Rwanda : lettre ouverte aux parlementaires suite à l’audition d’Hubert Védrine Survie
Madame la Députée, Monsieur le Député, Madame la Sénatrice, Monsieur le Sénateur,
Au mois d’avril, lors de la vingtième commémoration du génocide des Tutsi du Rwanda, la présence française dans ce pays entre 1990 et 1994 a fait l’objet d’un débat qui s’est durci à un point jamais atteint lors des années précédentes. La presse française a répercuté les interrogations insistantes concernant la politique menée au Rwanda, ainsi que les accusations portées par des journalistes, des chercheurs, des associations. Des responsables politiques se sont exprimés sur le sujet.
Un point a particulièrement retenu l’attention de Survie.
Lors de son audition par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 16 avril dernier, Hubert Védrine a admis l’existence de livraisons d’armes à l’armée rwandaise pendant le génocide des Tutsi (avril à juillet 1994).
Interrogé par le député socialiste Joaquim Pueyo, qui lui demande : « Est-ce que la France a livré des munitions aux forces armées après le début du génocide ? À quelle date ? », l’ancien secrétaire général de l’Élysée répond :
« Ce que je crois être le cas, ce que j’ai compris à l’époque ou après, avec le recul ou maintenant, c’est que la France a donc armé l’armée rwandaise pour résister aux attaques du FPR et de l’armée ougandaise, avec un certain type d’armement qui n’a jamais servi au génocide. Donc c’était armé dans ce but à partir de 1990 et après. Donc il y a eu des livraisons d’armes pour que l’armée rwandaise soit capable de tenir le choc parce que s’il n’y avait pas d’armée capable de tenir le choc, vous pouvez oublier Arusha et tout le reste, il n’y a plus les éléments, il n’y a plus le levier pour obtenir un compromis politique. Donc, il est resté des relations d’armement et c’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies : c’est la suite de l’engagement d’avant, la France considérant que pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire. Ça n’a jamais été nié, ça. Donc, c’est pas la peine de le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable masquée. C’est dans le cadre de l’engagement, encore une fois, pour contrer les attaques, ça n’a rien à voir avec le génocide [1]. »
Après Bernard Kouchner, selon lequel « Paris a livré des armes jusqu’en août 1994 », M. Védrine reconnaît donc lui aussi l’existence de ces livraisons. Or, un embargo international avait été décrété le 17 mai 1994 par l’Organisation des Nations Unies.
Hubert Védrine justifie les livraisons d’armes pendant le génocide par la nécessité de « contrer les attaques » du Front Patriotique Rwandais (FPR) « pour imposer une solution politique ».
Mais, dans le contexte génocidaire, aider l’armée rwandaise à « bloquer l’offensive militaire » du FPR revenait à permettre que se poursuive le génocide des Tutsi à l’arrière du front, puisque ce sont les troupes du FPR qui mettaient fin à l’extermination des Tutsi au fur et à mesure de leur progression.
M. Védrine refuse par ailleurs de prendre en compte ce que les documents militaires français eux-mêmes nous apprennent sur le rôle de l’armée rwandaise dans le génocide. L’ordre d’opération Amaryllis, daté du 8 avril 1994, indique ainsi que « les membres de la garde présidentielle » ont procédé dès le 7 avril au matin à Kigali à « [l’]arrestation et [l’]élimination des opposants et des Tutsi ». Pour sa part, l’ordre d’opération Turquoise du général Lafourcade, daté du 25 juin 1994, mentionne « un génocide perpétré par certaines unités militaires rwandaises et par des milices Hutues à l’encontre de la minorité Tutsie ». Il n’y a donc aucune ambiguïté sur le rôle joué par les Forces armées rwandaises dans les massacres. Comment M. Védrine peut-il dès lors prétendre que l’État français ne leur a fourni qu’« un certain type d’armement qui n’a jamais servi au génocide » ?
Le distinguo qu’il opère entre les armes ayant servi à combattre le FPR et les armes ayant servi au génocide n’a aucun sens. En affirmant, dans l’exposé liminaire de son audition, que « [les Hutu] n’ont pas fait les massacres avec les armes françaises fournies pour tenir la frontière avec l’Ouganda. Les massacres, comme vous le savez, ont été faits à coups de machettes, village par village », il réécrit l’Histoire : en réalité, une part non négligeable des victimes du génocide a été tuée par armes à feu (balles, éclats de grenade, etc) [2]. Le modus operandi courant était d’attaquer les Tutsi, préalablement regroupés dans des édifices publics ou des centres religieux, à la grenade et au fusil, avant de les achever à l’arme blanche. Étant donné qu’à l’exception peut-être des munitions pour hélicoptères, tous les types d’armes dont disposaient les Forces Armées Rwandaises (FAR) ont été utilisés pour commettre le génocide (armes de poing, munitions de 5.56 et 7.62 pour les fusils R4, Kalachnikov, et Fal, grenades à main, grenades à fusil, et même obus de mortier), il fait peu de doute que les livraisons d’armes par notre pays à partir d’avril 1994 ont servi à la fois à la guerre contre le FPR et au génocide des Tutsi.
Hubert Védrine devrait par conséquent expliquer qui sont les responsables politiques ou militaires français de l’époque qui ont donné l’ordre de livrer des armes aux génocidaires pendant le génocide, quels types d’armes ont été livrés, à quelles dates, par quels canaux, avec quels financements. Est-ce que Paul Barril, signataire le 28 mai 1994 d’un contrat de fourniture d’hommes et de munitions avec le Gouvernement intérimaire rwandais, a joué un rôle dans une « stratégie indirecte » évoquée à la fois par le général Quesnot et le général Huchon [3] ?
Il appartient au Parlement de demander des comptes au pouvoir exécutif sur la politique menée au Rwanda. Il est aujourd’hui évident que le travail important conduit en 1998 par la Mission d’information parlementaire présidée par Paul Quilès n’a pas permis d’éclairer la question des livraisons d’armes pendant le génocide –ce qui sous-entend que l’exécutif a menti aux députés en leur cachant ces livraisons.
N’en va-t-il pas de même pour d’autres aspects de l’action de la France au Rwanda pendant le génocide ? Entre autres : pourquoi le Gouvernement intérimaire rwandais s’est-il constitué pour partie à l’ambassade de France les 8 et 9 avril 1994 et quel rôle l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud a-t-il joué dans sa formation ? Pourquoi l’opération Amaryllis, n’a-t-elle pas eu pour objectif de stopper les massacres des Tutsi dans les premiers jours du génocide ? Pourquoi des liens politiques, diplomatiques et militaires étroits ont-ils été maintenus avec le Gouvernement intérimaire rwandais et les FAR pendant le génocide ? Quels étaient les objectifs de l’opération Turquoise en dehors de ceux affichés officiellement ? Nos soldats ont-ils évacué le Gouvernement intérimaire rwandais vers le Zaïre ?
La responsabilité qui vous incombe en tant qu’élu-e est de contribuer à établir la vérité sur cette politique.
Pour cela, nous vous demandons de faire en sorte :
- que soit communiqué aux magistrats du pôle anti-terroriste et du pôle « génocide et crimes contre l’humanité » du tribunal de grande instance de Paris l’ensemble des archives concernant les dossiers qu’ils instruisent (attentat du 6 avril 1994, plaintes contre des militaires de l’opération Turquoise, rôle de Paul Barril pendant le génocide) ;
- qu’une commission d’enquête parlementaire soit créée pour faire toute la lumière sur les livraisons d’armes aux Forces Armées Rwandaises dans lesquelles notre pays est impliqué, avant, pendant et après le génocide ;
- que cette commission exige la déclassification de tous les documents liés à ces livraisons et qu’elle tienne toutes ses auditions publiquement.
Veuillez agréer, Madame la députée, Monsieur le député, Madame la sénatrice, Monsieur le sénateur, l’expression de nos sentiments respectueux.
[1] http://videos.assemblee-nationale.f... La question de M. Puyeo se trouve à 1’02’’ dans son intervention. La réponse de M. Védrine se trouve à 6’40’’ dans son intervention finale. Il est à noter que la transcription officielle des propos de M. Védrine gomme les éléments qui permettent de comprendre qu’il parle des livraisons ayant eu lieu après le début du génocide.
[2] La proportion est par exemple de 15 % dans la préfecture de Kibuye (Dictionnaire nominatif des victimes du génocide dans la préfecture de Kibuye, réalisé par l’association Ibuka).
[3] Général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand, le 6 mai 1994 ; général Jean-Pierre Huchon, chef de la mission militaire de coopération, le 9 mai 1994.