Quand la BNP se prêtait à des achats d'armes pour achever les Tutsi Survie
En plein embargo sur les armes pour le Rwanda, pendant le génocide, les achats ont continué via de grandes banques, en particulier françaises.
Le 18 mai 1994, le Conseil de sécurité adopta un embargo sur les livraisons d’armes à destination du Rwanda en vertu du chapitre VII de la charte des Nations Unies [1]. La France vota pour alors que le général Quesnot, chef d’état-major particulier du Président de la République, y était opposé. Il faisait observer début mai à François Mitterrand que « les forces gouvernementales rwandaises sont à court de munitions et d’équipements militaires. Mais, poursuivait-il, le Quai d’Orsay, faisant état de l’opinion publique et de la nécessité de ne pas alimenter le conflit, estime nécessaire d’appuyer la proposition américaine d’embargo sur les armes et les munitions à destination du Rwanda. » [2]
Bagosora fait son marché aux Seychelles
Le 24 juin 1994, l’ambassade états unienne aux îles Seychelles informa Washington de ses démarches auprès du président René au sujet d’une livraison d’armes au Zaïre destinée en réalité au Rwanda. Celui-ci admit qu’ils avaient pu être abusés et l’a faite interrompre [3].
C’est un parti politique, l’« United Opposition », qui a accusé le gouvernement de jeter de l’huile sur le feu en vendant des armes au Rwanda alors que l’opinion était bouleversée par les atrocités qui s’y déroulaient. Il fit savoir dans la presse locale que le 4 juin, un Zaïrois et un Sud-Africain avaient débarqué de Johannesbourg.
Le 16 juin, un Rwandais était arrivé à bord d’un avion zaïrois. Il repartit pour Goma avec une première cargaison d’armes. Le 18 juin, un avion zaïrois emportait une nouvelle cargaison. La présence d’un Rwandais ne laissait pas de doute sur la destination réelle de ces armes, poursuivait le communiqué, qui demandait au gouvernement de s’expliquer [4]. Le ministre de la Défense des Seychelles, James Michel, était mis en cause [5]. Ces armes faisaient partie d’un stock que le gouvernement seychellois avait confisqué à bord d’un bateau appelé Le Malo, arraisonné en mars 1993 [6]. Elles étaient destinées à la Somalie, frappée alors d’embargo international.
En 1995, l’enquête de Kathi Austin pour Human Rights Watch a révélé que le colonel Bagosora, organisateur du génocide des Tutsi, se faisant passer pour un officier zaïrois, avait négocié cet achat d’armes par l’intermédiaire d’un Sud Africain nommé Petrus Willem Ehlers.
Deux avions d’Air Zaïre transportèrent 80 tonnes d’armes, dont 2 500 fusils d’assaut Kalashnikov AK47, des centaines de milliers de balles pour fusils et mitrailleuses, des grenades, des obus de mortiers, etc. Ces armes arrivèrent à Goma dans les nuits des 16-17 et 18-19 juin 1994. Elles furent remises à l’armée gouvernementale rwandaise à Gisenyi [7]. Au Tribunal pénal international pour le Rwanda, Bagosora confirma qu’une troisième rotation a été suspendue car il risquait lui-même de se faire arrêter (10/11/2005).
Des armes financées par un compte à la BNP
La commission de l’ONU chargée d’enquêter sur les violations de l’embargo a révélé que le général Baoko-Yoka, vice ministre zaïrois de la Défense, a délivré un permis de transport et d’affrètement à Ehlers en date du 13 juin 1994 [8]. Elle a précisé qu’Ehlers a versé aux Seychelles pour cet achat 180 000 $ le 15 juin, puis 150 000 $ le 17, soit 330 000 $ en tout. Son compte en Suisse 82 113 CHEATA, agence de Lugano, Union Bancaire Privée (UBP), a été crédité le 14 juin 1994 de 592 784 $, puis le 16 juin de 734 099 $, soit plus d’un million trois cent mille dollars US. D’après le ministre suisse de la justice, « les ordres de virement au compte de M. Ehlers des 14 et 16 juin 1994 avaient été donnés par la Banque nationale du Rwanda à Kigali. Les fonds émanaient de la Banque nationale de Paris, SA, à Paris » [9]. Le gouvernement français n’a pas répondu à la lettre du 13 août 1998 de la commission d’enquête de l’ONU [10].
En 1998, Le Figaro publie un document du 16 juin 1994 signé Bagosora certifiant que l’avion QC9LV était affrété par l’armée zaïroise pour transporter des armes des Seychelles au Zaïre sous la responsabilité du ministère de la Défense zaïrois [11]. Petrus Willem Ehlers a été secrétaire de Pieter Willem Botha, Premier ministre d’Afrique du Sud. Ehlers connaît bien la France : de 1970 à 1972, il a suivi un entraînement militaire sur les sous marins à Toulon et Lorient, et il est en contact avec JeanYves Ollivier, proche de Michel Roussin, ministre de la Coopération en 1994. Interrogée par Le Figaro sur cette transaction, la BNP n’a pas répondu.
Les victimes attendent réparation
Lors de la Commission d’enquête citoyenne de 2004, FrançoisXavier Verschave déclarait : « Rien n’empêcherait de porter plainte contre M. Ehlers pour complicité dans le génocide, puisque lui avoue avoir été l’intermédiaire dans une livraison d’armes au camp génocidaire. Cela n’a pas été fait, mais ce serait sûrement possible. » [12]
Lors de la même Commission, le sénateur belge Pierre Galand a montré que d’autres banques françaises, d’autres officines de ventes de matériels militaires, ont continué à travailler avec le gouvernement génocidaire après la décision d’embargo. Pourquoi n’auraient-elles pas à rendre des comptes et à verser des réparations aux victimes ?
Jacques Morel
________
[1] Conseil de sécurité ONU, Résolution 918, 17 mai 1994.
[2] Note du général Quesnot à l’attention de M. le Président de la République, 3 mai 1994.
[3] Malott, « Seychelles arms for Zaire », 24 June 1994.
[4] Malott, « Seychelles arms for Rwanda », 28 June 1994.
[5] Pitiful Denial : Sale of Malo Arms, Regar (Seychelles), July 8, 1994.
[6] « Les Seychelles : Marchands de Mort », La Lettre de l’Océan Indien, 2 juillet 1994.
[7] Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity.
[8] UNICOI, Rapport sur la fourniture d’armes aux anciennes forces armées gouvernementales rwandaises, ONU, S/1996/195, 14 mars 1996, section 33, p. 9.
[9] UNICOI, Additif au 3e rapport, 22 janvier 1998, ONU S/1998/63, section 21.
[10] UNICOI, Rapport final, 18 novembre 1998, ONU S/1998/1096, section 73, p. 16.
[11] Caroline Dumay et Patrick de Saint Exupéry, « Les armes du génocide », Le Figaro, 3 avril 1998, p. 4.
[12] F.X. Verschave, L. Coret, L’horreur qui nous prend au visage, Karthala, 2005, p. 129.