APD : l’Aide en Plein Délire Billets d'Afrique
Entre légitimation des paradis fiscaux et approche « innovante » s’appuyant sur le privé, l’aide française ne cesse de renforcer son pouvoir de nuisance.
Le Parlement a finalement adopté en juin la première « loi d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale ». Le texte initialement creux, patchwork de bonnes intentions et de grands principes compilés sans aucune dimension programmatique (Cf. Billets n°232, février 2014), aurait pu, grâce à quelques parlementaires, permettre des progrès en termes de transparence financière des entreprises appuyées par des organismes de développement français : plus qu’une valeur d’exemple, il s’agissait d’imposer un effet d’entraînement sur les contraintes réglementaires futures vis à vis de toutes les entreprises.
Mais les amendements porteurs de ces avancées ont été, à l’Assemblée comme au Sénat, systématiquement battus en brèche par le gouvernement (Cf. Billets n°234 et n°236, avril et juin 2014). Comme pour souligner amèrement cette occasion manquée, le Canard enchaîné a publié à quelques jours de l’adoption définitive de la loi un article assassin, « l’aide au développement des paradis fiscaux » (11 juin). Il y était question de certaines prises de participation de la Proparco (filiale privée de l’Agence Française de Développement) dans des fonds domiciliés dans des paradis fiscaux et réalisant des investissements en Afrique, et surtout de l’opacité sur le nombre et la finalité de ces placements offshore du groupe AFD. Exactement le type d’informations que le gouvernement avait empêché les parlementaires d’exiger de la part de l’AFD, en bloquant les amendements qui pouvaient, à l’avenir, imposer plus de transparence.
Des paradis fiscaux coopératifs
Interrogée le 17 juin par une commission du Sénat, la directrice de l’AFD, Anne Paugam, a fait mine de démentir Le Canard en expliquant que son groupe « ne participe pas à des fonds d’investissement logés dans des pays figurant sur les listes noires établies par le code général des impôts et par le Forum de l’OCDE ». Et comme l’Ile Maurice et les Iles Caïmans échappent aux listes de l’OCDE, qui indexe en revanche Chypre et le Luxembourg mais selon un critère que refuse d’appliquer l’AFD, celle-ci ne voit pas le problème : certains parlent de paradis fiscaux, mais pour elle ce ne sont pas des Juridictions Non Coopératives (JNC), nuance !
Quant aux traités de non double imposition signés entre ces territoires et les pays où se fait l’investissement final, qui permettent de réduire l’impôt de l’investisseur en toute légalité, la Proparco considère qu’elle n’a pas à se permettre un jugement sur les choix souverains qui les ont amenés à les signer. Autrement dit, tant que c’est légal, c’est légitime…
Il en est de même pour le secret bancaire, une « tradition » du secteur financier à laquelle Proparco, explique-t-elle en réunion face à des ONG, ne peut pas s’opposer sans risquer de rebuter ses partenaires financiers : le développement exigeant, selon elle, que l’investissement puisse se faire, il ne faudrait pas imposer une transparence qui risquerait de menacer son investissement, et donc le développement ! Une logique à toute épreuve… si l’on fait abstraction de l’impact global désastreux de cette opacité reine dans le milieu financier, qu’un organisme de développement pourrait pourtant chercher à remettre en question. A moins que le véritable risque soit que l’investissement soit finalement réalisé par un autre organisme moins regardant ? Ô cruelle concurrence entre bailleurs de fonds, condamnés à voir leur portefeuille s’agrandir...
Des sous, peu importe par où
S’il y a bien une organisation qui ne contredira pas l’AFD et le gouvernement sur de tels choix, c’est Coordination Sud, la « coordination nationale des ONG françaises de solidarité internationale ». Dans son communiqué du 24 juin, elle s’est en effet « félicitée » de l’adoption de cette loi qui, selon son président, permet d’« en finir avec le caractère discrétionnaire des politiques menées depuis les années 1960 ». Son seul grief portait sur la baisse envisagée de l’enveloppe d’APD dans le projet de loi de finances rectificative de cette année. « Plus d’aide ! » est donc toujours le slogan emblématique pour Coordination Sud, qui ne trouve rien à redire que l’AFD -un bailleur important de ses 140 ONG membres- utilise et légitime les siphons de la finance internationale et les juridictions de complaisance où s’abritent l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et les trafics de drogues, d’armes et d’humains qui ravagent les pays dans lesquels on pourra encore longtemps mener des projets de développement.
Lutte contre la pauvreté des riches
Mais cette revendication arcboutée sur la rallonge budgétaire trouve évidemment assez peu l’oreille d’un gouvernement braqué sur l’austérité. Aussi Pascal Canfin, alors ministre chargé du développement qui préparait sa loi d’orientation sans programmation, avait-il commandé un rapport sur les approches « innovantes » de l’APD à Emmanuel Faber, vice-président du groupe Danone, et Jay Naidoo, président de l’ONG qui avait accompagné Danone pour lancer en 2006 un yaourt « pour les pauvres » au Bangladesh, emblématique de la vague du « social business ». En toute logique, nos deux experts ont donc proposé de rediriger l’aide publique vers… le privé. Ou, plus exactement, d’« accompagner [des] initiatives d’économie d’inclusive, où entreprises, ONG, pouvoirs publics, collectivités locales, fondations inventent ensemble des modèles "hybrides" pour répondre à des problèmes concrets de développement durable, engagées dans des projets ou programmes au plus proche des réalités de terrain ».
Ainsi, le constat -facile- de l’inefficacité de l’aide ne doit surtout pas amener à interroger les causes politiques du problème, mais pousser vers l’économie inclusive, un concept tout droit issu de l’univers merveilleux de la « gouvernance », où antagonismes politiques et rapports de force ont disparu au profit d’un monde lissé et apolitique. Que n’y a-t-on pensé plus tôt ? il suffit de mettre autour de la table de séduisantes « coalitions d’acteurs » : « groupements de femmes, entreprises, collectivités locales et ONG », une énumération qui ne distingue plus rien et fournit un amalgame pratique. On comprend que financer le projet d’une ONG qui ne s’associerait pas à une entreprise ne serait pas « inclusif » ; et si les circuits de l’aide française peuvent « inclure » encore davantage les boites made in France, ça n’est sûrement pas Danone et consorts qui s’en plaindront.