Centrafrique, l’armée française complice des milices anti musulmanes pour l’ONG Human Rights Watch Mondafrique Par Thalia Bayle
Depuis une semaine, la Centrafrique connaît une nouvelle flambée de violences. Dernier drame en date, dans la nuit du 27 au 28 mars, vingt personnes ont été tuées dans une attaque à la grenade attribuée à des musulmans. Pour Peter Bouckaert, directeur de la section Urgences de Human Rights Watch, le chaos dans lequel s’enfonce le pays montre l’échec de l’intervention militaire française « Sangaris ». Le défenseur des droits de l'homme dénonce par ailleurs, les curieuses pratiques des soldats français, accusés sur place de favoriser les anti-balaka.
Mondafrique : Le 20 décembre 2013, quinze jours après le début de l’intervention française en Centrafrique, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian déclarait dans un entretien télévisé que la mission de la France dans ce pays consistait à procéder à un « désarmement impartial » des milices. Qu’en est-il sur le terrain ?
Peter Bouckaert : La réalité est toute autre. La majorité des musulmans du pays, y compris de la capitale Bangui, ont du fuir les violences des milices anti-balaka sous les yeux des troupes françaises. La semaine dernière, huit musulmans de plus sont morts à Bangui. C’est au regard de ces résultats que l’efficacité de l’intervention française doit être jugée. Selon les dernières estimations, près de 100 000 musulmans se sont réfugiés au Tchad, au Cameroun et dans les deux Congos. Aujourd’hui, on en est à près de 200 000 personnes déplacées. Difficile dans ces conditions de parler d’une réussite.
Mondafrique : Qu’est-ce qui explique cet échec selon vous ?
P.B. : Au moment de leur arrivée à Bangui, les militaires français avaient pour mission principale de désarmer les membres de la Séléka qui se sont rendus coupables de terribles exactions après leur arrivée au pouvoir il y a un an. A l’époque, nous avions beaucoup moins entendu parler de la violence des anti-balaka car les exactions avaient lieu le plus souvent dans des régions très reculées de la Centrafrique d’où ne remontait aucune information. Les militaires de la Sangaris n’avaient pas anticipé la violence des attaques de la part des anti-balaka contre la population musulmane. Il leur a fallu des mois pour réaliser ce qui se passait et ajuster leurs plans. Ce n’est qu’à la fin du mois de janvier 2014 que le général Francisco Soriano qui dirige la force Sangaris a annoncé un changement de stratégie destiné à contrer l’offensive des milices anti-balaka. Mais malgré ce revirement, ces milices n’ont pas été cantonnées et encore moins désarmées. Elles continuent de mener des exactions en toute impunité à Bangui et à l’intérieur du pays. Pas plus tard que la semaine dernière, des éléments anti-balaka ont même réussi à bloquer l’accès à l’aéroport de Bangui et à la sortie de la ville.
Mondafrique : Qu’en est-il des ex-rebelles de la Séléka ?
P.B. : Leur désarmement est également un échec. Des ex-Séléka contrôlent encore la moitié du pays et commencent à redéployer leurs forces. Plusieurs d’entre eux ont même été autorisés à circuler avec leurs armes. A Bangui, deux milles d’entre eux demeurent groupés dans deux camps dont ils n’ont pas le droit de sortir armés. Des milliers d’autres ont fui la capitale et l’ouest du pays et se trouvent maintenant dans des villes de l’intérieur du pays comme Kaga-Bandoro, N’délé ou Bambari où ils ont conservé leurs armes. Difficile de parler de succès. D’autant que les ex rebelles de la Séléka accusent régulièrement les forces françaises d’avoir pris parti pour les anti-balakas. Les militaires français ont échoué à prendre contact avec les anciens chefs de la Séléka. Ces derniers disent n’avoir eu aucun contact non plus avec le gouvernement d’interim de Catherine Samba Panza qui a été soutenue par la diplomatie française.
Mondafrique. Selon vous, les militaires français se sont montrés peu actifs face aux violences des milices anti-balaka sur le terrain. Pouvez-vous développer ?
P.B. : Les soldats français sont restés en retrait des affrontements à de nombreuses occasions. Fin janvier dernier, j’ai vu des hommes mutiler le cadavre d’un musulman à proximité de l’aéroport de Bangui. Ils ont coupé sa main, l’ont émasculé avant de continuer à le poignarder. Des soldats français se tenaient à quelques pas de là mais n’ont rien fait. Selon la Convention de Genève, la mutilation de cadavres s’assimile à un crime de guerre. Par ailleurs, les soldats de Sangaris sont souvent restés dans leurs véhicules pendant des attaques contre des quartiers musulmans de Bangui. Ce sont le plus souvent les forces de maintien de la paix africaines, notamment burundaise qui sont intervenues pour tenter de stopper les violences. Après les nombreux assauts des anti-balaka contre le quartier PK12 de Bangui, situé à l’orée de la ville et où vivent encore quelques milliers de musulmans, les forces françaises n’ont jamais organisé de rencontre avec les leaders de cette communauté. Bien souvent, les soldats français restaient dans leurs tanks stationnés à l’entrée du quartier lors des attaques, en attendant que les forces de Misca arrivent et se chargent d’organiser des rencontres avec les chefs musulmans. Au début du mois de janvier, j’ai assisté à une autre scène très marquante. Un membre d’une milice anti-balaka menaçait de s’attaquer à un groupe de trente-six musulmans installés à un kilomètre du quartier PK13 de Bangui s’ils ne quittaient pas les lieux avant la tombée de la nuit. Je suis parti alerter les forces Sangaris stationnés un kilomètre plus loin afin qu’elles aident ces personnes à évacuer les lieux. Tout ce qu’on m’a répondu c’est : « Nous ne sommes pas là pour prendre parti ». C’est un mauvais argument. Début mars, j’étais à Bangui avec un consultant britannique en sécurité, ancien officier de la Marine royale. Il m’affirmait que face à de telles atrocités un commandement militaire doit donner l’ordre d’intervenir. Pour convaincre les militaires d’agir, je leur ai rappelé que le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, se rendait à Bangui le lendemain pour l’investiture de Catherine Samba Panza. Qu’un ministre d’Etat débarque en Centrafrique un jour après les forces françaises ont laissé des civils se faire massacrer était inenvisageable. Ils ont donc fini par accepter d’évacuer le groupe.
Cet immobilisme français sur le théâtre centrafricain contraste avec ce qui s’était passé en Afghanistan. Dans ce pays, les troupes françaises s’étaient bien souvent retrouvées en première ligne des patrouilles de village. Les soldats français nouaient des liens avec les populations locales auxquelles ils essayaient d’expliquer les raisons de leur présence…
Mondafrique : Que pensent les population musulmanes sur place ?
P.B. : De nombreux musulmans accusent aujourd’hui les troupes françaises de travailler main dans la main avec les anti-balaka. J’ai entendu beaucoup de civils dire des anti-balaka qu’ils n’étaient jamais loin des français. Il y a beaucoup de frustrations et de colère chez les musulmans aujourd’hui. Pour autant, je ne pense pas qu’il y ait une alliance entre les forces de Sangaris et les anti-balaka. Par contre, l’armée française a fait preuve d’un véritable manque d’anticipation sur l’évolution du conflit centrafricain. Par ailleurs, les soldats français ont, depuis le début des opérations, des rapports très difficiles avec les communautés musulmanes. A leur arrivée, les quartiers musulmans de Bangui ont vivement dénoncé leur présence jugée néocolonialiste à coups de « non à la France et non à la Sangaris ! ». Et le 10 décembre 2013, cinq jours seulement après le lancement de l’opération, deux soldats français ont été tués par des membres de la communauté musulmane. Ça a été une expérience très traumatisante.
Mondafrique : N’y a t-il eu aucune évolution depuis le début des opération ?
P.B. : Depuis le changement de stratégie ordonné par Francisco Soriano fin janvier, les soldats de Sangaris ont adopté une posture plus agressive contre les anti-balaka. L’équilibre est cependant loin d’être rétabli. Le 10 mars, dans un restaurant de Bangui, j’ai apperçu des officiers français du renseignement militaire en plein meeting avec un commandant anti-balaka. Ils étaient gênés. Quoiqu’il en soit, ce changement de cap arrive bien trop tard : les déplacements et les massacres ont déjà eu lieu. Aujourd’hui, la situation sur place reste extrêmement tendue. Les militaires et les représentants du gouvernement français donnent une version très embellie des choses. Pourtant, les faits parlent d’eux-mêmes. Quasiment toute la population musulmane a fui le pays sous leur nez. Ils affirment qu’il y a un apaisement à Bangui, mais si les violences ont diminué c’est parce qu’il n’y a plus personnes à massacrer. Par ailleurs, embellir la situation est une erreur stratégique car cela discrédite l’appel de Paris au soutien des forces alliées. D’un côté, la France demande plus d’appui de la part des troupes européennes et une opération de maintien de la paix de l’Onu, et de l’autre, les officiels français prétendent que tout est sous contrôle. C’est contradictoire.
Mondafrique : Comment l’alliance stratégique entre la France et le Tchad est-elle perçue sur place ?
P.B. : Idriss Déby a déployé des centaines d’hommes des forces spéciales sur le sol centrafricain. Ils avaient pour mission de protéger les convois qui évacuaient les musulmans du pays. Ces militaires, tout comme certains soldats tchadiens de la Misca, ont mené de violentes exactions que Human Rights Watch et d’autres Ongs ont dénoncé. En décembre, à Bangui des officiers tchadiens de la Misca ont été vus en train d’attaquer des civils aux côtés d’éléments de la Séléka. Depuis, d’autres violents affrontements ont eu lieu entre troupes tchadiennes et les anti-balaka. Les représailles ne se sont pas faites attendre. Des anti-balaka ont à leur tour lynché des tchadiens. Or, pour les français, Déby joue un rôle clé dans toute la région. L’armée française a bénéficié de l’appui des militaires tchadiens au Mali, et l’une des principales bases militaires françaises sur le continent se trouve à N’Djamena. Jean-Yves Le Drian s’y est d’ailleurs rendu à plusieurs reprises ces derniers mois pour renégocier les droits de présence et consolider cette base arrière tchadienne. Difficile donc pour les forces françaises de critiquer ouvertement l’action générale de Déby en Centrafrique. Ce que les populations centrafricaines, qui considèrent que le Tchad interfère trop dans la politique de leur pays, voient d’un très mauvais œil.