Ancien officier français au Rwanda, je veux connaître le rôle de la France dans le génocide des Tutsis et dans le drame rwandais Par Guillaume Ancel Blog MdP
En 1994, un génocide a été commis au Rwanda, faisant près d'1 million de victimes en 100 jours.
Ce génocide a été organisé par le gouvernement rwandais de l'époque et exécuté notamment par ses forces armées, les FAR.
Ce ne fut pas une déchaînement de violences spontanées de paysans misérables, mais une entreprise démente, structurée et systématique
d'éliminations des Tutsis du Rwanda. 1 million de victimes en 100 jours, c'est 10.000 personnes éliminées quotidiennement pendant plus de 3 mois, une "productivité" dans le massacre que même les nazis n'avaient pas réussi à atteindre.
Le 22 juin 94, au 75° jour du génocide, la France déclenche l'opération Turquoise, après avoir obtenu un mandat humanitaire de l'ONU.
J'ai participé à cette opération comme capitaine de la force d'action rapide. J'étais spécialiste du guidage au sol des frappes aériennes au sein d'une unité de combat de la légion étrangère. J'avais 28 ans, dont 4 ans de formation approfondie au "métier des armes" et déjà 5 années en unité de combat.
UNE VERSION OFFICIELLE TROP ÉLOIGNÉE DE LA RÉALITÉ
J'ai raconté cette intervention "vue de l'intérieur" dans un roman, Vents sombres sur le lac Kivu, dont la vocation était de donner une image réaliste d'une opération militaire mais il s'avère que ce roman est aujourd'hui la version la moins romancée de l'opération Turquoise.
C'est le décalage entre la version officielle et la réalité des missions que j'ai effectuées sur place qui m'oblige à témoigner, car comment peut-on comprendre et réfléchir sur le rôle de la France dans le drame rwandais si on ne connaît même pas les pièces du puzzle ?
Certaine sont rondes et difficilement contestables.
- les unités de l'armée française avec lesquelles je suis intervenu se sont comportées de manière très professionnelle et ont fait ce que les
responsables politiques français attendaient d'elles. J'ai un profond respect pour mes anciens compagnons d'arme, et il ne m'appartient pas de les critiquer.
- ces unités n'ont jamais participé au génocide, jamais.
- ces unités militaires françaises, quand elles en ont reçu l'ordre, ont protégé avec efficacité les rescapés du génocide, je pense notamment au camp de réfugiés de Nyarushishi (8.000 pers) sécurisé par la compagnie de combat de la légion étrangère dans laquelle j'étais intégré.
DES DÉCISIONS POLITIQUES LOURDES DE CONSÉQUENCES
D'autres pièces du puzzle sont des angles, qui ne trouvent pas leur place dans ce dessin arrondi. Elles posent question, non sur le comportement des militaires français mais sur des décisions politiques qui ont pour conséquence de faire apparaître la France comme ayant soutenu, protégé et armé un gouvernement génocidaire...
En effet le récit des missions que j'ai effectuées pendant l'opération Turquoise, et je ne crois pas que quiconque soit mieux placé que moi pour
expliquer ce que j'ai fait, pose des questions difficiles :
Nous sommes intervenus avec une armada militaire (près de 3.000 hommes, unités de combat de la Force d'Action Rapide, avions de chasse). Si la mission était humanitaire comme cela est encore affiché pour l'opération Turquoise, nous aurions dû logiquement intervenir contre les génocidaires, c'est-à-dire contre le gouvernement rwandais et ses forces armées.
Au lieu de cela, nos responsables politiques ont décidé que nous devions stopper leurs opposants militaires. J'ai reçu l'ordre le 22 juin de préparer un raid sur Kigali pour reprendre la capitale et le 30 juin de guider des frappes aériennes contre les colonnes du FPR. Ces ordres ont été annulés in extremis, quel débat animait alors nos gouvernants ?
NOUS NE NOUS SOMMES PAS BATTUS CONTRE LES GÉNOCIDAIRES, MAIS NOUS LEURS AVONS LIVRE DES ARMES
Lorsque nous avons enfin changé d'orientation, - seulement le 1° juillet -, nous n'avons pas cherché à neutraliser ce gouvernement génocidaire, ni ses forces armées. Au contraire nous les avons laissés se réfugier au Zaïre et commettre en plus l'exode de leur propre population, un nouveau drame humanitaire. En n'agissant pas, avons-nous été complices ?
Enfin et beaucoup plus grave, j'ai assisté à une livraison d'armes, dans la 2° quinzaine de juillet, à destination des camps de réfugiés à l'est du Zaïre, générant des décennies de conflit qui n'ont jamais réellement cessé depuis. Pas des armes confisquées comme je l'ai d'abord cru, mais bien des stocks d'armes livrés sur place, en pleine mission humanitaire.
DES INFORMATIONS CRUCIALES ÉCARTÉES
J'ai longtemps pensé que ces décisions avaient pu être prises par des gouvernants qui n'avaient pas connaissance du rôle génocidaire de ceux qu'ils soutenaient. Mais il apparaît que le service de renseignement de l'Etat français, - la DGSE - , avait clairement établi et informé nos décideurs politiques du rôle génocidaire du gouvernement rwandais et de ses forces armées, avant même l'opération Turquoise (en particulier dans une note du 04 mai 94). Pourquoi nos responsables politiques ont-ils décidé d'écarter ces informations cruciales ? Pourquoi n'ont-ils pas condamné et neutralisé ce gouvernement génocidaire comme le leur recommandait pourtant la DGSE ?
UNE COMMISSION D'ENQUÊTE S'IMPOSE
Je ne doute pas que leur intention était autre que d'aider des génocidaires, mais les conséquences de leurs décisions sont d'une extrême gravité.
Aussi, comme citoyen français, je souhaiterais savoir quelles décisions politiques ont été prises, par qui et pour quelles raisons.
Et en tant qu'ancien officier ayant participé à l'intervention militaire de la France au Rwanda, je souhaiterais savoir si je risque un jour d'être mis en examen pour complicité d'un crime insoutenable et imprescriptible, le génocide.
OUVRIR LES ARCHIVES, Y COMPRIS CELLES DE LA DGSE
Pour répondre à ces questions, il me semble indispensable qu'une commission d'enquête puisse faire la lumière sur le rôle réel de la France dans le drame rwandais et sur les responsabilités qui incombent aux décideurs de l'époque, une commission d'enquête qui permette aux Français de juger par eux-mêmes, une commission d'enquête qui s'appuie sur l'ouverture complète des archives, y compris celles de la DGSE.
Rappelons que la mission parlementaire d'information sur le rwanda (1998) n'avait pas les pouvoirs et l'objet d'enquêter et que, par ailleurs, proposer de la confier aujourd'hui à l'ONU serait garantir son inefficacité...
Une commission d'enquête serait prendre le risque de regarder en face nos responsabilités et s'assurer aussi que, si nous avions commis des erreurs, elles ne puissent pas se reproduire de la même manière.
HONORER LE COURAGE DE LA NATION ET LA MÉMOIRE DES VICTIMES
Certains se drapent dans "l'honneur de la France" pour éviter cette enquête, je leur réponds simplement que cette "volonté de savoir" serait faire honneur au courage de la nation. D'autres voudront l'empêcher à tout prix, qu'ils évitent néanmoins de me calomnier ou de me menacer, ce n'est pas le sujet.
Enfin, quelles que soient les conclusions de cette commission d'enquête, il ne serait pas indécent que des lieux de mémoire soient élevés, en France, pour honorer le souvenir du million de victimes que nous n'avons pas su empêcher, dans le dernier génocide du XX° siècle.
(Cet article a été publié avec quelques modifications dans Le Monde du samedi 30 août 2014)