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L’extraordinaire violence ordinaire de l’exploitation coloniale

par Entre les lignes, entre les mots 9 Février 2015, 12:49 Colonialisme Extermination Violence Histoire Olivier Le Cour Grandmaison France Afrique Algérie

L’extraordinaire violence ordinaire de l’exploitation coloniale

En introduction, Olivier Le Cour Grandmaison revient sur la réthorique impériale-républicaine, la place de l’anthropologie et de la géographie médicale, l’écriture d’une « histoire édifiante », les récits apologiques des dirigeants de la Troisième République (et pas qu’eux) qui « ont fait disparaître ces événements, incompatibles avec le grand roman national et impérial qu’ils ont élaboré, puis diffusé avec constance ». Il s’agit bien d’un « passé reconstruit ».

L’auteur parle des savoirs médicaux, du conservatisme de la hiérarchie miliaire sourde aux interpellations des médecins, des morts de la conquête coloniale, « par la faute de ceux qui la conduisent »…

Il introduit sur cette « hygiène tropicale », science pratique au service de l’empire, des dispositions hygiénistes « à la hauteur » des ambitions coloniales, des médecins contribuant « à transformer les armées en campagne en force de protection ». Deux faces d’une même entreprise, « colonisation-conquête », « colonisation-civilisation ». L’auteur souligne les rôles importants du médecin à coté de ceux de l’instituteur dans la présence française et les discours sur l’amélioration du sort des « indigènes »…

Il parle de sexualité, de corruption des mœurs, de peur du métissage, de hantise de l’indigénisation, d’ordre moral et racial, de « politisation remarquable de la sexualité, des questions matrimoniales et familiales, qui subvertit les frontières entre l’intime et les affaires publiques », d’hygiénisme et de moralisme, d’hygiénisation de la vie quotidienne et des espaces… L’hygiène comme science pratique et totale, « Totale, elle l’est aussi en raison de ses finalités, puisqu’il s’agit d’étendre ses prescriptions à l’ensemble de la société coloniale, conçue comme un corps physique, sexuel, économique, social, urbain et politique ».

Olivier Le Cour Grandmaison poursuit avec la ségrégation, « les autochtones doivent être physiquement séparés des Blancs afin que leurs relations avec eux soient limitées aux seules nécessités du travail », la défense de l’ordre public colonial, la politisation « remarquable » de l’urbanisme et de l’architecture, « Les villes, les villages et les maisons deviennent donc coloniaux », les conceptions hiérarchisées du genre humain…

Travail, travail forcé, corvées, violences extrêmes, châtiments corporels, brimades… « Jointes aux dispositions mentionnées, ces spécificités aident à saisir les singularités de l’exploitation coloniale, qu’aggravent les prérogatives exorbitantes des gouverneurs généraux et de leurs subordonnés sur le terrain, l’oppression particulière liée aux règlements autoritaires des pouvoirs publics (interdiction du droit de grève, des syndicats et des partis) et l’ampleur des bouleversements provoqués par la « mise en valeur » des colonies ».

Olivier Le Cour Grandmaison souligne le lien avec deux de ces précédents ouvrages Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial et La République impériale. Politique et racisme d’État (voir en fin de note) : « Si ces trois ouvrages peuvent être lus isolément, ils n’en forment pas moins un triptyque. Leurs parties se complètent, s’éclairent mutuellement et composent un ensemble cohérent, quant bien même il ne saurait être exhaustif. Les violences des guerres de conquête et des opérations militaires destinées à rétablir l’ordre imposé par la métropole, celles de l’exploitation, le rôle des sciences coloniales, le statut des « indigènes », le droit appliqué outre-mer y sont étudiés sur la longue durée afin d’en suivre les évolutions, les transformations significatives ou, au contraire, la permanence. Je n’ignore pas les facteurs économiques, sociaux et politiques, qu’ils soient nationaux ou internationaux, ni l’influence prépondérante d’autres disciplines, comme la psychologie ethnique. Des pages nombreuses lui sont d’ailleurs consacrées, puisqu’elle a joué dans l’entre-deux-guerre et après 1945 un rôle majeur dans la définition de l’autochtone comme mineur soumis à la puissance de ses instincts et de son affectivité, rétif au travail et dangereux pour l’ordre et la moralité publics »

Sommaire :

Chapitre I : Pathologie exotique, médecine et hygiène coloniales

Chapitre II : Savoir vivre sous les tropiques

Chapitre III : Villes coloniales et races dangereuses

Chapitre IV : Hygiène coloniale, travail et « mentalité primitive »

Chapitre V : Exploitation coloniale : travail forcé et esclavage domestique

Olivier Le Cour Grandmaison en conclusion revient, entre autres, sur l’extraordinaire violence ordinaire de l’exploitation coloniale, « Dramatique banalisation des violences et des comportements extrêmes, lesquels perdurent à cause de cette banalisation même », des massacres administratifs, des multiples obligations juridiques aux quelles sont soumis les « autochtones ». Il argumente autour du livre de Conrad Joseph « Coeur des ténèbres ». L’auteur indique que « la signification de la paix outre-mer se découvre : elle n’est que le nom avantageux donné à la stabilité de l’oppression et de l’exploitation » et termine par : « L’exploitation coloniale : le vrai visage du capitalisme ? Non, l’un des plus terribles »

Une livre prenant et nécessaire. Le rôle des savants, ces scientifiques de l’ordre établi, ne sera jamais assez souligné, hier comme aujourd’hui. Leur prétention à dire la vérité doit en permanence être interrogé de manière critique, en particulier leur soit-disant neutralité politique. Si les expertises, des sciences dites sociales, peuvent donner des éclairages, souligner des points invisibilisés, ouvrir des perspectives élargies de compréhension, etc., elles ne sauraient cependant se substituer aux débats politiques…

Après la lecture de ces ouvrages, j’espère un autre livre restituant les paroles, les analyses des « autochtones » et les « rares » analyses anticolonialistes en phase avec les combats des populations colonisées.

Et peut être aussi, un ouvrage pluridisciplinaire, mettant en relation les constructions savantes de la soumission, de l’inégalité, de l’ordre établi, les universitaires édifices des incapacités des femmes, des ouvrier-e-s, des non-blanc-he-s, des autres…

Du même auteur

L’indigénat. Anatomie d’un »monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français : caractere-exorbitant-du-droit-colonial-et-monuments-du-racisme-detat/

La République impériale. Politique et racisme d’État : lautre-face-de-la-republique/

Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial : logiques-propres-et-totalisantes-de-l’action-coloniale/

« Colonialisme : les crimes de la République » : colonialisme-les-crimes-de-la-republique/

Sous la direction d’Olivier Le Cour Grandmaison : Douce France. Rafles Rétentions Expulsions : etre-sans-papiers-nest-pas-delit-cest-une-situation-administrative/

En complément possible :

Ann Laura Stoler : La chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, lintimite-domestique-et-familiale-comme-site-politique-intrinsequement-critique-ou-setablissaient-les-affiliations-raciales/

Ann Laura Stoler, Frederick Cooper : Repenser le colonialisme : complexite-des-influences-mutuelles-des-politiques-de-classe-europeenne-et-des-politiques-raciales-coloniales/

Le rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo : rapport et documents (1905-1907). Mission Pierre Savorgnan de Brazza. Commission Lanessan : crimes-contre-lhumanite-les-realites-de-la-colonisation-francaise/

Olivier Le Cour Grandmaison : L’empire des hygiénistes

Vivre aux colonies

Fayard, Paris 2014, 362 pages, 23 euros

Didier Epsztajn

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