La vieille Europe : Un déclin multidimensionnel Par Chems Eddine Chitour Mondialisation.ca
«L’Empire n’a pas d’alliés, il n’a que des vassaux»
Parole attribuée à Ignacio Ramonet ancien directeur général du « Monde Diplomatique »
Il est connu que les civilisations sont mortelles comme l’écrit Paul Valéry. Il en est de la civilisation européenne qui, apparemment, donne des signes du déclin. Avec l’Empire américain c’est autour de l’Europe de vivre un drame existentiel . Nous allons tenter dans cette contribution d’apporter quelques lumières sur l’anomie européenne due à une cacophonie de 28 voix toutes plus dissidentes les unes que les autres sur des sujets aussi bien politiques économiques que culturels voire éthiques avec en plus les conséquences d’un alignement aveugle sur les Etats-Unis.
L’Europe actuelle est exsangue, revancharde, hargneuse, elle donne en pâture à ses extrêmes, les allogènes que sont les émigrés scories du guerroyage colonial des Empires anglais, français et à un degré moindre, belge, néerlandais et allemand. Dans tout ce marasme, seule l’Allemagne avec sa puissance politique et surtout économique tente de garder sa tête hors de l’eau. La France de Hollande qui joue les va-t-en-guerre en Syrie et qui a eu à rétropédaler la France de Sarkozy et de BHL qui a détruit la Libye et participé au lynchage abject d’El Gueddafi. Où en est – à titre d’exemple – la France de De Gaulle qui a su et pu se dresser contre l’Empire et l’hyperpuissance, selon le bon mot d’Hubert Védrine ancien ministre des Affaires étrangères.
L’Europe qui s’était fabriquée une réputation de sanctuaire des droits de l’homme et de la liberté avec les «Lumières»- qui furent un siècle des ténèbres, pour les nations colonisés- l’Habéas Corpus, la déclaration de 1789, est en train de perdre son âme. Nous le voyons avec la législation drastique pour traquer les sans-papiers mais pas sans dignité véritable pour les damnés de la terre à qui frappe au mirage du supermarché européen. Ce fut le chauvinisme de la prospérité comme l’avait noter un philosophe. Et même cela,-à savori la prospérité- appartient au passé. Résultat des courses l’Europe se « droitise de plus en plus » et pour les élites dirigeantes tout est bon pour capter l’électorat fut-il celui de droite. L’essentiel est de durer.
L’apogée du hold up de l’Europe en direction des nations faibles
Si on remonte loin dans l’histoire en ne nous intéressant qu’à ces deux derniers siècles, les Etats européens se sont toujours livrés des guerres (souvenons nous de la guerre de 100 ans entre la France et la perfide Albion). Après la débâcle napoléonienne et sûrement après les Congrès de Vienne, les nations européennes se sont mis d’accord pour augmenter leur espace vital en dehors de l’Europe.
Ceci s’est fait d’une façon concomitante avec ce que l’on appelle la première révolution industrielle qui a vu le développement spectaculaire de l’industrie du charbon avec en parallèle le développement de la sidérurgie et donc l’industrie lourde qui a permis à la fois le développement d’une industrie, notamment des transports (les premiers bateaux à vapeur) et de l’armement. Pendant que le sultan de la sublime porte en était encore au glaive et à la lance, les Européens en étaient aux canons. Résultat des courses: l’homme malade de l’Europe ayant perdu la bataille commença à être attaqué sur la périphérie, l’indépendance de la Grèce est le prélude à la curée qui se termina près d’un siècle plus tard avec les accords anglais de Sykes-Picot sur le cadavre encore fumant de l’Empire ottoman Les deux guerres mondiales ont achevé d’assujettir l’Europe à la remorque américaine à travers l’Otan, exception faite pour la parenthèse de Gaulle qui avait une certaine idée de la France qu’il voulait indépendante aux injonctions de l’Empire, indépendante de la politique occidentale vis-à-vis des Arabes…
Le déclin économique
On sait qu’après une guerre 1939-1945 atroce, l’Europe a été construite grâce au plan Marshall américain qui a permis aussi le développement spectaculaire de l’économie américaine qui voyait dans cette Europe exsangue un marché de près de 200 millions de personnes. Ce fut dit-on les Trente Glorieuses qui permirent le développement de l’Europe notamment de la France avec ce qu’il est courant d’appeler les « tirailleurs bétons » qui après avoir guerroyé pour la France se sont mis ensuite à la reconstruire. On sait qu’elle fut la reconnaissance de la France, vis à vis des émigrés qui furent l’es scories d’une histoire coloniale
Depuis la fin des années soixante dix, l’Europe et notamment la France ne se sont pas relevés.
Le passage de six à 28 partenaires a encore plus problématisé le fonctionnement d’une Europe qui continuait à fasciner alors qu’elle était une coquille vide. Les pays du sud de l’Europe furent les premiers à subir de plein fouet les crises qui proche en proche, gagnèrent les poids lourds (France, Italie, Royaume-Uni). Faut-il imputer le déclin actuel de l’Europe à l’émergence des pays émergents, notamment les pays du Bric’S? Ou est-ce ainsi inscrit dans ses gènes à savoir le déclin comme l’avait montré il y a plus de six siècles le père de la sociologie universelle, Ibn Khaldoun dans sa Muqqadima « les prolégomènes » . Pour lui, les empires connaissent d’abord une apogée fulgurante qui paraît durer 1000 ans, puis graduellement on s’aperçoit d’un affaissement lent et inexorable qui commence par les périphéries et qui gagne graduellement le centre, il en fut ainsi de l’Empire romain, de l’Empire byzantin, la civilisation islamique et plus «récemment», l’Empire ottoman.
S’agissant justement du déclin économique apparemment inexorable , Christophe de Margerie, le dirigeant du groupe pétrolier français Total, n’a pas l’habitude de mâcher ses mots. Ecoutons: le «A l’ouverture du Forum économique mondial de Davos, mercredi 24 janvier, il a estimé devant la presse que «l’Europe devrait être reconsidérée comme un pays émergent» et non «comme une économie avancée au même titre que les Etats-Unis ou le Japon». (…) » (1)
« Le patron de Total estime que l’Europe, dont l’économie se débat dans une croissance molle, un chômage élevé et une inflation très faible, doit «refonder son modèle économique». «Reshaping the world» est d’ailleurs le thème de Davos cette année. «Aujourd’hui nous essayons juste de combattre ceux (les pays émergents qui exportent beaucoup) qui parfois fabriquent le même produit (que nous Européens), moins cher», a-t-il dit, appelant à développer de nouvelles compétences et à rétablir la compétitivité. «Franchement, nous avons besoin d’un nouveau départ. Arrêtons de penser que nous pouvons redémarrer à partir de choses qui ne peuvent plus être sources de développement ou de croissance pour nos pays». «L’Europe est une région qui ne prend pas soin de son avenir», a jugé kenneth Rogoff, professeur d’économie à l’université de Harvard, jugeant que le Vieux Continent risquait de perdre toute une génération.»(1)
La crise avec la Russie : l’erreur de trop
La crise avec la Russie et les menaces sur les fournitures de gaz contraignent les dirigeants européens à un difficile exercice pour maintenir l’UE unie face à Moscou et éviter que s’enlise son ambitieux projet pour le climat.
« Plus que jamais, lit-on sur une contribution d’Euractiv, les Européens sont divisés sur les nouveaux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’UE pour 2030 proposés par la Commission européenne. Bruxelles appelle l’UE à réduire pour 2030 ses émissions de 40% par rapport à leur niveau de 1990. Elle prône également de porter à au moins 27% la part des énergies renouvelables dans le bouquet énergétique de l’UE et recommande de réaliser 25% d’économies d’énergie.». Première conséquence: plusieurs Etats refusent de prendre un quelconque engagement pour de nouveaux objectifs contraignants de limitations des émissions de gaz à effet de serre. «La réduction de 40% ne fait pas consensus», reconnaît une source française. (…) La Pologne et les pays d’Europe orientale veulent connaître les engagements des autres grands pollueurs, notamment les Etats-Unis, la Chine et la Russie. L’Italie veut que soient prises en compte «les capacités de financement et des capacités de dépense des Etats».(2)
«Mariano Rajoy, a annoncé son intention de batailler pour la réalisation de «Midcat», le projet de gazoduc via la France dont la réalisation vient d’être reportée. La crise avec la Russie lui fournit de nouveaux arguments. «Si Midcat était opérationnel, il pourrait acheminer d’Afrique du Nord l’équivalent de la moitié du gaz qui vient de Russie via l’Ukraine», a-t-il soutenu. «J’espère que nos voisins français vont comprendre.» L’UE dépend considérablement du gaz russe. Gazprom a vendu 133 milliards de m3 aux pays de l’UE en 2013, soit une hausse de 16,3% par rapport à 2012. Ces achats couvrent 25% de la consommation de l’UE, avec de grandes disparités. Les principaux acheteurs ont été l’Allemagne (40 milliards de m3), l’Italie (25,3 milliards) et le Royaume-Uni (12,4 milliards). Et plusieurs Etats -Lituanie, Lettonie, Estonie, Finlande, Pologne, Hongrie, Slovaquie et Bulgarie- sont totalement dépendants des fournitures russes. Cette situation se traduit par une grande frilosité devant la perspective d’une guerre commerciale avec Moscou.» (2)
Les Européens peuvent toujours sanctionner virtuellement, Poutine n’en n’a cure! Il a tous les atouts en main: le gaz, le pétrole, l’uranium, les terres rares, tous les métaux existants y compris les métaux précieux, le charbon, la technologie de pointe y compris militaire, l’agriculture, et ce qui est le plus rare: le soutien du peuple russe qui, contrairement à ce qu’en disent les médias, est totalement derrière lui dans ce bras de fer engagé par la «communauté internationale», c’est-à-dire huit pays sur 220! Les sanctions économiques? La Russie, qui ne manque de rien pour son développement, peut parfaitement vivre en autarcie comme l’U.r.s.s. le fit durant des années, mais je doute que les Européens puissent le supporter longtemps! Mais elle dispose d’un énorme marché d’exportation vers le Sud-Est asiatique depuis des années, et là, pas question d’un blocus, sinon c’est la guerre et il ne faut pas oublier que la Chine et l’Inde sont alliés de la Russie.
Un petit exemple de la puissance déstabilisatrice de la Russie qui vient de décréter il y a un mois un embargo sur le porc européen. La Commission a intimé l’ordre aux pays membres de stopper les contacts bilatéraux avec la Russie à propos de la filière porcine… Ces contacts bilatéraux ne sont guère du goût de la Commission, qui a «intimé l’ordre aux États membres d’interrompre les discussions bilatérales.» Bruxelles a «réclamé que l’UE parle d’une seule voix d’autant qu’il est dans l’intérêt de la Russie de diviser les Européens». (3)
Où va la vieille Europe?
Ce qui se passe depuis quelques mois en Europe préfigure une accélération de l’anomie. Ce lent délitement pluridimensionnel est lié à plusieurs causes à la fois d’autres économiques et financières mais aussi d’ordre éthique avec notamment le débat sur la théorie du genre…
Avec sa lucidité coutumière Hubert Védrine nous donne sa vision de l’Europe. Pierre Haski rapporte ses propos:
«L’occasion était donnée par un débat à l’Académie diplomatique internationale -dirigée par Jean-Claude Cousseran autour d’un recueil de textes d’Hubert Védrine entre 2003 et 2009, «Le Temps des chimères» (Fayard). Hubert Védrine parle de chimères. Les «chimères»? De belles idées véhiculées par l’Occident au temps de sa splendeur, comme son «assurance universaliste», le «monopole du leadership occidental», une «vision simpliste du prosélytisme démocratique», le «droit-de-l’hommisme» ou le «manichéisme». Sans oublier le «devoir d’ingérence» cher à Bernard Kouchner, qu’il rapproche du «logiciel caché profond» de l’Occident: «l’évangélisation.» Autant de vaches sacrées occidentales que pourfend l’ancien chef de la diplomatie.» (5)
«(…) Il faut écouter Védrine poursuit Pierre Haski, quand il décrète que ces idées dominantes en Occident ont «échoué» ou ont été «brutalement remises en cause». Et qu’il faut se préparer à un choc plutôt rude dans la partie qui s’engage pour la définition du nouveau monde, comme le laisse présager l’assurance retrouvée de la Chine. Védrine prévient dans la préface de son livre: «Où en sommes-nous en 2009-2010? Dans le temps long, non pas à l’avènement d’un «monde multipolaire» plus juste, plus harmonieux et forcément stable, mais au début d’une longue redistribution des cartes qui prendra la forme d’une bagarre ou, en tout cas, d’une compétition multipolaire.» (…) » (5)
« Hubert Védrine prédit que l’Europe «mourra d’obésité ou de liquéfaction» si elle ne règle pas ses incertitudes. Il s’en prend à ceux qui pensent vivre dans «une grande Suisse». Et il en a autant pour la France, dont il dénonce la «marginalisation intellectuelle». Il s’en prend à «tant d’excès, d’outrances, de panique, de généralisations» dans les débats sur la citoyenneté et l’intégration, ajoutant: «Quelques burqas et la République serait en danger? Pourquoi un tel manque de confiance en soi?» (…)» Cette crise qui fait que l’Europe s’accroche à des rêves du passé a déjà été dénoncée Donald Rumsfeld, parlait lui aussi de la «vieille Europe» qui, à son corps défendant, n’a pas voulu cautionner l’aventure bushienne en Irak. Ce fut son dernier éclair de lucidité ». (5)
Pour l’ambassadeur singapourien Maybubani, auteur d’un remarquable ouvrage sur le «nouveau monde» il est temps de regarder la réalité en face. Il reproche à l’Europe sa myopie, son autosatisfaction et son égocentrisme. Il relève en particulier que l’Europe a failli à s’engager vraiment en faveur de ses voisins: «Ni les Balkans ni l’Afrique du Nord n’ont bénéficié de leur proximité avec l’Union européenne.» Cependant, au XXIe siècle, le déclin de l’Occident en termes d’abandon de ses valeurs qui, en définitive, ne sont pas valables en dehors du sanctuaire européen, a été accéléré en particulier par les États-Unis sous le gouvernement de George W.Bush.
Enfin, dans son essai: «Une brève histoire de l’avenir» paru en 2006, Attali avait mis en garde «… ce n’est pas l’Afrique de demain qui ressemblera un jour à l’Occident d’aujourd’hui, mais l’Occident tout entier qui pourrait demain faire songer à l’Afrique d’aujourd’hui». (4)
Les choses auraient pu se passer autrement si la sagesse avait prévalu. Si après 1989, l’Otan qui comme le Pacte de Varsovie n’avait plus sa raison d’être. L’Empire avait décidé de prendre en otage le monde avec l’aide de ses lieutenants aux ordres. En 1991 l’Union soviétique s’effondrait et avec elle la menace militaire qu’elle représentait. En effet, immédiatement, la Russie nouvelle sabordait le Traité de Varsovie. La réponse des U.S.A est de placer de plus en plus de bases aux frontières avec la Russie. Ce furent les épisodes du démembrement de la Yougoslavie et de la Serbie, puis des ´´révolutions oranges´´ téléguidées depuis Washington. Aujourd’hui, Russie et «Occident» sont à nouveau face à face à l’occasion de la crise ukrainienne.
Souvenons-nous de ces mains tendues… Gorbatchev et sa «Maison commune», Poutine et sa «Grande Europe»… Autant de plaidoyers pour un partenariat euro-russe enterré par les dirigeants inféodés à Washington tels les Tony Blair, Cameron, Sarkozy-Hollande, Fabius avec leur âme damnée Bernard-Henri Lévy. Concrètement, l’Otan divise, émiette le continent… Si elle continue ainsi, les problèmes réels de l’Europe sont devant elle. Un homme d’Etat américain résume magistralement la situation euro-américaine: «Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème.»
Tout est dit.
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
3. http://www.euractiv.fr/specialreport-agriculture/lembargo-russe-sur-le-porc-europ-news-534255
4. C.E. Chitour http://www.legrandsoir.info/ Declin-du-sens-Ou-va-la-vieille-Europe.html
5. Pierre: «Quelques burqas et la République serait en danger?» Rue89 26/04/2010