Un « troisième round russo-tchétchène » se déroule-t-il en Syrie ? Par Karim Talbi et Sammy Ketz AFP / OJLP
Le risque d'attentats terroristes en Russie n'est pas à écarter, selon les experts
Ce n'est pas l'objectif premier du président russe Vladimir Poutine, mais un effet indirect de sa stratégie : en bombardant la Syrie, notamment les positions du Front al-Nosra (branche syrienne d'el-Qaëda), l'aviation russe frappe de facto les milliers de Tchétchènes, Russes du Caucase, qui y combattent Bachar el-Assad depuis 2012.
L'étude de la carte des bombardements menés par les avions de chasse russes depuis le 30 septembre ne laisse pas de doute : en frappant en priorité dans les provinces de Lattaquié, d'Alep et d'Idleb, les Russes cherchent à repousser des groupes armés qui maintiennent l'armée syrienne sous pression.
Mais ces zones sont aussi celles où les combattants venus du Caucase russe, les Tchétchènes et les Daghestanais en particulier, et des ex-républiques soviétiques d'Asie centrale, notamment l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, sont les plus nombreux. Si, comme le rappelle Thomas Pierret, maître de conférences à l'Université d'Édimbourg et spécialiste de la Syrie, cette présence de combattants tchétchènes, donc souvent citoyens russes, « ne semble pas constituer un élément décisif dans la prise de décision russe », un « troisième round russo-tchétchène » se déroule en terre syrienne. Pour rappel, une première guerre de Tchétchénie s'est déroulée en Russie de 1994-1996, puis la deuxième à partir de 1999 a tourné dans les années 2000 à la rébellion islamiste et a fait tache d'huile dans tout le Caucase russe, notamment en Ingouchie et au Daguestan.
Minorités caucasiennes
En Syrie, les premiers combattants originaires du Caucase sont apparus à l'été 2012, notamment lors de la bataille d'Alep. Réputés bons guerriers, ces hommes – que les Arabes comme les Afghans appellent invariablement Tchétchènes même s'ils viennent d'autres régions du Caucase russe – avaient souvent combattu auparavant en Irak et en Afghanistan. Les liens sont par ailleurs historiques entre cette partie du Moyen-Orient et le Caucase, rappelle Grigori Chvedov, rédacteur en chef du site spécialisé sur le Caucase www.kavkaz-uzel.ru.
À l'instar de la Jordanie, le nord de la Syrie compte de nombreuses minorités originaires du Caucase russe établies depuis les années 1870-1880 dans la foulée de la guerre russo-turque. « Il y a des points de forte concentration de Koumyks, de Laks, d'Avars et de Darguins. Et évidemment des populations tcherkesses », souligne M. Chvedov en référence à des peuples du Daguestan et de Kabardino-Balkarie.
À l'heure actuelle, estime Rami Abdel Rahmane, directeur de l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), « au moins 2 000 combattants sont venus de Tchétchénie, du Daguestan et d'autres régions de Russie ». En juin, le directeur du Centre antiterroriste de la Communauté des États indépendants (CEI), Andreï Novikov, avait évoqué le chiffre de 2 000 Russes dans les seuls rangs de l'organisation État islamique (EI) en Syrie et en Irak. « Ils sont concentrés dans les provinces d'Idleb, d'Alep et de Lattaquié », notamment au sein du Jund el-Cham al-Shishan, aux côtés du Front al-Nosra. Un autre groupe, Ajnad Kavkaz (les soldats du Caucase), est présent dans les provinces d'Idleb et de Lattaquié. Enfin, un groupe présent dans la province d'Alep et comprenant notamment Tchétchènes, Ouzbeks et Tadjiks, « Jaich el-Mouhajirine wal Ansar », s'est scindé progressivement, la majorité rejoignant l'EI, les autres prêtant allégeance au Front al-Nosra. « Les Russes considèrent qu'il vaut mieux se concentrer sur le Front al-Nosra, où se trouvent Tchétchènes et Caucasiens, car ils se disent que la coalition (menée par les États-Unis) s'occupe déjà de l'EI », où combat la majorité des Tchétchènes présents en Syrie, estime Romain Caillet, spécialiste de l'islamisme.
(Lire aussi :La stratégie russe en Syrie : bâtir une forteresse pour Assad)
Risques d'attentat ?
Pour l'heure, les responsables russes n'ont fait aucune mention de cette présence caucasienne. Mais il faut se rappeler ce qu'avait déclaré Vladimir Poutine au premier jour des frappes : Il faut « prendre de vitesse, lutter et détruire les combattants et les terroristes sur les territoires qu'ils contrôlent et ne pas attendre qu'ils arrivent chez nous ». Or, qui d'autre que les Caucasiens pourrait arriver « chez nous », autrement dit en Russie, visée par des attentats à plusieurs reprises dans les années 2000 et encore fin 2013 à Volgograd (Sud) ?
Pour Rami Abdel Rahmane de l'OSDH, « les Russes ciblent les combattants tchétchènes en Syrie pour mettre fin à leur menace avant qu'ils commettent des actes terroristes en Russie ».
De nouveaux attentats en Russie ? Pour Alexeï Malachenko, du centre Carnegie, « ils sont possibles, en tout cas il faut s'y préparer ».