Par Raphaël Granvaud
Billets d'Afrique
La réorganisation des forces militaires française en Afrique annoncée dans le Livre Blanc de la Défense a commencé à se mettre en place dans la plus grande discrétion.
« Nous resterons aux côtés des forces maliennes. Il faut une force dissuasive pour toute la région. La menace de déstabilisation est partout » a expliqué le ministre de la Défense en visite au Mali pour célébrer le premier anniversaire du déclenchement de l’opération Serval (Libération.fr, 01/04). C’est donc « partout » que va désormais s’installer l’armée française. « Une réorganisation intelligente consiste à diminuer nos effectifs en augmentant notre présence », avait confié le ministre aux sénateurs il y a quelques semaines (cf. Billets d’Afrique n°229). On ne sait pas si les effectifs vont réellement diminuer, mais c’est bien d’omniprésence qu’il faut parler.
L’armée française omniprésente
Comme cela avait été annoncé dans les rapports parlementaires consacrés au bilan de l’opération Serval, les effectifs des bases traditionnelles devraient fondre de moitié pour ne conserver que quelques centaines d’hommes. La base de Libreville devient un Pôle opérationnel de coopération comme au Sénégal. Celle de Côte d’Ivoire, qui avait été fermée et versée dans le contingent de l’opération Licorne sous la présidence de Laurent Gbagbo, va au contraire faire sa réapparition et retrouver le statut de Base opérationnelle avancée (BOA), comme Djibouti. Les soldats français étaient également présents en Centrafrique avant le déclenchement de l’opération Sangaris, et y resteront de toute évidence après.
Mais la nouveauté réside surtout dans le quadrillage qui est en train d’être mis en place dans tous les pays de la zone sahélienne : « un dispositif souple et beaucoup plus économe, pouvant être armé et commandé du territoire français », rapporte LeMonde.fr (31/12). En tout, une présence permanente de 3000 hommes, en grande partie composée des forces spéciales du Commandement des Opérations Spéciales (COS), disséminée sur des points d’appui restreints, mais susceptibles de monter en puissance rapidement.
Auditionné par la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, Le Drian mentionnait des implantations à N’Djamena, Ouagadougou, Niamey. Au vu des informations qui ont filtré dans la presse, on peut constater que ce n’est pas le souci de l’exhaustivité qui étouffe notre ministre de la Défense. Petite visite guidée du dispositif français :
Quadrillage du Sahel
Le Mali tout d’abord, où l’opération Serval se poursuit toujours avec 2300 soldats, reste l’épicentre du dispositif antiterroriste. Le nombre de militaires devrait se stabiliser autour de 1000 hommes, répartis entre Gao (au Nord), Tessalit (qui dispose d’un aéroport à la frontière algérienne), et Bamako, la capitale. Au Niger, la France a créé une base prévue pour 270 personnes, dédiée au renseignement aérien, et qui est décrite comme « un maillon clé » (LeMonde.fr, 02/01). « Outre les deux drones Reaper récemment acquis par la France [auprès des Etats Unis] et les drones Harfang qui opèrent dans le Sahel depuis près d’un an, un avion de surveillance Atlantique 2 [utilisé par la DGSE] et des chasseurs y seront bientôt déployés » (JeuneAfrique.com, 10/01).
Au Tchad, dont le dirigeant est devenu le meilleur allié de la France, bénéficiant désormais d’une ligne directe avec le ministre de la Défense française, la France conserve son dispositif Epervier, mais reprend également possession de la base de Faya Largeau pour surveiller la Libye. Enfin les implantations au Burkina et en Mauritanie, qui avaient initié ce travail de quadrillage de la région par les forces spéciales françaises dans le cadre de l’opération secrète Sabre dès 2009, n’ont pas disparu. La presse camerounaise a également signalé que l’armée française avait établi ses quartiers à l’aéroport de Ngaoundéré. Rien n’interdit donc de penser que la liste n’est pas close.
Partage des tâches avec les USA
Ce dispositif est calqué sur le maillage militaire des « lilypads » (nénuphars) de l’armée américaine dans de nombreux pays, également sous couvert de lutte contre le terrorisme. Une visite de Le Drian aux Etats-Unis était d’ailleurs annoncée « afin de préciser aux responsables américains la nouvelle stratégie africaine de la France » (Rfi.fr, 08/01) et le dispositif français paraît résulter d’une sorte de partage des tâches avec l’armée américaine, à l’échelle du continent. « Dans la zone sahélo saharienne, les militaires français et américains se croisent discrètement sur le terrain. Au Niger, sur l’aéroport de Niamey, ou en Mauritanie à Atar, ils partagent les mêmes plateformes. Au Niger, des cadres de l’armée américaine et des personnels privés sous contrat ont assuré la mise en œuvre des drones RQ9 Reaper (...) Si l’on considère les implantations américaines en Afrique de l’Est, à Camp Lemonier, à Djibouti, dans l’océan Indien, aux Seychelles, sur la base de drones d’Arba Minch en Ethiopie ainsi qu’en Ouganda, Français et Américains seront, dans un avenir proche, amenés à couvrir une zone d’instabilité allant de la Guinée à la Somalie... » (Rfi.fr, 08/01).
Il y a un peu plus d’un an, Le Monde (14/11/2012) nous apprenait que « le Pentagone a mis sur la table une proposition que les alliés de l’Amérique regardent avec attention, celle de créer un réseau mondial des forces spéciales. En Libye hier, en Afghanistan aujourd’hui, au Mali demain : ces unités sont plus que jamais placées au cœur des interventions militaires internationales. » La réorganisation de la présence militaire française et le renforcement prévu des effectifs des forces spéciales s’inscrivent-ils dans le cadre de cette proposition ?
Les nouveaux tirailleurs
« Tout a changé depuis “Serval” au Mali, le contre-terrorisme mobilise tous les Etats de la région », explique-t-on dans l’entourage Le Drian (LeMonde.fr, 02/01). Une façon polie de dire que les réticences des dirigeants africains à une présence militaire française trop voyante ont disparu, même dans les Etats qui se refusaient il y a quelques années à accueillir des installations pérennes, comme le Mali ou le Niger.
Dans ce dernier pays, le proconsul, pardon, le ministre de la Défense français a déclaré : « Ici, nous nous implantons désormais dans la durée ». C’est dire si l’avis des gouvernements issus des futures consultations électorales lui importe. Par ailleurs, la France n’exige pas seulement la mise à disposition des territoires, mais également celle des forces militaires des pays dans lesquels elle est présente. En jargon militaire, on appelle ça « coopération opérationnelle », par opposition à la « coopération structurelle ». « Il ne s’agit plus de former des forces locales – l’Union européenne peut s’en charger comme elle le fait avec la reconstruction de l’armée malienne –, mais de les appuyer concrètement sur le terrain, avec des détachements français insérés dans les unités nationales » (LeMonde.fr, 04/01). En fait de les appuyer, il s’agira bien sûr de les diriger, renouant avec la « coopération de substitution », officiellement proscrite depuis la réforme de la coopération militaire de 1998, et consistant à placer des militaires français à des postes de commandement des armées africaines.
De nouveaux accords de défense
Parallèlement, de nouveaux accords de défense sont signés en catimini pour fournir une couverture juridique au dispositif français. Seul celui qui doit être contracté avec le Mali a connu une certaine publicité, les autorités des deux pays ayant judicieusement choisi la date du 20 janvier pour le signer, c’est-à-dire l’anniversaire du jour où Modibo Keita, le premier chef d’Etat du Mali indépendant, avait exigé le retrait des troupes françaises du pays. La coïncidence a évidemment fait bondir la société civile et certains partis politiques maliens, lesquels ont estimé, à juste titre, que le premier président devait se retourner dans sa tombe. Si la date de la signature a été prudemment reculée, le contenu devrait lui rester inchangé.
Or il s’avère particulièrement inquiétant et éclairant sur la nature des relations entre les deux armées. Officiellement, il ne s’agit que de « toiletter » l’accord de coopération militaire de 1985, lequel exclut pourtant explicitement la présence de troupes françaises sur le sol malien. « Le nouvel accord franco-malien ira au-delà de la simple coopération de défense classique. (...) Paris agira selon ses besoins. S’il s’agit officiellement de mieux échanger le renseignement, cela n’ira pas jusqu’à informer au préalable les autorités maliennes des actions entreprises. (...) Il devra aussi clarifier la façon dont « Serval » agira comme "force de réaction rapide" pour l’armée malienne » (LeMonde.fr, 31/12), laquelle sera encadrée par des détachements français.
En clair, l’armée malienne sera à disposition de l’armée française qui agira comme chez elle, sans avoir de comptes à rendre aux autorités maliennes. On ne saurait imaginer recul plus important en matière de tutelle militaire, sauf à recoloniser officiellement le pays.
Opacité totale
Si le contenu de l’accord franco-malien a donné lieu à polémique, on a appris que deux autres accords militaires avaient été signés préalablement, au Tchad et au Niger en décembre dernier, dans la plus grande discrétion (Il y en a également eu un en Guinée, signé par les marins français de l’opération Corymbe, qui a fait l’objet d’un communiqué du ministère de la Défense et qui ne semble pas de même nature, mais davantage lié à la volonté de la France de mobiliser les pays africains et européens sur la sécurisation du Golfe de Guinée, pour des raisons économiques). Le précédent gouvernement n’était certes pas un modèle de transparence, mais au moins en la matière avaitil instauré de soumettre les derniers accords dits de « partenariat » dans le domaine de la défense à l’accord du parlement et de les publier. Il faut croire que cette pratique aura fait long feu au nom de la lutte contre le terrorisme. Mais il en faut plus pour vexer les députés. La commission de Défense de l’Assemblée nationale vient d’annoncer la création d’une mission d’information sur l’évolution du dispositif militaire en Afrique et le suivi des opérations en cours. Parions qu’à l’image des précédents rapports, il s’agira juste d’une annexe de la communication gouvernementale.
Le plus désespérant est que la politique mise en œuvre par la France risque de produire les effets inverses à ceux officiellement escomptés. On voit mal comment une réponse strictement militaire, alliée à un soutien renouvelé à certains régimes autoritaires, apportera la moindre solution au terreau sur lequel peuvent prospérer les groupes islamistes radicaux armés : la misère, l’absence d’avenir de populations délaissées, la corruption d’élites inféodées aux institutions ou multinationales occidentales. Mais qu’importe, l’armée française n’y verra qu’une raison supplémentaire de s’implanter « dans la durée ».