La guerre sans fin : une juteuse affaire de famille Par Robert Parry Article original : http://www.informationclearinghouse.info/article42430.htm Traduction : c.l. pour Les Grosses Orchades
Retour de l’armée US en Irak ?
Malgré la désastreuse guerre d’Irak, les néo-cons dominent toujours le jeu de la politique intérieure et extérieure dans les hautes sphères de Washington, où les décideurs politiques continuent à travailler la main dans la main avec les think-tanks faiseurs d’opinion, pour maintenir le monde dans un état de tension maximal et continuer à diriger les flux d’argent en direction des projets militaires, processus que personnifient Robert Kagan et Victoria Nuland.
Si les néoconservateurs obtiennent une fois de plus ce qu’ils veulent l’armée américaine fera tomber le gouvernement séculier de Syrie et le Congrès des États-Unis ne fera pas que tuer dans l’œuf l’accord Iran-USA, il votera dans la foulée une augmentation massive des dépenses militaires.
Équivalant à vaporiser de l’essence de briquet sur un barbecue, les néo-cons veulent aussi une escalade militaire en Ukraine, pour y éradiquer par le feu les Ukrainiens d’ethnie russe de l’ouest du pays; ils rêvent évidemment de propager l’incendie jusqu’à Moscou, dans le but de renverser le président Vladimir Poutine du Kremlin. Autrement dit, de plus en plus d’incendies conduisant à des « changements de régimes ».
Le plus gros de cette « stratégie » est incarné par un couple de gens de pouvoir de Washington : l’archi-néo-con Robert Kagan, co-fondateur du Projet pour un Nouveau Siècle Américain (« Project for a New American Century » ou PNAC) et l’un des tous premiers instigateurs de la Guerre d’Irak, et sa femme, la Sous-secrétaire d’État aux Affaires européennes Victoria Nuland, qui a manigancé, en Ukraine, le coup d’état de l’année dernière, et a réussi de la sorte à déclencher une affreuse guerre civile et à provoquer l’affrontement de deux puissances nucléaires, les États-Unis et la Russie.
Kagan, qui s’est fait les dents comme spécialiste ès propagande en appuyant de toutes ses forces la politique brutale de l’administration Reagan au Nicaragua dans les années 1980, est maintenant agrégé principal de la Brookings Institution et chroniqueur attitré au Washington Post, pré-carré de la presse d’opinion néo-conservatrice.
Vendredi dernier [17 juillet, NdT], la chronique de Kagan a mis au défi le Parti Républicain de faire autre chose que juste de l’opposition à Barack Obama sur son accord avec l’Iran : il a réclamé un engagement total envers les buts néo-conservateurs, à savoir une escalade militaire au Moyen-Orient, une belligérance accrue envers la Russie et la mise an rancart de toute discipline fiscale, à faire remplacer par un transfert de dizaines de milliards de dollars supplémentaires dans les poches du Pentagone.
Kagan a aussi montré que la vision du monde des néo-cons est toujours parole d’Évangile à Washington, en dépit de leur catastrophique guerre d’Irak. Les fantasmes néo-cons sont ressassés jusqu’à la nausée par les médias aux ordres, peu importe le degré de leur délire.
Par exemple, quelqu’un dans son bon sens peut aisément faire remonter l’État Islamique trancheur de têtes jusqu’à la guerre d’Irak de George W. Bush, quand cet hyper-violent mouvement sunnite fit ses débuts sous le nom d’Al Qaeda en Irak en faisant exploser les mosquées chi’ites et en déclenchant un bain de sang sectaire. Il s’étendit ensuite à la Syrie, où les militants sunnites tentèrent de renverser un régime séculier dominé par des alaouites, qui sont une ramification des chi’ites. Quoiqu’ayant changé son nom en État Islamique, le mouvement a poursuivi dans les violences qui sont sa marque de fabrique.
Bien sûr, Kagan ne reconnaîtra pas la responsabilité que lui et ses pareils portent dans ce phénomène sanguinaire. Dans ses affabulations néo-cons, ce sont l’Iran et la Syrie qui sont à l’origine de l’État Islamique, même si ce sont les gouvernements de ces deux pays qui conduisent l’essentiel de la résistance à l’État Islamique et à ses prédécesseurs d’Al Qaeda qui, en Syrie, soutiennent une organisation terroriste : le Front al-Nosra.
Voici comment Kagan explique les choses aux grosses têtes de Washington :
« Ceux qui critiquent le récent accord nucléaire entre l’Iran et les États-Unis ont tout à fait raison de faire remarquer le défi qui va maintenant être posé par la République islamique. C’est un état qui aspire à l’hégémonie dans une importante partie du monde. »
« Il est profondément engagé dans une guerre régionale qui inclut la Syrie, l’Irak, le Liban, les États du Golfe et les Territoires Palestiniens. Il finance le régime meurtrier mais en déroute totale de Bachar al-Assad en Syrie et porte par conséquent la principale responsabilité de la puissance croissante de l’État Islamique et d’autres forces djihadistes radicales dans ce pays et dans l’Irak voisin, où il accroît simultanément son influence en enflammant la violence sectaire. »
Les vrais hégémoniques
Tout en déclamant contre « l’hégémonisme iranien », Kagan pousse à une intervention militaire du vrai pouvoir hégémonique mondial : les États-Unis. Il veut que l’armée américaine intervienne contre l’Iran, aux côtés des deux pouvoirs régionaux les plus militairement dangereux : Israël et l’Arabie Saoudite, dont l’armement combiné éclipse totalement celui de l’Iran et comprend, dans le cas d’Israël, un arsenal nucléaire sophistiqué.
Mais la réalité n’a jamais eu grand-chose à voir avec l’idéologie néo-conservatrice. Kagan continue :
« Toute stratégie sérieuse dont le but est de résister à l’hégémonie de l’Iran a aussi exigé d’affronter l’Iran sur les différents champs de bataille du Moyen Orient. En Syrie, elle a exigé une politique déterminée de destitution d’Assad par la force, utilisant l’aviation US pour protéger les civils et créer une zone de sécurité pour les Syriens qui voulaient le combattre.
« En Irak, cette stratégie a exigé que les forces américaines repoussent et détruisent les forces de l’État Islamique, afin que nous ne soyons pas obligés de compter sur l’état iranien pour le faire. Par-dessus tout, elle a exigé un engagement beaucoup plus important des USA dans la région et un coup d’arrêt au retrait perçu et au retrait réel du pouvoir US.
« Et, par conséquent, elle a exigé un renversement de la tendance à réduire les dépenses US en matière de défense. Elle exige surtout que soit abolie la procédure de séquestration des dépenses militaires, qui a rendu presque impossible à l’armée d’envisager de relever ces défis si elle avait été appelée à le faire. La question est donc, pour les Républicains – qui mettent en garde avec raison contre le danger posé par l’Iran – de savoir ce qu’ils ont fait pour permettre aux États-Unis d’avoir un début de stratégie capable d’affronter ce danger ? »
Avec les exhortations de Kagan à se lancer dans toujours plus de guerre, on constate une fois encore le résultat de la faute qui a consisté à ne pas exiger que les néo-cons aient à rendre des comptes après avoir poussé le pays dans une guerre d’Irak illégale et catastrophique, par leurs mensonges éhontés sur les armes de destruction massives et leurs rodomontades sur cette guerre qui n’allait être qu’une promenade militaire.
Au lieu d’avoir à affronter la purge qui aurait dû faire suite à la calamité irakienne, les néo-cons ont au contraire consolidé leur pouvoir, se sont maintenus à leurs postes-clés dans la politique étrangère US, se sont installés en maîtres dans des think-tanks influents et sont restés les experts bidon qui font la pluie et le beau temps dans les médias dominants, c’est-à-dire qui façonnent l’opinion publique. Avoir eu tort sur l’Irak est presque devenu une distinction honorifique dans le monde à l’envers des hautes sphères de Washington.
Mais il faut quand même déballer les camions entiers de mensonges délirants dont Kagan fait le commerce. Pour commencer, qu’il soit bien clair que parler d’hégémonisme iranien est de la pure démence. C’est-à-dire pas autre chose que la rhétorique utilisée par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou devant le Congrès US le 3 mars dernier, avec son Iran prêt à « avaler les nations », devenue depuis la litanie officielle des néo-cons, qui ne savent pas que répéter une imbécillité jusqu’à l’infini n’en fait pas une vérité.
Prenons par exemple le cas de l’Irak. Il a un gouvernement chi’ite. Non parce que l’Iran l’a envahi, mais parce que les États-Unis l’ont mis en place. Après avoir militairement renversé le dictateur sunnite Saddam Hussein, les USA ont imposé un nouveau gouvernement dominé par les chi‘ites, qui entretenait des relations amicales avec ses coreligionnaires en Iran, ce qui est compréhensible et ne représente en rien une agression de l’Iran. Par la suite, après les victoires militaires dramatiques de l’État Islamique en Irak l’été dernier, le gouvernement irakien s’est tourné vers son voisin iranien pour lui demander une assistance militaire. Rien, encore une fois, de surprenant.
Retour en Irak
Cependant, les hyperboles insensées de Kagan à propos de l’Iran mis à part , voyez ce qu’il préconise : il veut le retour d’une force d’occupation US importante en Irak, sans se préoccuper le moins du monde des soldats qui sont soumis à une rotation de plus en plus serrée de leurs missions en zones de guerre, où près de 4.500 sont morts en même temps que des centaines de milliers d’Irakiens. Ayant poussé à la première guerre d’Irak sans avoir eu à en payer le moindre prix, Kagan veut maintenant nous en imposer une deuxième.
Mais ce n’est pas encore assez. Kagan veut que les troupes US interviennent pour renverser le gouvernement séculier de la Syrie, même si les gagnants quasi certains d’une telle entreprise seraient les extrémistes sunnites de l’État Islamique ou ceux du Front al-Nosra associés à Al Qaeda. Inutile de dire qu’une victoire de cette sorte conduirait à peu près sûrement au massacre total des chrétiens, des alaouites, des chi’ites et d’autres minorités. Arrivés à ce point, on pourrait compter sur une pression énorme pour obtenir une occupation totale de la Syrie aussi.
C’est sans doute pour obtenir cela que Kagan veut jeter d’autres dizaines de milliards de dollars dans l’entonnoir vorace du Complexe militaro-industriel, quoique le prix réel de cette nouvelle guerre ait beaucoup plus de chances de se chiffrer en trillions de dollars. Eh bien, ce n’est pas encore suffisant pour Kagan. Car il veut qu’on y ajoute d’autres dépenses militaires pour affronter « un pouvoir chinois grandissant, une Russie agressive et un Iran de plus en plus hégémonique ».
Dans sa conclusion, Kagan se fait sarcastique à l’égard des Républicains, qui se contentent de tenir des propos musclés, mais ne « font » rien pour obtenir ce qu’ils veulent :
« Alors, oh oui, bien sûr, vous râlerez sur l’accord Iran-US. Nous nous réjouissons d’avance d’écouter des heures et des heures de vos interventions radiotélévisées et de vos discours de campagne. Mais il nous sera difficile de prendre au sérieux les critiques des Républicains, à moins qu’ils se mettent à faire les choses qu’il est en leur pouvoir de faire pour commencer à relever ce défi.
C’est vrai que Kagan est « juste un idéologue » néo-con, même s’il dispose d’une plateforme importante d’où lancer ses diatribes; mais sa femme, la Sous-secrétaire d’État Nuland, partage ses vues en matière de politique étrangère et assure la publication de beaucoup de ses articles. Ainsi qu’elle l’a déclaré l’an dernier au New York Times :
« Disons-le comme ça : rien ne sort de la maison que je ne trouve pas digne de ses talents. » [Voir ConsortiumNews.com – « Obama’s true Foreign Policy “Weakness” » ]
Mais Nuland est, par elle-même, une force qui compte en politique étrangère, considérée par certains à Washington comme l’étoile montante du Département d’État. En organisant le « changement de régime » en Ukraine, par le renversement violent du président démocratiquement élu Viktor Ianoukovitch en février 2014, Nuland a gagné ses galons de néo-conservatrice confirmée.
Nuland a même dépassé son mari, qui ne peut être crédité, lui, « que » de la guerre d’Irak et du chaos qu’elle a généré, puisqu’elle a réussi, en plus, à déclencher la Nouvelle Guerre froide en attisant les hostilités entre les deux puissances nucléaires que sont les USA et la Russie. Après tout, c’est bien là que va aller l’argent digne de ce nom : à la modernisation de l’arsenal nucléaire et à l’achat d’armements stratégiques haut de gamme.
Une affaire de famille
Il y a aussi un aspect « family business » dans ces guerres et affrontements, puisque les Kagan servent collectivement, non seulement à déclencher les conflits, mais à profiter de la gratitude des entreprises militaires privées (qui rétrocèdent une part de l’argent qu’elles touchent aux think tanks des Kagan).
Par exemple Frederick, le frère de Robert, travaille à l’American Enterprise Institute, qui bénéficie depuis longtemps des largesses du Complexe militaro- industriel, et sa femme, Kimberly, dirige son propre think-tank appelé l’Institute for the Study of War (ISW).
D’après les rapports annuels de l’ISW, les principaux organismes qui ont soutenu financièrement sa création sont surtout des fondations d’extrême-droite telles que la Fondation Smith-Richardson et la Fondation Lynde et Harry Bradley, mais il a aussi été soutenu ensuite par une foule d’entreprises (privées) en sécurité nationale, à commencer par les plus grandes, comme Dyn Corp International, qui a fourni l’entraînement de la polie afghane, et Palantir, qui procure des technologies et qui a été fondée avec le soutien financier d’une filiale capital-risque de la CIA, In-Q-Tel. Palantir a fourni les logiciels de l’espionnage militaire US en Afghanistan.
Depuis sa fondation en 2007, ISW s’est surtout focalisé sur les guerres au Moyen Orient, surtout celles d’Afganistan et d’Irak, ce qui a impliqué sa coopération étroite avec le général David Petraeus lorsqu’il commandait les forces US dans ces deux pays. Cependant, depuis quelque temps, l’ISW a commencé à publier des rapports de plus en plus fréquents sur la guerre civile en Ukraine. [Voir ConsortiumNews.com : « Neocons Guided Petraeus on Aghan War ».]
Ainsi, pour comprendre l’influence tenace des néo-cons – et du clan Kagan en particulier – il faut connaître les corrélations financières entre le business des guerres proprement dites et le business de la vente des guerres. Quand les entreprises militaires sont florissantes, les think tanks qui servent à augmenter les tensions dans le monde se portent bien aussi.
Et cela ne fait pas de mal d’avoir de la famille et des amis au gouvernement, pour s’assurer que les politiciens font bien leur part du boulot : donner une chance à la guerre et le vieux coup de pied de l’âne à la paix.
Robert Parry – 20 juillet 2015
Robert Parry est un journaliste d’investigation US né en 1949, qui s’est rendu célèbre en divulgant et en suivant l’Irangate pour l’Associated Press et Newsweek dans les années 1980. Il a notamment révélé les opérations psychologiques de guerres de guerilla (manuel de la CIA fourni aux contras nicaraguayens) et le scandale du trafic de cocaïne organisé par la CIA et les contras en 1985. Il est le directeur du site d’informations ConsortiumNews.com depuis 1995. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages de première importance, dont America’s Stolen Narrative. From Washington and Madison to Nixon, Reagan and the Bushes to Obama, 2012 (non traduit en français), On lui doit, entre autres, une trilogie sur la famille Bush et ses liens étroits avec diverses organisations d’extrême-droite. Secrecy and Pivilege. The Rise of the Bush Dynasty from Watergate to Irak, 2004 (également inédit en français)
Article original : http://www.informationclearinghouse.info/article42430.htm
Traduction : c.l. pour Les Grosses Orchades
Le père, Donald Kagan, né en 1932, immigré de Lituanie à l’âge de 2 ans. Historien. Libéral Démocrate jusqu’en 1969. Passé à l’extrême-droite lorsque des étudiants de l’Université de Cornell sont venus, en armes, réclamer un « Black Studies Program ». Kagan a comparé les administrateurs de l’université à Chamberlain. Il a été un des premier signataires, en 1997, de l’engagement au Project for a New American Century co-fondé par son fils Robert. À la veille de l’élection présidentielle de 2000, Kagan et son fils Frederick ont publié ensemble While America Sleeps (« Tandis que l’Amérique dort »), pressant appel à une augmentation des dépenses militaires.
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