous une prétendue volonté d’en finir avec des putschistes honnis.
Instrumentalisation politique
Mais le temps a passé, et les affrontements qui se multiplient désormais ont bel et bien pour but de faire fuir les populations musulmanes hors du pays. En ligne de mire, se trouve la Séléka, alliance hétéroclite de rebelles ayant participé au renversement du président François Bozizé en mars 2013. Elle était alors composée de nombreux Tchadiens et de Soudanais, donc de gens majoritairement musulmans. Au moment du coup d’État, leur objectif n’était en aucun cas religieux : ils voulaient prendre le pouvoir à Bangui pour des raisons politiques. Le népotisme, la corruption, l’ abandon de certaines régions par le pouvoir central étaient leurs motifs affichés et revendiqués, et non un désir de conversion à une religion qu’ eux-mêmes ne pratiquaient quasiment pas. Il ne s’agissait pas, comme au Mali par exemple, d’ une configuration de djihad mené par des intégristes religieux, ou par des personnes pour lesquelles la charia et la stricte observance des préceptes coraniques sont des bases pour la bonne gestion d’un État. Ce qui est par exemple le cas des militants formant le cœur du mouvement Boko Haram, au Nigeria.
Il faut par ailleurs se souvenir que le président Bozizé lui-même a pu prendre le pouvoir en 2003 parce qu’il était soutenu par des Tchadiens. À Bangui, à cette époque, s’affrontaient de nombreux Zaghawa et des Goran composant l’ entourage de Bozizé avec ceux que l’on appelait « les Banyamulenge ». Ceux-ci étaient des supplétifs envoyés par l’ ancien leader du Mouvement pour la libération du Congo (MLC), Jean-Pierre Bemba, depuis l’autre côté du fleuve Oubangui, en République démocratique du Congo, pour venir en aide au président Ange-Félix Patassé. On n’a pas parlé alors d’un conflit interreligieux, et pourtant Patassé était un chrétien. Bozizé aussi, d’ailleurs. L’instrumentalisation de la religion au profit de la politique est venue plus tard.
Les Anti-Balaka, qu’on appelle maintenant « milices chrétiennes », étaient à l’origine, en 2009, des gens armés par le gouvernement pour lutter contre les bandits de grand chemin et les coupeurs de route. En effet, il n’y avait pas suffisamment de police et d’armée pour venir à bout de ce fléau. La Centrafrique est un pays enclavé qui dépend essentiellement de ses routes pour le commerce et l’ approvisionnement. Ces groupes n’étaient pas spécialement chrétiens, ils l’ étaient parce que la Centrafrique est un pays majoritairement chrétien. Les statistiques (1) montrent que l’ ensemble de la sous-région est davantage chrétien que musulman : en Centrafrique, il y a environ 4 millions de chrétiens, contre 370 000 musulmans. Au Cameroun, on comptabilise 13 millions et demi de chrétiens et 3 millions et demi de musulmans. Au Tchad, la proportion s’inverse, encore que l’écart soit relativement restreint : 4 millions et demi de chrétiens et un peu plus de 6 millions de musulmans.
Une "islamisation rampante", selon François Bozizé
Dès ses premiers mois de pouvoir, le leader de la Séléka, Michel Djotodia, s’est vu contesté par ses propres troupes, sur lesquelles de toute évidence il peinait à maintenir son ascendant. Certes, il était obéi à l’intérieur de son cercle rapproché, mais il était loin de faire l’unanimité. Desservi par son manque de charisme et sa maigre expérience politique, il avait non seulement du mal à régler les affaires civiles inhérentes à la bonne marche d’un État, mais aussi de moins en moins d’autorité sur ses troupes. Lorsqu’il a décrété leur « démobilisation », il était de toute évidence trop tard. Ceux qui l’avaient choisi pour les représenter n’ étaient plus depuis longtemps – l’ont-ils été un jour ? – rémunérés et, par conséquent, ne lui reconnaissaient plus aucune légitimité pour les commander. Devenu bientôt complètement autonome, chaque groupe se payait en effectuant des razzias dans les villages, pillant les greniers et les réserves, commettant au passage de nombreux crimes en toute impunité. Faute de fonds, l’État ne parvenait plus à rémunérer ses fonctionnaires ; il n’y avait donc plus de gendarmerie ni de police, et encore moins de soldats pour assurer la sécurité civile. Les anti-Balaka, dont une partie était déjà armée et qui ne rechignaient pas à se servir d’armes blanches, se sont érigés en groupes d’autodéfense pour les villages et les quartiers harcelés par ces rebelles en rupture de ban.
C’est à ce moment-là, autour du mois d’ août 2013, que le président déchu François Bozizé, réfugié en France, commence à parler d’ « islamisation rampante », en désignant « ces petits chefs » de la Séléka qu’il accuse de « persécuter les chrétiens ». Son objectif : sensibiliser la communauté internationale et surtout persuader la France, dont des troupes sont en permanence stationnées à Bangui, qu’il faut agir. Et lui rendre le pouvoir, par la même occasion. Le fait est que la situation sécuritaire se dégrade de jour en jour, y compris à Bangui, au point de faire apparaître la période durant laquelle il était au pouvoir comme une ère de tranquillité et de prospérité. L ’ arbitraire, pourtant, était bel et bien de mise. Bozizé rêve-t-il d’ une intervention éclair comme au Mali ? Il instille en tout cas dans les esprits occidentaux le poison de la peur d’un nouveau djihad en marche en Afrique centrale, et ne rate aucune occasion de pointer du doigt un antagonisme qui devient de plus en plus évident : Séléka musulmane contre anti-Balaka chrétiens. Il passe sous silence, bien sûr, son propre rôle dans la constitution des anti-Balaka et nul ne s’interroge sur leurs motivations, ni même sur ce qui les influence.
Majorité contre minorité
Sur le terrain, un cycle infernal s’est enclenché. Aux exactions des uns succèdent les représailles des autres, lesquelles entraînent des expéditions punitives qui provoquent bientôt des morts par dizaines. Les mosquées flambent ? Les églises aussi. On défend, les armes à la main, sa famille, son quartier, sa communauté. L’État achève de se désorganiser et les pays de la sous-région, puis la communauté internationale s’en émeuvent enfin. Mais ni le départ de Michel Djotodia, ni l’ intervention des soldats français de l’opération Sangaris ou celle de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (Misca), ni l’ arrivée d’ une présidente de la République par intérim, Catherine Samba-Panza, ne parviennent à faire cesser la violence.
Le conflit de Centrafrique, en effet, est très particulier : ce n’ est pas une guerre civile conduite par des leaders que l’ on pourrait mettre autour d’ une table pour des négociations ; c’est un pays complètement désorganisé sur le plan civil où la communauté religieuse la plus importante – les chrétiens – s’emploie désormais à chasser une minorité musulmane qui est pourtant une composante millénaire de son propre pays.
1) Pew Research Institute, Religion and Public Life Project, données par pays 2010