Semer les graines : Réflexions sur la politique culturelle d’Amilcar Cabral Afriques en Lutte
Je n’oublierais jamais la première fois que j’ai entendu le nom "Cabral". C’était au cours d’une session de planification pour le sommet inaugural de la jeunesse panafricaine, début 2009, avec d’autres étudiants, à Sankofa, la librairie de Washington DC, propriété de Hailé Gerima. Le grand réalisateur panafricain de cinéma, voyant ce que nous faisions et lisant notre littérature, nous a regardé avec l’air de parents qui considèrent leur progéniture égarée et a demandé : « Quelle est votre discussion sur la culture ? Vous devez retourner aux sources. "ous ne connaissez pas l’œuvre d’Amilcar Cabral ?" Après avoir répondu "Non baba", nous avons eu droit à une de ces leçons que seul un vétéran de la lutte pouvait donner.
L’importance de Cabral m’est immédiatement apparue et ne m’a jamais quitté. En effet, la signification de Cabral, du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée Bissau et Cap Vert (Paigc) et la lutte plus générale pour l’indépendance africaine, est à la fois englobée dans les récits plus dominants de l’histoire politique de l’Afrique (pour preuve les récentes mémoires de Nelson Mandela) et inséparables des mémoires des dizaines de combattants pour la liberté qui continuent de lutter.
On apprend rapidement l’impact des idées de Cabral en parlant ou en lisant les propos de nos prédécesseurs dans la lutte. De façon significative, dans la diaspora, la mémoire de son legs ne s’est jamais vraiment perdue dans ces cercles et en sa qualité d’important représentant de la période de la lutte pour l’indépendance africaine, ses idées trouvent toujours un écho. [1] Son influence sur des organisations comme le comité de soutien pour la libération de l’Afrique, le African Heritage Studies et la Student organisation of Black Unity, ont contribué à maintenir le courant de la conscience africaine au cours des tumultueuses années 1970. [2] A l’instar de Kwame Nkrumah, une de ses influences, Cabral appartient aux Africains, peu importe où ils se trouvent dans le vaste monde.
En relevant le défi lancé par Gerima ce jour, il est devenu évident qu’aussi bien les idées que l’exemple de la vie d’Amilcar Cabral constituent un lien important dans la quête global pour la libération de l’Afrique, une mission. Laquelle, en dépit de certaines apparences et protestations, perdure. Etant l’un des premiers, au cours du demi-siècle écoulé, à définir ce que cette quête devrait inclure, la vision de Cabral fournit un plan théorique pour la conceptualisation d’une véritable liberté pour le monde africain.
Un des principaux objectifs de tout dirigeant consiste à représenter le peuple et ses intérêts. Pendant que dans certains milieux ceci pourrait apparaître comme une écrasante élite omnisciente qui conduit les masses ignorantes, la logique culturelle africaine suggère un point de vue différent. A l’époque de la lutte anticoloniale ceci s’est traduit en une proposition : l’identité collective du peuple est inhérente aux masses, par conséquent les dirigeants doivent incarner cette identité. C’est un idéal que nous trouvons représenté dans les idées de Cabral et du Paigc et qui allait à l’encontre de ce qu’il considérait comme des institutions "colonialistes" de gouvernance et d’organisation. C’est dans cette veine que Cédric Robinson considère Cabral comme un assimilé, faisant partie des renégats de l’intelligentsia noire, ce bras de la tradition noire radicale dont la formation, plutôt que la motivation, influe sur ce qui a été élaboré par les institutions éducationnelles et politiques occidentales. [3]
Pour Cabral et d’autres membres de cette intelligentsia, le premier objectif de la représentation était de créer une rupture d’avec leur identité et la formation coloniale, ce qui donne un style et une conception propre du leadership. Par cette rupture, ils échappent à l’organisation culturelle occidentale et à son type de gouvernance. Toutefois, la rupture n’est pas seulement une rupture. Comme l’indique le titre de l’un de ses importants ouvrages, c’est aussi un retour. C’est un "déni par la petite bourgeoisie, de la prétendue suprématie de la culture de la puissance dominante sur la population dominée avec laquelle elle doit s’identifier. Le retour aux sources " n’est par conséquent pas une démarche volontaire mais la seule réponse possible à l’exigence de besoins concrets, historiquement déterminés et appliquée par l’inévitable contradiction entre société colonisée et puissance coloniale…" [4]
Discutant Cabral brièvement dans son « Black Marxism : the making of the Black radical tradition » (1983) et dans un article précédent, « Radical America », Robinson mentionne son idée souvent citée que c’est la culture, et dans son retour aux sources, que nous "trouvons les graines de l’opposition"[5]
Selon le politologue panafricaniste, Ronald. W. Walters, "Cabral explique que dans son expérience une renaissance culturelle précède et signale une activité révolutionnaire, que l’affirmation de la personnalité culturelle des opprimés est une préparation à l’acte du rejet de la personnalité imposée par le professeur et que la culture porte en elle les graines de la révolte parce que c’est la fondation de l’histoire d’un peuple dans son déroulement et sa réaction aux évènements".[6] Cabral, agronome par ailleurs, ne pouvait trouver de métaphore plus appropriée. Nous devons continuer à semer les graines mais dans des terres à nous.
Comme le montre Robinson, la notion de retour, cette ré-adoption, ce retour au foyer, est en fait une caractéristique définissant les renégats de l’intelligentsia noire, en particulier parce que ses adhérents étaient aux prises avec la signification et les implications de leur propre contexte colonial, leur instruction et formation et même leur lecture du radicalisme occidental.
Pour Robinson, Cabral et le Paigc, en affirmant leurs objectifs d’incarnation et de mise en œuvre de la logique culturelle de ces Africains épargnés par les vicissitudes de la culture coloniale, ont poursuivi une pratique qui avait été tentée par W.E.B Du Bois, C.L.R James et Richard Wright (les trois penseurs mis en exergue) et d’autres comme Claudia James, Aimé Césaire et Olivier Cox. Cette intelligentsia, avec ses "outils revitalisants" de discours allait découvrir un monde (le peuple, les paysans, les masses) qui était déjà autour d’eux et un monde qui a rendu possible la lutte, pour passer des mots et idées à l’ultime préservation de "la vie elle-même". [7] Ces penseurs ont commencé, comme l’a noté Cabral, à comprendre que la libération nationale requiert le rejet "de la négation du processus historique" et le regain de "la personnalité historique de ce peuple". [8]
Le retour culturel était une projection et une réification de la personne et par extension, de la plus grande importance pour Cabral, le chemin vers la destruction du colonialisme et de l’impérialisme. D’une certaine façon, ce cadre de penseurs, sur le chemin de la découverte de soi-même, a fini par quitter le dualisme occidental en philosophie qui considère les idées comme distincte du monde matériel. Selon cette conception, soit les idées existent indépendamment de la réalité ou les idées existent seulement pour affecter la réalité.
Toutefois, les expériences vécues et la façon de savoir démontrée par les Africains semblent trahir cette division. Il s’en suit que l’intelligentsia a dû changer sa compréhension de cet univers supposé binaire. La culture africaine doit être comprise selon ses propres termes à l’instar de la révolution qui doit être poursuive selon ses propres termes. Il n’y a pas de doute que la culture continue d’être un terme de dérision dans les cercles du matérialisme historique et a une nature malléable dans les cercles intellectuels. La culture c’est tout et c’est rien. [9]
Il est toutefois possible que ces discussions "académiques" sur la culture reposent sur des prémisses erronées."Retourner aux sources", pour cette élite, n’est pas un processus ethnographique, un jeu d’échec intellectuel ou idéologique. C’est bien plus que cela. C’est un projet de restauration, une purification. Et aussi une précondition de la victoire. Dans les mots de Cabral : "Une reconversion des esprits - la mentalité - est ainsi indispensable à la véritable intégration des peuples dans le mouvement de libération. Une telle reconversion - ré africanisation dans notre cas - peut avoir lieu avant la lutte mais elle n’est complétée qu’au cours de la lutte, au travers de contacts journaliers avec les masses populaires, dans la communion du sacrifice requis par la lutte"[10]
Les questions actuelles auxquelles est confronté le monde africain, que ce soit le rôle de la Cour Pénale Internationale ou la présence de l’Africa Command sur le continent, le traitement des migrants africains en Israël ou l’usage persistant de la violence légal ou illégale à l’égard des Africains aux Etats-Unis, sont profondément politiques mais résultent aussi des crises culturelles. Une bonne partie du monde africain est engluée dans une relation à l’Occident du genre « syndrome de Stockholm », aussi bien en terme de politique que de culture.
Si l’on suit Cabral, il est nécessaire pour nous de reconnaître les implications politiques des évènements qui entourent le monde africain mais aussi de faire un état des lieux quant à la profondeur des idéaux culturels africains et dans quelle mesure ils peuvent être impliqués de façon croissante dans la solution : permettre la pratique des paysans, ce que Ngugi wa Thiong a dénommé "le griot collectif", [11] pour alimenter la théorie, une idée magnifiquement modélisée dans Of Africa (2012) de Wole Soyinka.
Ceci est sans doute le seul véritable rôle des Etudes africaines, la discipline fondée par des étudiants africains aux Etats-Unis, influencés par Cabral et d’autres. Ceci devrait être le seul véritable rôle des universités africaines dans tout le continent (ainsi que dans les collèges historiquement noirs et les universités aux Etats-Unis et dans la diaspora). Comme Cabral le demandait à la population, le programme de recherche des "humanistes" africains un terme de convenance) doit tourner autour du concept de la réalité et ces méthodes doivent ensuite être utilisées pour changer la façon dont l’Afrique est gouvernée et la façon dont les Africains interagissent avec des non Africains, en fait comment elle contribue au monde des humains.
A cet égard, Cabral ressemble à W.E.B. du Bois affirmant, dans son "Conservation of races", qu’"il est important d’être conscient de la valeur de la culture africaine dans le cadre universelle des civilisations, pour comparer la valeur de l’une avec l’autre culture, non pas dans le but de décider d’infériorité ou de supériorité, mais dans le but de déterminer, dans un cadre général de la lutte pour le progrès, quelle contribution la culture africaine a faite et les contribution qu’elle peut ou doit recevoir d’ailleurs ". [12]
Parmi ces nombreuses contributions, Cabral établit l’idée que la production de savoir alimentera la façon dont les Africains atteindront leur liberté. Penser et faire n’est pas une contradiction, c’est une complémentarité. Il est grand temps que l’élite africaine dans le monde entier émule Cabral. Avec une rupture similaire afin de retourner aux sources, parce que c’est la source de notre force.
Source : http://www.pambazuka.org/fr/friends...
Joshua Myers est conférencier au département des études afro-américaine à l’université de Howard et un représentant du conseil de l’Association for the Study of Classical African Civilisations. Il peut être joint à joshfmeyers@gmail.com - Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger.
NOTES
[1] Le dernier ouvrage majeur sur Cabral, Claim No Easy Victories (2013), edited by Firoze Manji and Bill Fletcher, Jr. publié récemment par CODESIRA
[2] Voire la discussion de Cabral lors de sa visite et son influence sur les Africainsaux Ertats-Unis Ronald W. Walters, Pan-Africanism in the African Diaspora : An Analysis of Modern Afrocentric Political Movements (Detroit, MI : Wayne State University Press, 1993), 61-64.
[3]Voir Cedric Robinson, Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition (Chapel Hill, UNC Press, 2000), 175-184 and Joshua Myers, “The Scholarship of Cedric J. Robinson : Methodological Considerations for Africana Studies,” The Journal of Pan-African Studies 5 (June 2012) : 46-82, Accessed http://www.jpanafrican.com/docs/vol...
[4] Amilcar Cabral, “Identity and Dignity in the Context of National Struggle,” in Return to the Source : Selected Speeches of Amilcar Cabral, ed. Africa Information Service (New York : Monthly Review Press, 1973), 63.
[5] Amilcar Cabral, quoted in Cedric Robinson, Black Marxism, 122. See also, Cedric Robinson, “Amilcar Cabral and the Dialectic of Portuguese Colonialism,” Radical America 15 (May-June 1981) : 39-58
[6] Walters, Pan-Africanism in the African Diaspora, 62 (emphasis in the original).
[7] Black Marxism, 183-184 Robinson - Sur la conceptualisation de cette découverte, Robinson affirme dans une page séminale : "Au 20ème siècle, lorsque des penseurs radiaux noirs ont acquis la nouvelle habitude de pensée en accord avec les conditions nouvelles de leur peuple, certains d’entre eux ont supposé que leur tâche est finalement devenue celle de révéler des traditions plus anciennes. Il n’est pas surprenant qu’ils découvrent, à partir d’une expérience historique noire, qui a failli disparaître sous le poids et l’autorité de la version du passé venant des fonctionnaires européens, que celui-ci était la fondation sur laquelle ils se trouvaient. De ce point de vue, ils pouvaient évaluer l’idéologie théorique et les instruments politiques avec lesquelles le radicalisme occidental abordait le problème des changements sociaux révolutionnaires" (pp170)
[8] Amilcar Cabral, quoted in Robinson, Black Marxism, 276
[9] Pour cette critique, voir inter alia, Peter James Hudson, African Diaspora Studies and the Corporate Turn,” ASWAD Forum 1 (2013) : 1-2, Accessed, http://www.aswadiaspora.org/images/...
[10] Amilcar Cabral, “National Liberation and Culture,” 45
[11] See his Something Torn and New : An African Renaissance (New York : Basic Civitas, 2009), 50.
[12] Amilcar Cabral, “National Liberation and Culture,” 52.