Khalifa Haftar, un général made in USA à l'assaut de la Libye Par Armin Arefi Le Point
L'ampleur des attaques en a surpris plus d'un en Libye. Et pour cause. C'est à grand renfort d'avions et d'hélicoptères de combat que l'Armée nationale libyenne, un groupe paramilitaire, s'est attaquée vendredi aux milices islamistes de Benghazi, faisant au moins 79 morts et 141 blessés. Et à peine deux jours plus tard, c'est le siège du Congrès général national (CGN), la plus haute autorité politique et législative du pays, qui a été pris d'assaut par des milices de Zenten (Ouest), opposées aux islamistes qui dominent le Parlement libyen. À l'origine des deux attaques, un seul et même homme : Khalifa Haftar, un général à la retraite qui a pris part à la révolution qui a renversé Muammar Kadhafi en 2011. Un homme aux ambitions aussi troubles que son passé, qui l'a vu servir sous les ordres du Guide libyen aussi bien que des États-Unis.
Issu des rangs de l'académie militaire de Benghazi, puis formé dans l'ex-URSS, le général Khalifa Haftar a participé au coup d'État militaire de 1969 qui a mis fin à la dynastie des Senoussi, au profit de Muammar Kadhafi. Nommé chef d'état-major par le colonel lors de la guerre opposant la Libye au Tchad (1978-1987), le haut gradé paie très cher la défaite de son pays. Capturé par les forces tchadiennes en 1987, il est désavoué par Kadhafi en personne, qui le juge responsable de cette "humiliation". Haftar ne le lui pardonnera jamais.
Récupéré par les États-Unis
Abandonné par la Libye, le militaire reste incarcéré trois années au Tchad... avant d'être libéré par les États-Unis. Exfiltré par Washington, l'homme se voit accorder l'asile politique en Virginie, où il devient un farouche opposant à Muammar Kadhafi. "À l'époque, les États-Unis ont accueilli plusieurs opposants politiques libyens, notamment des dissidents militaires, dans la perspective de renverser Kadhafi, leur ennemi numéro un", rappelle Hasni Abidi*, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam).
Après vingt ans d'exil américain, Khalifa Haftar réapparaît en Libye à la faveur du Printemps arabe. En mars 2011, le général rentre à Benghazi, sa ville d'origine, où il est nommé chef des forces terrestres par le Conseil national de transition (CNT), coalition de l'opposition libyenne à l'étranger. Fort de son expertise du combat, il place sous ses ordres plusieurs ex-officiers de l'armée libyenne ayant fait défection. Tout d'abord acculés à Benghazi par les troupes kadhafistes, les rebelles parviennent à renverser la donne, grâce à l'appui décisif des forces aériennes de l'Otan.
Gagnant en influence, Khalifa Haftar suscite bientôt l'inquiétude des autorités de transition, qui voient en lui un militaire ambitieux et avide de pouvoir susceptible d'instaurer une nouvelle dictature militaire dans le pays. Kadhafi tombé, plusieurs officiers de la rébellion proposent que Khalifa Haftar soit nommé chef d'état-major des nouvelles forces libyennes. "Khalifa Haftar était le seul brigadier organisé et discipliné, capable d'assurer la sécurité du pays, souligne le chercheur Hasni Abidi. Mais pour le CNT, accepter sa nomination signifiait se mettre à dos les révolutionnaires."
"Affilié à la CIA"
"De par son passé, les rebelles reprochaient à Haftar d'être affilié à la CIA", renchérit Saïd Haddad, maître de conférences aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. "Cette suspicion ne l'a jamais quitté." Dos au mur, le CNT préfère sacrifier le général. Sauf que depuis octobre 2011, la Libye a sombré dans un indescriptible chaos sécuritaire. Incapable d'intégrer les ex-rebelles, l'armée régulière n'a pu contrer leur montée en puissance au sein de milices qui font désormais la loi dans tout le pays.
Les plus grandes villes sont dorénavant le théâtre d'assassinats visant des juges, des militaires ou des policiers soupçonnés d'appartenir à l'ancien régime. À la violence quotidienne s'ajoutent les velléités séparatistes de certaines milices de l'Est, qui réclament la partition pure et simple de la Cyrénaïque, région qui abrite la majorité des ressources pétrolières du pays. Conséquence directe, les terminaux pétroliers, qui assurent à l'État 80 % de son PIB, sont bloqués depuis mi-2013. Une situation dramatique à laquelle l'exécutif, en état de déliquescence, est incapable de remédier.
Élu en juillet 2012 pour une durée de 18 mois, le Congrès général national a décidé de prolonger son mandat jusqu'à décembre 2014, sans pour autant réussir à adopter une nouvelle Constitution. Au contraire, sous la pression des milices islamistes, le Parlement a adopté en avril 2013 une loi controversée excluant du pouvoir tout responsable ayant servi sous Kadhafi, décimant de fait le camp libéral, l'armée régulière et les administrations. Quant au gouvernement, il vit au rythme des destitutions et nominations de Premiers ministres. Dominé par les islamistes du Parti de la justice et de la construction et leurs alliés, le CGN a ainsi obtenu en mars la tête du Premier ministre libéral Ali Zeidan au profit de l'homme d'affaires Ahmed Miitig, proche des milices islamistes de Misrata.
Rempart contre le terrorisme
"La tournure des événements en Libye provoque un ras-le-bol certain de la population, qui souhaite que cesse cette course vers l'abîme", explique l'universitaire Saïd Haddad. "Dans ce contexte, ajoute le chercheur Hasni Abidi, Khalifa Haftar, bien que détesté, arrive à capter le mécontentement des Libyens." Disposant de relais importants tant chez les militaires que dans le camp libéral, l'ancien général de Kadhafi vient de rallier à sa cause une unité d'élite de l'armée régulière à Benghazi. L'homme bénéficie également du soutien ponctuel des puissantes milices de Zenten, lourdement armées et farouchement anti-islamistes. Récusant les accusations de coup d'État, Khalifa Haftar affirme au contraire "répondre à l'appel du peuple" pour "éradiquer le terrorisme en Libye".
Un terme qui ne doit rien au hasard. Le chaos qui a suivi la chute de Muammar Kadhafi a favorisé la prolifération de groupes islamistes radicaux dans l'ensemble du pays. Le Sud désertique s'est ainsi mué en véritable zone de non-droit où se sont réfugiés nombre de djihadistes d'al-Qaida au Maghreb islamique, fuyant l'intervention française au Mali. À Benghazi, la montée en puissance des islamistes radicaux s'est soldée par l'assassinat en octobre 2012 de l'ambassadeur américain, provoquant un grave traumatisme à Washington.
"Haftar sait pertinemment que le plus important, aux yeux des Occidentaux, est de se débarrasser des islamistes radicaux", pointe Hasni Abidi. "Ainsi, le moyen le plus direct pour gagner le pouvoir en Libye est de se présenter comme le garant de l'ordre et de la stabilité dans le pays." Avec en exemple le cas de l'Égypte voisine, secouée en juillet 2013 par un coup d'État militaire qui a mis fin au règne des Frères musulmans au nom de la lutte contre le terrorisme.
"Il ne fait aucun doute qu'un succès de Khalifa Haftar arrangerait les voisins de la Libye et les puissances occidentales", souligne Saïd Haddad, avant de rappeler que "l'Occident n'a pas réagi outre mesure au renversement de l'ordre constitutionnel en Égypte par le maréchal al-Sissi".
(*) Hasni Abidi, auteur de Où va le monde arabe ? (éditions Érick Bonnier).
Par Armin Arefi