Tchad 2016 : la biométrie sera française ou ne sera pas Regards excentriques
La dictature tchadienne est depuis plusieurs années la dictature la plus dure parmi celles des 20 ex-colonies françaises[270]. Le processus démocratique est resté depuis longtemps bloqué, les conditions de démarrage n’étant pas réunies : pas d’Etat de droit suffisant, pas de liberté de la presse, pas de liberté de manifester, pas de protection de l’opposition, pas de liberté d’expression en général.
L’opposition politique est maintenue à un niveau minimal par des procédés de division et de répression. La société civile est désorganisée par les nombreuses associations financées par le pouvoir, et critique de manière apeurée. En février 2008, l’opposant le plus en vue, Ibni Oumar Mahamat Saleh a été assassiné par Idriss Déby. Le régime tchadien est un régime difficilement réformable et peu compatible avec un processus de démocratisation.
La biométrie doit arriver au Tchad en 2016 pour les législatives et la présidentielle. Début 2015, les législatives ont été reportées de 2015 à 2016, alors que le processus électoral pour ces élections aurait été à l’image des précédents, c’est-à-dire désastreux[271]. L’opposition démocratique tchadienne n’a aucune confiance dans le gouvernement ou dans la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) pour mettre correctement en place la biométrie et la tension est montée sur le sujet fin février 2015[272].
Le pays reste toujours une « zone militaire française », où rien d’important ne se décide sans la diplomatie et l’armée françaises. Puisque la diplomatie française ne cache pas qu’elle soutient les entreprises françaises, et que depuis la guerre au Mali, Idriss Déby est au centre de la politique à court terme de François Hollande, Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian, que même l’Union européenne est quasiment sous contrôle français au Tchad, et qu’il n’y pas de contrepouvoir pour empêcher un choix parrainé par les acteurs étatiques français, il était extrêmement probable que la biométrie électorale n’échapperait pas à Gemalto ou Morpho. Puisque le pays est ‘malade’ de l’influence française depuis des décennies, un symptôme supplémentaire n’a rien d’une surprise.
Les opposants tchadiens essaieront d’obtenir des avancées grâce aux possibilités de reprise du processus électoral au travers de l’introduction de la biométrie. Mais, à ce stade, puisque le régime ne souhaite pas se démocratiser, les questions qui se posent sont nombreuses au niveau des responsabilités françaises dans la collaboration avec la dictature militaire. Y-at-il une volonté française d’accompagner une potentielle démocratisation ou au contraire une alliance militaire méprisante pour les démocraties et défenseurs de droits humains tchadiens, méprisante pour la population ? L’accompagnement politique de la partie technique assuré par une entreprise privée sera-t-il productif pour la démocratisation ou maintenu dans une langue de bois complaisante ? Est-ce que l’entreprise privée sera laissée dans une collaboration technique avec un régime non-démocratique sans exigence de transparence et de résultat ? Est-ce que la diplomatie française poussera la diplomatie européenne vers le silence ou la motivera à s’impliquer ? La politique française de François Hollande, Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian depuis fin 2012, laisse plutôt penser que le gouvernement français très influencé par l’armée française ne fera aucun effort pour aller contre son allié militaire.
Selon l’agence Xinhua en novembre 2014[273], « La réforme électorale issue de l’accord politique de 2007 a prévu l’introduction de la biométrie dans le processus électoral au Tchad. ». Selon le Pnud en 2014[274], « en Octobre et Novembre 2009, le Pnud a commandité une étude approfondie sur l’introduction de la biométrie. Considérant le contexte de l’époque, cette étude a conclu au report de la mise en œuvre de la biométrie à un cycle électoral futur ». Puis, l’ONU s’est de nouveau impliquée en 2013 dans la reprise des discussions sur la biométrie.
Une estimation de 183 millions d’Euros à budgétiser par l’Etat pour la biométrie a circulé en juillet 2013 concernant un projet soutenu par le PNUD et son directeur au Tchad, Tetsuo Kondo, d’élections départementales et régionales, dans une étude inspirée des exemples de RDC, Côte d’Ivoire, Nigeria et Tanzanie. L’information a été reprise par l’agence de presse chinoise Xinhua, en juillet 2013 puis en juin 2014[275] : « Pour organiser les futures élections départementales et régionales, il faudra entre 18 à 24 mois et plus de 168 milliards F CFA (333 millions USD), selon une étude réalisée par deux experts nationaux sur commande du Programme de renforcement de la gouvernance démocratique (PRGD), une structure dépendant du ministère tchadien du Plan et de la Coopération. 120 milliards F CFA (240 millions USD) seront consacrés au recensement électoral biométrique, précise le texte. » Ce prix exagéré semblait montrer des craintes d’avoir une mise en œuvre de la biométrie très chère parce que très complexe.
Selon Xinhua, en novembre 2014[276], le budget est redescendu à « 32 millions d’euros ou 21 milliards FCFA pour une période de cinq ans couvrant la maintenance pendant cette période (auquel) il doit être ajouté un pourcentage de 10 % pour les imprévus ». Ce budget semble uniquement le budget dédié au contrat avec une société privée et non pas le budget global de l’Etat comme précédemment.
En juin 2014, le Pnud a aidé la Ceni à lancer un appel offre pour trouver un cabinet d’étude qui travaillerait sur l’introduction de la biométrie[277]. Cette appel d’offre et le choix du Cabinet SOFIE et non du Cabinet BCA ou du Cabinet IBF semble avoir marqué le début de discussions polémiques plus fortes avec des opposants dont le député Yorongar[278].
Gemalto semble avoir été exclue à l’automne 2014. Le site guineepresse.info indique[279] « le couple BCA France[280] et Gemalto voulaient le marché pour les prochaines élections présidentielles, mais suite aux plaintes des autres opérateurs soumissionnaires au niveau du Président de l’assemblée et du président de la commission électorale indépendante du Tchad, ils n’auraient pas été retenus. » En août 2014, l’expert de l’ONU, Clément Aganahi et Abakar Adoum Haggar, vice-président de la Ceni, se prononçaient dans un échange de mail privé, qui a ensuite fuité, contre le Cabinet BCA, « presque un appendice de Gemalto »[281].
Fin février 2015, l’opposition a demandé d’une seule voix le départ de l’expert de l’ONU, Clément Aganahi[282]. Le 22 février 2015, la Coordination des Partis Politiques pour la Défense de la Constitution (CPDC) a exigé « la récusation de l’expert en biométrie, bien connu pour ses précédents tripatouillages des élections » en même temps que « l’exigence du Kit de contrôle de la carte d’électeur biométrique » et qu’une restructuration de la Ceni. Cet épisode s’est accompagné de critiques du Pnud et d’Abakar Adoum Haggar, le vice-président de la Ceni proche de Déby[283]. Clément Aganahi a démissionné de sa mission pour le Pnud le 26 février[284] . Il est parti continuer de travailler sur la biométrie au Togo, où il a montré qu’il était clairement du côté dictateurs, en essayant d’imposer un logiciel au cœur de la fraude massive de Faure Gnassingbé[285].
Le 9 mars 2015, le député Yorongar s’est plaint que le choix d’une société puisse être fait par un « appel d’offres restreint »[286] pour lequel il attendait « une définition précise de la restriction »
Sans aucune surprise, le 18 mai 2015, Morpho s’est vue attribuer provisoirement le marché, pour 22,14 millions d’Euros, dans le but d’enregistrer 6 millions d’électeurs, soit 3,69 euros l’électeur, ce qui est un prix bas dans un pays assez difficile[287]. Cela laisse penser que Morpho est motivée autant par un projet politique que par un bénéfice commercial. Cela peut déjà inquiéter sur la qualité escomptée. Puisque la démocratie ne progresse pas au Tchad, mais que les dictateurs ne sont pas éternels, des surprises sont encore possibles. Face à une situation interne bloquée, la question de la responsabilité des acteurs internationaux est posée, en particulier, celle de l’Union européenne, qui se désengage malheureusement d’un dossier délicat pour elle, et celle du gouvernement français, que rien ne semble empêcher d’agir dans l’ombre, comme à ses habitudes.