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Côte d’Ivoire : un chercheur italien « dézingue » ses collègues français, qu’il juge partisans

par Théophile Kouamo 26 Septembre 2015, 20:40 Côte d'Ivoire France néocolonialisme Europe Intellectuels Françafrique Italie Fabio Viti

C’est un recueil de contributions à un colloque organisé en 2012 à l’université de Pavie, en Italie. Son titre ? « Côte d’Ivoire, d’une crise à l’autre ». Son intérêt est de compiler des écrits courts et plutôt accessibles de chercheurs en sciences sociales travaillant sur le pays des Éléphants. Français, Suisses, Italiens et Ivoiriens, ils évoquent chacun un des nombreux aspects d’une problématique aux relents passionnels. Problèmes fonciers, rôle de la France, messianisme pro-Gbagbo et représentations populaires, insertion de la jeunesse dans le système politique ivoirien, etc : les thématiques abordées sont variées. Certains textes affichent un certain parti pris celui de la « communauté internationale » tandis que d’autres revendiquent une démarche plus distanciée. Je publie ici un extrait de la « conclusion » du directeur de l’ouvrage, l’Italien Fabio Viti, dont la grille de lecture de la crise ivoirienne est à la fois intelligente et singulière. Il considère ainsi que rien n’est réglé en Côte d’Ivoire, aucun « facteur de crise » n’ayant été résolu depuis l’avènement de Ouattara. L’extrait que j’ai choisi est en tout cas une charge argumentée (et inédite à ma connaissance venant d’un universitaire européen) contre ses collègues français, souvent assujettis jusqu’à la caricature au lobby néocolonial de leur pays, lui-même inséré dans l’appareil de l’Etat. Et le moins que l’on puisse dire est que ça déménage !

« Je déclare d’emblée que je n’ai pas d’opinions arrêtées sur les événements politiques touchant à la Côte d’Ivoire, ni n’aspire à assumer une position partisane ou militante par rapport à la politique ivoirienne ; de celle-ci me frappent surtout la faible propension au débat d’idée, l’absence totale des thèmes sociaux, le discrédit constamment jeté sur l’adversaire du moment, le recours à des catégories magico-religieuses, le transformisme des acteurs principaux, les dérives xénophobes et nationalistes, les replis identitaires qui s’en suivent. A cet égard, il faut ajouter que les attentions accaparées par les crises politiques les plus récentes cachent chez les observateurs les causes et les conséquences d’une diffuse crise sociale qui ne trouve jamais ses chantres passionnés dans les rangs des chercheurs occidentaux, plutôt enclins à l’exaltation des performances ambiguës de l’économie informelle (…) ou de celles d’une économie de traite mise à jour.

Depuis les élections de l’an 2000 et notamment depuis la crise de 2010-2011, il apparaît en revanche une politisation accrue des chercheurs étrangers et surtout français, dont l’implication dans les événements de la Côte d’Ivoire touche à des formes passionnelles de militantisme partisan. Il y a donc un court-circuit entre la recherche (…) et la politique tout court. Cette véritable dérive est plutôt inédite, du moins dans les proportions atteintes, et demande une explication.

Je ferai d’abord un exemple contraire. Le premier numéro que la revue Politique africaine, référence fondamentale des études politistes francophones, a consacré à la Côte d’Ivoire, paru à la fin de l’année 1986, ne dédie presque aucune attention à des faits et des sujets strictement politiques. C’était l’époque du « grand consensus », non pas tellement à l’intérieur du pays, où des « opposants » existaient et étaient connus, sujets à contrôles et vexations, exposés ou chantage ou soudoyés, réduits au silence ou à l’exil ; il y avait, plutôt, un consensus extérieur, selon lequel il ne fallait d’aucune manière déranger le « Vieux », par ailleurs très ombrageux en matière de critique. Donc, lorsque la revue Politique africaine adresse ses attentions à la Côte d’Ivoire, elle le fait avec un numéro, le 24 de la série, qui avait comme titre et contenu « Côte d’Ivoire. La société au quotidien. » La rédaction aurait pu y ajouter comme sous-titre, « Ici, on ne parle pas de politique », rendant parfaitement compte de l’esprit et de la lettre du contenu. Je me souviens encore, alors sur le terrain, la déception cuisante que j’ai éprouvée pour un choix si prudent et suiveur, surtout face à des signes évidents de fissuration dans le pouvoir granitique du régime d’Houphouët-Boigny. Je ne peux pas m’empêcher de penser, encore aujourd’hui, à un choix dicté par une forme de complaisance ou d’esprit accommodant, reflet de l’idée que l’homme seul aux commandes, solide garantie du pacte néocolonial, était la meilleure des options, pleinement partagée par la mère patrie et les observateurs (peu) critiques.

A l’opposé de cette attitude d’extrême prudence, on assiste à partir de l’an 2000 à une tendance très prononcée à la prise de position militante, qui pousse de nombreux chercheurs à prendre littéralement parti, oubliant très souvent le plus élémentaire devoir de réserve qui devrait marquer toute approche scientifique, surtout par rapport à un pays tiers. Or le problème est justement là : pour certains chercheurs étrangers, et notamment français, la Côte d’Ivoire n’est pas un pays tiers, c’est leur pays, en syntonie parfaite – certainement involontaire – avec les politiques obstinément néocoloniales de leur (véritable) pays d’appartenance.

Ce qui impressionne dans cette dérive militante est l’absence patente d’interrogation critique sur le positionnement social de la recherche et dans la recherche, sur la posture intellectuelle des chercheurs, sur leur statut matériel, sur le bagage historique et politique qu’ils amènent nécessairement avec eux. Qu’est-ce que cela signifie, aujourd’hui, pour un chercheur européen et notamment français, conduire ses recherches sur une (jamais trop) ancienne colonie de son pays ? Sur une ancienne colonie sur laquelle sont maintenus tous les intérêts économiques, politiques, géostratégiques et même culturels de l’époque coloniale, le « fardeau » en moins ? Voilà une question qui n’est jamais posée, pour ne pas dire jamais.

Revenons alors au célèbre « d’où tu parles ? » de mai ’68. D’où tu parles, de quelle position sociale ? C’est la question qu’il faudrait systématiquement poser aux initiés, aux bien-renseignés, à ceux qui prétendent savoir tout ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir comme dans les angles les plus reculés du pays : « d’où tu parles ? », non seulement « quelles sont tes sources ? », ce qui serait la moindre des choses, mais aussi « quel est ton statut social par rapport à l’objet de ton discours ? », « quels sont les enjeux, non seulement scientifiques, du regard envers une ancienne colonie venant de son ancienne métropole ? ». (…)

J’en viens alors à ma question : qu’est-ce qui a changé pour que l’attitude auparavant prudente des chercheurs par rapport au pouvoir en place change si radicalement à partir de l’an 2000 et de la Présidence Gbagbo ? Une réponse possible serait que c’est justement le pouvoir en place qui a changé. (…) Il ressort des derniers événements comment, face aux crises majeures, s’établit un alignement consensuel des intellectuels engagés sur les positions officielles de la France (par rapport à la Côte d’Ivoire, à la Libye, au Mali, à la Centrafrique), dont les politiques obstinément néocoloniales, « sarkozystes » ou « hollandaises », visent exclusivement à la défense de positions dominantes anachroniques, empêchant, entre autres, qu’une véritable politique internationale ou européenne s’établisse vis-à-vis de l’Afrique. Ce n’est donc plus la position prudente ou partisane qui impressionne le plus ; c’est plutôt le fait que la prise de position correspond le plus souvent au mainstream de la politique nationale. (…)

Ce que je suis en train d’évoquer est un climat général, exprimé le plus souvent verbalement et informellement, qui investit en particulier les sciences humaines et qui touchent le nerf découvert d’un rapport privilégié avec une ancienne colonie en passe d’être remis en question. Il ne serait donc pas juste d’indiquer des exemples spécifiques. Toutefois, un cas emblématique concerne les prises de position particulièrement passionnelles d’une spécialiste de l’islam ivoirien, l’historienne Marie Miran-Guyon, auteur en janvier 2011, d’une « tribune » dans laquelle elle soutient, contre toute évidence, que les victimes de la dernière crise appartiennent toutes à un seul camp (celui des vainqueurs agréés par l’Occident), tandis que la violence vient exclusivement de la part des partisans du président sortant Gbagbo. Dans ce court texte, d’où est absente toute analyse critique, remplacée par l’indignation à sens unique, aucune référence n’est faite aux violences et aux exactions des forces rebelles ou des Dozos (chasseurs « traditionnels »), comme si le putsch de 2002, le gouvernement abusif et illégal sur la moitié du pays pendant presque une décennie, et l’offensive finale sur Abidjan alors en cours n’avaient pas de victimes et de destructions, dignes au moins d’être rappelées pour mémoire. Dans une autre courte intervention, le même auteur fait par la suite référence à l’important armement retrouvé dans le dernier refuge de Gbagbo. Inutile d’en attendre le moindre renseignement sur l’entité et l’origine de l’équipement d’une armée rebelle qui a tenu en échec le pouvoir légitime pendant huit années. (…)

Dans un cas comme celui-ci, d’une partialité ahurissante, l’aveuglement de la passion militante amène à ignorer toute référence aux faits de 2002, mettant non seulement en danger la renommée d’une historienne de valeur mais rendant un mauvais service à la cause d’une « pacification » à venir qui ne soit pas comme au temps de la conquête coloniale seulement une paix des vainqueurs.

Finalement, à dater des élections de 2000 ce n’est pas seulement l’étendue des crises qui motive les engagements militants passionnés. Le fait est que la Présidence Gbagbo, quelle qu’en soit l’évaluation, a bousculé les repères familiaux. Le pacte néocolonial, à tort ou à raison, s’est trouvé remis en cause, du moins verbalement, de la part d’une de ses parties. Ce pacte a failli sauter et avec lui, parfois, le self control de certains de nos collègues [français] un peu trop « patriotes ». »

Théophile Kouamouo

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