Les conflits en Afrique dans les médias français (1/2) Billets d'Afrique
Entretien avec François Robinet, Maître de conférences en histoire, qui a travaillé sur la couverture, par les médias français, des conflits en Afrique. À partir de l’étude d’articles de presse, de sujets de télévision et de photos entre 1994 et 2008, ainsi que d’entretiens avec des journalistes, il a mis en valeur la récurrence d’une certaine représentation de ces conflits et de leurs acteurs, notamment lorsque que l’armée française y est engagée.
Billets d’Afrique : Vous faites partir cette étude de 1994. Pourquoi le choix de cette date ?
A l’issue de la couverture médiatique du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, il y a eu de nombreuses polémiques autour du rôle de la France, mais aussi autour de la manière dont l’événement a été couvert par les journalistes. Parmi les accusations, il y avait l’idée que ce génocide n’avait d’abord pas été rendu visible par les journalistes français, puis qu’on avait rendu extrêmement visible un autre drame humanitaire – mais qui n’est pas de la même nature – à savoir la situation catastrophique des réfugiés dans les camps au Zaïre. La détresse de ces réfugiés rwandais au Zaïre aurait, pour certains, contribué à occulter la détresse des victimes du génocide elles-mêmes.
C’est une critique à laquelle je n’adhère pas forcément totalement, mais qui me posait un point de départ, un questionnement : qu’en est-il de cet événement et de ses implications sur les futurs conflits ? Au Zaïre deux ans plus tard, en Côte d’Ivoire en 2002-2004, y-a-t’il eu une prise de conscience, une modification, une adaptation des pratiques des journalistes ?
Mon travail sur la période porte sur les productions médiatiques, mais aussi sur les interférences qu’il peut y avoir avec d’autres acteurs qui sont des sources pour les journalistes, ou auxquels les journalistes sont confrontés quotidiennement (les belligérants, les humanitaires, les diplomates français...), et sur les jeux d’influence qui peuvent s’opérer autour de la fabrique de ces productions.
Billets : Vous parlez d’ « une information en coproduction ? ». Qu’entendez-vous par là ?
Il y a deux choses à rappeler en préambule. D’abord, qu’elle soit produite en France ou à l’étranger, dans les rédactions françaises, l’information est a priori libre. Ensuite, celle-ci est aussi plurielle puisqu’il existe de nombreuses rédactions qui ont des positions différentes, et qu’au sein même de chaque rédaction, les journalistes peuvent aussi avoir des positions contrastées.
Ceci-dit, ce que j’ai observé dans la couverture médiatique des conflits africains, notamment lorsque la France y a des intérêts, c’est qu’il existe des jeux d’influence qui s’opèrent, avec un certain nombre d’acteurs qui cherchent à donner une vision du conflit favorable à leurs propres intérêts. Côté français, ces acteurs peuvent être des humanitaires, des responsables politiques ou encore des militaires... Les journalistes sont à l’interface entre le public et ces différentes sources, qui leur sont précieuses car elles leur donnent parfois une information digne de crédibilité et d’intérêt.
Quand ces acteurs livrent une information, c’est aussi souvent dans un but précis. C’est ce que j’ai essayé de déceler. D’où l’idée de « coproduction ». Cela ne veut pas dire que le Quai d’Orsay ou l’Etat Major des Armées sont aussi influents que le rédacteur en chef ou le journaliste qui produit son papier, mais le journaliste est situé à la croisée de différentes informations qui proviennent d’acteurs qui peuvent avoir des intérêts – et des discours convergents. C’est vrai pour toutes les périodes que j’ai étudiées, et notamment lorsque la France est directement impliquée.
A plusieurs moments se met en place une communication de crise, notamment lorsque la France est mise en cause. C’est par exemple le cas lors de l’opération Turquoise, des évacuations de Français à Abidjan en janvier 2002 ou des événements devant l’hôtel Ivoire en novembre 2004.
Deux attitudes s’observent alors de la part des autorités civiles et militaires françaises : une tendance au repli ou une volonté de communication très marquée. Dans le premier cas, on cherche à cadenasser le terrain, à divulguer le moins d’informations possible voire à rendre le terrain difficilement accessible aux journalistes ; c’est ce qui a pu se passer à Abidjan pendant quelques jours en novembre 2004 ou encore à N’Djamena en février 2008 où on a tout fait pour retarder l’arrivée de journalistes sur place. Dans le second cas, tout est fait au contraire pour faciliter la tâche des journalistes, pour accompagner ces fameux « journalistes embedded » – pour ceux qui veulent bien se laisser accompagner, car il y en a d’autres qui tiennent à tout prix à leur autonomie par rapport à l’armée française.
C’est une pratique attestée à plusieurs reprises pour l’armée française dans les années 19902000 même si celle-ci est loin d’être nouvelle (on se souvient par exemple que pendant la Seconde Guerre mondiale ou au Viêt Nam, des journalistes étaient déjà aux côtés des troupes).
Au moment de Turquoise par exemple, il y a la volonté de la part de l’armée française d’accompagner les journalistes sur le terrain, de leur faciliter la tâche et de leur montrer des situations confortant l’idée selon laquelle l’opération Turquoise serait une mission exclusivement humanitaire. On met donc en valeur des scènes et des images qui montrent le soldat français dans son rôle humanitaire. On oriente alors le regard du journaliste dans le sens du discours officiel que l’on souhaite construire et qui se trouve nourrit également par les nombreux points presse quotidiens ou les déclarations des Ministres en charge du dossier à l’époque.
Quand on parle de « coproduction », il faut rester prudent : cela ne veut bien sûr pas dire que l’armée ou le Quai d’Orsay produisent directement l’information qu’on lit, mais qu’ils sont capables d’orienter le regard des journalistes, ou de livrer les informations qu’ils souhaitent voir diffusées en fonction des intérêts supposés de la France. Il y a toujours cette pluralité de voix que je rappelais au début, mais, dans les moments de crise, la communication officielle se met en action pour orienter le regard des journalistes.
Cependant, celle-ci n’est pas forcément homogène. Entre le Quai d’Orsay et l’Etat Major des Armées on peut observer des dissonances. Cela s’est vu au moment de Turquoise, avec des officiers qui prennent la parole pour dire, en gros, « le FPR on va leur régler leur affaire » ce qui dissone nettement avec le discours officiel que l’exécutif souhaite tenir sur la vocation humanitaire de Turquoise. Sur la Côte d’Ivoire, De Villepin et Alliot-Marie ne sont pas toujours en cohérence dans leurs interventions. Il ne s’agit pas d’être manichéen, il y a une vraie complexité. Il est intéressant aussi d’identifier le type de scènes ou d’images que cherche à valoriser la communication officielle pour accompagner son intervention sur le terrain.
Billets : Quelle représentation dominante se dégage de votre étude de ces images ?
En général, on trouve des récurrences d’un conflit à l’autre : on retombe notamment très souvent sur l’image du soldat-sauveur. Ce n’est plus une mission civilisatrice mais une mission salvatrice qu’on met en avant, avec le soldat français qui patrouille dans la ville pour la sécuriser (Kigali ou Abidjan par exemple), qui a dans ses bras un jeune enfant orphelin ou qui distribue des biscuits aux réfugiés... Ces scènes sont réelles, mais ce qui est intéressant, c’est leur récurrence et leur systématicité qui s’expliquent par les choix des photographes qui cherchent des scènes immédiatement lisibles par le public mais aussi par la volonté de l’armée de rendre ce type de clichés aisément réalisables. Il est également intéressant de souligner que leur présence dominante dans la mise en images de l’événement a pu contribuer à une légitimation de la présence française, que ce soit au moment de Turquoise ou des événements en Côte d’Ivoire.
Ces images et discours dominants autour du soldat français sauveur et d’une diplomatie française très active alors même que l’ONU et nos partenaires sont présentés comme plutôt inefficaces – sont susceptibles d’une certaine efficacité du fait de leur inscription dans une profondeur historique et dans un imaginaire partagé.
En effet, l’imaginaire collectif national veut, depuis la période coloniale, que la France, lorsqu’elle est présente en Afrique, agisse en faveur des Droits de l’Homme et du bienêtre des populations locales (éducation, santé, infrastructures...). Tout le monde ne partage bien évidemment pas cette vision là qui est même régulièrement déconstruite par certains chercheurs, hommes politiques et certaines associations. Cette vision de la France dans le monde correspond cependant à une sorte de sens commun encore assez largement partagé dans les années 1990 2000 et qui puise ses racines dans un imaginaire largement dominant à la fin du XIXe siècle, puis dans les années trente (pensons ici notamment aux images véhiculées lors de l’exposition coloniale de 1931).
J’ai pris l’exemple du soldat, mais le questionnement est le même avec un homme politique, qui se rend sur le terrain. J’ai essayé de décliner les différentes figures – et les scènes filmées ou photographiées qui y sont associées – celle du militaire, du responsable politique, du ressortissant français pour dégager les principales scènes dominantes et d’autres plus singulières, ainsi que les effets qu’elles sont susceptibles de générer.
Billets : Vous parlez d’une « scénarisation » de l’information, où chacun à un rôle. Qu’en est-il de la place des Africains dans cette scénarisation ?
Dans les moments où l’actualité africaine, conflictuelle, fait la « une » ou est bien couverte, on construit une histoire autour des faits afin de rendre l’événement vendable auprès du public (il est relativement rare qu’il y ait des inventions de faits), en mettant l’accent sur certains personnages auxquels on attribue des qualités et des défauts.
Bien que différents d’un conflit à l’autre, certaines récurrences s’observent dans les récits médiatiques construits notamment dans les rôles qui sont attribués aux acteurs français et africains. Comparez les figures de Kagamé, de Gbagbo et d’Idriss Déby et vous allez retrouver un certain nombre de points communs sur les soidisant défauts des chefs d’état africains, qui seraient colériques, corrompus, tortueux, malhonnêtes... A l’inverse, les rôles des acteurs français sont généralement connotés positivement.
Il est aussi intéressant de voir que les acteurs africains, en dehors des chefs d’état et des belligérants, sont absents du traitement. Les populations africaines sont visibles à l’image mais jamais en tant que sujet. Ces populations sont généralement présentées, soit comme une masse qui souffre et qui a besoin d’être aidée, soit comme une masse susceptible d’être violente (je pense ici notamment aux images des manifestations en Côte d’Ivoire en 2003 et 2004).
Il est très rare de voir l’expression d’une subjectivité africaine. Il est très rare de voir présenté à l’écran l’homme de la rue à Abidjan ou à Nairobi. Il est très rare de voir à l’image des témoins africains – identifiés et présentés interrogés sur ce qu’ils pensent des événements en livrant une analyse rationnelle de la situation avec une certaine distance critique. Quand l’homme de la rue est interrogé, on ne connaît généralement ni son nom, ni son histoire, ni sa situation, et il est présenté avec d’autres personnes criant derrière lui et rendant sa parole relativement inaudible.
Il y a l’idée que, « nous français », sommes des sujets, agissants, susceptibles d’avoir une action bénéfique sur le conflit ou tout du moins de l’analyser rationnellement. Quant aux acteurs africains, il s’agit soit de chefs d’état considérés comme peu dignes de confiance, soit des belligérants, soit de la population civile réduite à sa vulnérabilité (les réfugiés) ou à sa violence (les foules de manifestants hostiles). Dans de nombreuses rédactions, les récits médiatiques dominants s’articulent autour de ces quelques archétypes livrant ainsi un regard très réducteur sur la complexité de ces situations de guerre.
Propos recueillis par Mathieu Lopes. La deuxième partie de cet entretien sera publiée le mois prochain