Les 70 milliards de dollars dérobés par l’Occident à la Libye Par Ian Hamel Mondafrique
L’essentiel du pactole du fonds souverain libyen, la Libyan Investment Authority (LIA), n’a toujours pas été rendu au pays.
Choukri Ghanem, né en 1942 à Tripoli, était l’un des gardiens des secrets du régime libyen du temps de Kadhafi. Tour à tour ministre du pétrole et président de la National Oil corporation, il fait défection en juin 2011, lorsque le printemps arabe rattrape la Libye, et se réfugie à Vienne, en Autriche, capitale qu’il connaît bien pour avoir représenté Tripoli à l’OPEP. C’est là qu’il a sympathisé avec Saïf al-Islam Kadhafi, le second fils du « Guide », alors étudiant dans la capitale autrichienne. Quant aux opérations financières, il continue de les mener via la Suisse, notamment par Genève et Bâle, orchestrées par son fils, Mohamed Ghanem, à présent patron de la banque bahreïnie « First Energy Bank ».
Le 29 avril 2012, Choukri Ghanem a la malencontreuse idée de se jeter dans les eaux noires du Danube tout habillé, alors qu’il ne sait pas nager. Curieusement, la justice autrichienne écarte rapidement la piste criminelle et accrédite la thèse de l’accident ! Les témoignages recueillis par Mondafrique à Vienne laissent clairement entendre que les autorités autrichiennes ont préféré fermer les yeux, Tripoli finançant de longue date l’une des principales formations politiques locales. Plus clairement, selon le quotidien Die Presse, il s’agissait du Parti autrichien de la liberté, une organisation d’extrême droite.
« Pour moi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, Choukri Ghanem, que j’appréciais beaucoup, a été assassiné. En revanche, les Autrichiens ne sont pas clairs dans cette sale histoire », lâche le consultant Pierre Bonnard, qui travailla longtemps aux cotés des proches de Kadhafi, avant de prendre langue, aujourd’hui, avec le gouvernement de Tobrouk.
Une histoire de famille
Juste avant le décès suspect de Choukri Ghanem, la justice suisse s’était mise sur la piste de ses multiples transactions financières. Une instruction à l’encontre de son fils, Mohamed, a été ouverte le 30 mars 2012 pour « blanchiment d’argent » et « corruption d’agents publics ». Elle commence par bloquer le compte UBS de la société Goldent Petal, domiciliée aux îles Vierges au nom de Mohamed Ghanem. La Suisse, en collaboration avec la Norvège, découvre un nombre incalculable d’évaporations bancaires possibles.
En septembre dernier, le journaliste tessinois Federico Franchini, dans le mensuel suisse La Cité énumère minutieusement, dans un épais dossier, toutes ces connections libyennes. Retenons simplement que les transferts de Mohamed Ghanem passent par la société néerlandaise Palladyne, implantée aux Pays-Bas et administrée par Ismael Abudher, mari de Ghada Ghanem, la sœur de Mohamed. Une histoire de famille!
Ismael Abudher est également soupçonnée de prises illégales d’intérêts commises lors de l’entrée de la Banque centrale libyenne et de la Libyan Investment Authority (LIA) au capital de sociétés italiennes.
La ruée vers les pétro dollars
Si Choukri Ghanem et sa famille semblent s’être joyeusement servis au passage, le plus grave n’est pas là. Des banques et des multinationales ont, elles aussi, profité de l’aubaine. Remontons à 2004. Mouammar Kadhafi qui a repris langue avec les Américains et reçu Jacques Chirac, abandonne définitivement sa casquette de terroriste. La Libye interrompt ses contacts avec le Pakistan, qu’il avait noués, via des intermédiaires suisses, pour acquérir la bombe atomique.
Le dictateur libyen est accueilli dans la communauté internationale à bras ouverts, d’autant qu’il peut investir des milliards de dollars. Cette manne passe par deux fonds, la Libyan Investment Authority (LIA), riche de 70 milliards de dollars. Et dans une moindre mesure, la Libyan Africa Portfolio (LAP), dotée de 8 milliards de dollars. La LAP, installée à Genève, est présidée par Bachir Saleh Bachir, né en 1946, chef de cabinet de Kadhafi. Ce francophone, qui possède une villa juste à côté de l’aéroport de Genève, mais côté français à Prévessin-Moëns, est l’homme clé des relations franco-libyennes.
Le problème, c’est que l’entourage de Kadhafi, longtemps considéré comme pestiféré, n’y connaissait rien à la finance internationale. Et quand il se lança brutalement dans le grand bain en 2006 pour investir des pétrodollars, il se fit rouler dans la farine.
Des millions de pots-de-vin
Parmi les banques qui offert leurs services, on trouve Goldman Sachs et la Société Générale. En mai 2015, le correspondant à Londres du Monde écrit que ces deux établissements financiers, « vendent à la LIA plusieurs milliards de dollars de produits financiers, engrangeant de très juteuses commissions. Mais avec la crise financière, ces investissements s’avèreront catastrophiques ». Plus grave, dans le cas de Goldman Sachs, on évoque des parties fines au Maroc, tous frais payés, destinées « à convaincre les employés libyens de l’intérêt des produits financiers proposés ».
Une lettre d’information, « Maghreb Confidentiel » évoque même « plusieurs milliards de placements confiés à Goldman Sachs et à la Société Générale entre 2007 et 2009 et volatilisés depuis »(1). Anas Bouhadi, ancien « Senior investment office »r du fonds souverain libyen, aurait été l’un des bénéficiaires de ces voyages attractifs au Maroc.
Le monde est petit. Le frère propre d’Anas, Hassan Ahmed Bouhadi, est l’actuel président du conseil de la LIA, nommé par le gouvernement de Tobrouk. Espétons qu’il tirera son frère de ce mauvais pas.
La faute aux occidentaux
La Libyan Investment Authority (LAP) avait aussi investi dans les mines en Jordanie, la finance en Algérie, la pétrochimie en Egypte, dans l’immobilier en Italie et au Royaume Uni, ainsi que dans des multinationales comme Lafarge et Orange en France, Siemens et Allianz en Allemagne, UniCredit, ENI, Finmeccanica en Italie. Autant de fonds bloqués, ce qui est grave. Pour déposer les armes, les combattants des multiples milices que compte aujourd’hui le pays exigent d’être indemnisés. Ce que ne peut pas faire le (ou les ) gouverneemnt (s) libyen (s), faute de moyens financiers.
Les victimes des bombardements occidentaux n’ont pas non plus été dédommagées qui ne réclamaient globalement que quatre milliards d’euros. Résultat, « sans cet argent, les combats n’ont jamais cessé depuis la chute de Kadhafi », dénonce le consultant français Pierre Bonnard. Faute d’indemnisation, chacun a cherché à se payer sur la “bête“, en l’occurrence en accaparant les puits de pétrole.
Du coup, le chaos libyen a de beaux jours devant lui.
(1) Voir le « Who’s Who de la bataille pour le contrôle de la Lia » dans Maghreb Confidentiel le 23 juin 2015