Pour les journalistes français, l’Algérie est un zoo humain Mondafrique Par Simon Létranger
Le 17 avril prochain se déroulera le premier tour des élections présidentielles en Algérie. Insulté une première fois par ce qu'il nomme une mascarade politique, le peuple algérien subit désormais un second affront à travers le traitement médiatique que lui réservent certains journalistes et médias français. Sur place depuis le mois de mars, un confrère dénonce cette dernière trahison et en explique les raisons.
Colère. Grosse colère hier matin après une indigestion de titres plus racoleurs les uns que les autres. « Cette jeunesse algérienne qui ne croit plus en rien » assène TF1, « L'Algérie, une société en errance » affirme Nadjet Cherigui du Figaro et même « en ébullition avant la présidentielle » lui répond Isabelle Mandraud du Monde, présentée comme spécialiste du Maghreb. La chaîne franco-allemande Arte n'est pas en reste et veut aussi sa part de frisson en diffusant « Algérie : une jeunesse sans printemps », un reportage d'Intégrales Productions. Les jeux sont faits, rien ne va plus.
Prêt-à-penser télévisé : entre incompétence et malhonnêteté professionnelle
Bienvenue à Bab el Oued. Quartier historique, désigné comme le plus pauvre d'Alger. Et accessoirement le meilleur coin pour tirer des conclusions de carte postale. Nos fins spécialistes de l'Algérie auraient voulu trouver du sable en se rendant dans le désert du Sahara qu'ils ne s'y seraient pas mieux pris.
Les images défilent. Les ruelles sont calmes, de jeunes Algériens tiennent les murs. Patricia Allémonière et Louis François Corruble s'avancent vers l'un d'eux. « Il y a du travail. Il suffit de le vouloir. » leur dit-il avec un léger sourire en coin. Ah bon ? Comment ça, pourrait-il développer un peu plus ? Non. Nos deux journalistes ont trouvé un meilleur client et se tournent vers lui : il porte la djellaba et s'énerve en agitant les bras en l'air. Parfait, il ne faudrait pas que le téléspectateur fidèle à TF1 perde ses repères quand même.
L'équipe le suit. Il montre l’exiguïté de la chambre qu'ils sont plusieurs à partager. Pourquoi ? Qu'est-ce qui les a conduit à vivre dans ses conditions ? Toujours aucune explication. Sans doute sont-ils des « défavorisés », vous savez, ceux qui semblent être des miséreux par nature et dont on dit que « c'est comme ça ». Il ne faudrait pas se faire une entorse des neurones. Seule la voix-off prend le risque et tente d'établir tant bien que mal un lien dont on cherche encore la logique : « Ils n'iront pas voter ». Le commentaire du petit frère vient appuyer l'analyse de la grande reporter : « La politique, c'est pas notre truc. Ca nous dépasse. » En une minute top chrono, Patricia Allémonière en a fini avec les vilains petits canards chômeurs et irresponsables qui ne votent pas. Ca c'est de l'efficacité.
Elle enchaîne avec une interview de rappeurs du quartier, dans les locaux de l'association SOS Bab el Oued, « le seul endroit où les jeunes peuvent se rencontrer et échanger ». Nous avons donc dû halluciner les scènes précédentes durant lesquelles des Algériens discutaient entre eux dans la rue.
Sur un air du célèbre groupe de rap français NTM, les rappeurs algérois adaptent leur texte : « Pour un bout d'herbe, tu te fais embarquer, tabasser, insulter, lourde peine à passer, les limites sont dépassées. » Est-il fréquent de fumer des joints en Algérie ? La police fait-elle du zèle ? Pourquoi, comment les décisions de justice sont-elles rendues et quelles sont les conditions de détention ? L'envoyée spéciale de TF1, décidément inspirée, s'avance : « Les groupes de freestyle augmentent mais les salles de concert font défaut ». Un lien logique ? Une source ? Toujours pas. En fond, à défaut que le reportage ne sache le développer, les rappeurs reprennent en cœur : « De toute façon, on va se défoncer avant de se faire défoncer. » Malaise. Dans un dialogue de sourds que n'aurait pas renié un Hubert Bonisseur de La Bath, le reportage se poursuit sur le même ton, dont l'absurdité aurait pu être comique si seulement elle n'avait pas été réelle.
Même modus operandi pour l'équipe d'Intégrales Productions dans son récent reportage pour Arte. Même raccourcis. En voix-off sur des images de manifestants embarqués par la police algérienne : « Alger en plein ébullition. » Les manifestations ? « Elles se sont très vite propagées à l'ensemble du territoire. » Les Algériens à qui j'en ai parlé préfèrent en rire ; à Oran, deuxième ville la plus peuplée du pays, il n'y a pas l'ombre de la moindre manifestation.
La suite est du même acabit. Un coup de loupe grossissante sur le jeune mouvement militant Barakat, un autre sur les salafistes, un dernier sur les heurts prétendument communautaires à Ghardaïa entre Arabes et Berbères. Et pour parfaire le décor sans se mouiller, rien de mieux que relayer une rumeur au conditionnel : « Certains éléments radicaux seraient financés par de riches familles du Golfe pour anéantir les Berbérophones. » Brrr, du frisson en veux-tu en voilà.
Il y en a d'ailleurs pour tous les goûts : de la petite musique orientale saupoudrée tout au long du reportage pour faire rêver la ménagère jusqu'à l'évocation des libertés fondamentales bafouées avec à l'image une femme portant le niqab – subliminal, chapeau ! – pour conforter la France des clochers dans sa peur du Sarrasin. Plus à une inexactitude près, la voix-off ne s'embarrasse d'aucune nuance en conclusion et prophétise tout en sous-entendu : « Pendant que le régime veille, d'autres en profitent pour entonner le chant des révolutions arabes. Celui-là même qui avait fini par mener les dictateurs à leur perte. » A l'évidence, l'équipe d'Intégrales Productions n'a pas cru bon de demander aux Algériens ce qu'ils pensaient de la révolution menée par leurs voisins Libyens.
Papier fourre-tout et amalgames
Pour Le Monde, l'Algérie est en « ébullition avant la présidentielle ». C'est à dire dans un état de « vive effervescence, d'agitation violente » si l'on se réfère à la définition du dictionnaire Larousse. Après avoir rappelé dans un premier paragraphe le contexte de cette élection présidentielle, la journaliste met les pieds dans le plat dès le deuxième. Pêle-mêle sont entassés dans le même sac les violents affrontements à Ghardaïa (centre du pays), la maison de la Culture incendiée à Béjaïa (sur la côté, à l'Est d'Alger, en petite Kabylie), les jeunes refoulés lors d'un meeting à Paris puis à Batna (Est, à l'intérieur des terres) et quelques meetings annulés par craintes de débordements. Un gloubi-boulga de violences sans explication ni mise en perspective laissant tout loisir au lecteur de s'imaginer un début de guerre civile. Pourquoi et depuis quand dure le conflit à Ghardaïa ? Qui a incendié la maison de la Culture ? Combien de meetings non-tenus sur tous ceux organisés ? Combien de participants sur le nombre total d'habitants des villes ciblées ?
Oui, c'est sûr, ces questions amènent des réponses nettement moins sexy. Mais doit-on au lecteur le divertissement ou la vérité ?
Les affrontements à Ghardaïa sont antérieurs à la campagne présidentielle et leur origine reste aujourd'hui encore inexpliquée. Jusqu'à présent, aucune preuve n'a été apportée et seules des rumeurs ont été relayées. Certains parlent d'un conflit purement communautaire et de manipulation – le pouvoir politico-militaire algérien, pompier pyromane, est un expert en la matière et n'en est pas à son premier coup d'essai. D'autres, plus discrètement, m'ont parlé de règlements de compte liés au trafic de drogue, Ghardaïa étant un point névralgique de passage. Aucune certitude. Pour s'en faire une, il faut creuser, fouiller, remuer, amasser, recouper et croiser les faits, gratter la surface et aller au delà des apparences, ne pas être le pion communiquant d'un système qui nous dépasse si l'on se contente de suivre le sens du courant.
Pourquoi personne n'a-t-il également cherché à savoir qui avait incendié la maison de la Culture à Béjaïa ? En accolant ce fait à celui de la manifestation qui s'est déroulée dans la même ville, sans qu'il n'y ait pourtant un seul lien logique, une seule preuve de causalité, c'est vous, journalistes, qui endossez le rôle d'incendiaires.
Flashback. Lors de la révolte d'octobre 1988, la police a tiré sur le peuple. A Oran, des médecins m'ont dit avoir d'abord reçu des victimes blessées aux jambes, avant de constater un glissement progressif des impacts vers la partie haute du corps ; l'intention n'était plus de blesser mais clairement de tuer. Le 5 octobre, ils ont reçu un jeune policier atteint en pleine poitrine, avec une plaie au cœur ne lui laissant aucune chance. Le lendemain, l'état de siège était décrété par le président Chadli Bendjedid, qui passait la main aux militaires pour gérer la situation. Personne n'a jamais su qui avait assassiné le policier et aucune enquête n'a jamais été menée. Les services de renseignement, qui quadrillent pourtant le pays et savent se trouver des coupables, ont étonnamment fait l'impasse sur le cas du policier. Parfois, le silence arrange. Mais qui ?
Généralisation et simplification, le journalisme des raccourcis
Désormais les Algériens ne sont plus dupes. Impossible d'établir des statistiques mais lorsqu'on discute avec eux, quel que soit leur niveau socio-culturel, une majorité s'accorde sur trois points : le désintérêt dans la politique, l'attente et le refus de l'ingérence. Symbolique de cette cassure entre le peuple qui ne veut plus prendre part à la mascarade et les marionnettistes au pouvoir, une discussion entre deux Algériennes sur leur lieu de travail cet après-midi, cherchant à savoir si le 17 avril serait un jour férié ou non afin de partir en weekend plus tôt. L'attente, elle, c'est celle du quotidien : on attend une réponse pour un emploi, pour un logement, pour un prêt. Malgré de récentes réformes, la société reste verrouillée et ses membres bien souvent suspendus à la décision d'autorités. Les Paroles D'Algérie sont là pour en témoigner. Quant au refus de l'ingérence – renommée « main étrangère » lorsqu'il s'agit pour les hommes politiques de discréditer un mouvement pacifique de la société civile comme Barakat soit dit en passant –, il semble puiser sa source d'une part dans le fort sentiment patriotique des Algériens, entretenu depuis l'indépendance en 1962, et d'autre part dans la crainte de connaître le sort d'autres pays comme l'Irak et la Libye, déstabilisés par des puissances étrangères pour, entre autres, leurs richesses pétrolières.
Mais pour la journaliste du Figaro, le constat est plus simple : l'Algérie est tout bonnement une « société en errance ». Certains appellent ça un titre putassier. Disons plus poliment qu'une partie non négligeable de journalistes et photographes a cédé à « l'effet instagram » : saturation des couleurs et contraste maximum, recadrage de l'image ou du sens, ajout de lumières artificielles ; il faut que ça en « jette ». Et tant pis si la réalité finit coincée entre plusieurs filtres, dépourvue de nuance, ne faisant d'elle plus qu'une création de son auteur.
« La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve. » a écrit Rûmî, l'un des plus célèbres poètes persans. Chaque Algérien rencontré par Nadjet Cherigui au cours de son reportage est ainsi un fragment réel composant la société ; aucun d'entre eux ne peut cependant la résumer à lui seul. Le faire, c'est trahir les gens qui vous ont fait confiance en partageant leur histoire et prendre les lecteurs pour des benêts en la leur servant à votre sauce. Tout sauf du journalisme.
Nourrir le monstre
Les caméras sont inspectées, le matériel vérifié et les autorisations précieusement gardées. Ou pas. Car avec ou sans, les élections présidentielles algériennes vont attirer comme tout « évènement » leur lot d'envoyés franchement spéciaux et de freelances. Il y a deux jours – soit cinq avant le 17 avril –, l'un d'eux annonçait sur un réseau social connu être en partance pour Alger. Un autre photographe lui répondait, dégoûté, avoir vu sa demande de visa refusée. Le petit cirque s'est mis en marche. Il faut faire tourner la machine médiatique, il faut alimenter l'insatiable fabrique de l'information. Mais à quel prix ? Dans quel but et pour quel résultat ?
Les Algériens ne sont pas moins bons que nous pour utiliser une caméra. Pas moins bons pour photographier une rue couverte d'affiches d'un candidat ou une foule dans un meeting. Pas moins bons pour connaître leur pays et interroger ses habitants. Ils ont même l'avantage du temps, de la langue et de la culture. Qu'attendre en revanche d'un « parachuté », sur deux ou douze jours ?
Au-delà de ce problème de différenciation subsiste celui de la pertinence, de la qualité et finalité du news. Courageusement, les salariés de Libération ont récemment ouvert une brèche à ce sujet. Quant aux freelances, la plupart ne sont libres que de nom. Puisqu'à moins d'avoir suffisamment de temps et de finances, ils devront prendre le train en route et répondre à la demande du marché de l'information en se conformant aux attentes des éditeurs. Pas moins courageusement que les salariés de Libération, Pierre Morel y est lui aussi allé de son petit billet pour demander du changement et plus de solidarité dans un milieu peu enclin à l'auto-critique – l'hypocrisie ambiante et la peur d'être « grillé » n'aidant pas.
Prendre le temps
Et la finalité de billet d'humeur vous demanderez-vous peut-être ? Que l'on ne fasse pas de l'Algérie un Afghanistan médiatique. Où l'on vient, l'on prend sa photo souvenir puis l'on s'en va. Aucun peuple ne mérite moins qu'un autre que l'on s'attarde à sa table. Que l'on prenne le temps de s'intéresser à l'autre. Le temps de le comprendre. Le temps de l'accepter. Et, « inch'allah », de l'aimer. Car c'est en partie l'autre qui nous construit ; le nier, c'est se renier. Et enfin que l'on dépasse ces frontières, ensemble. Avec peut-être plus de légèreté que le ton employé ici. Car comme le chantait Serge Reggiani, « mon pays c'est la vie ».