La mystification des « casques blancs »
Par Max Blumenthal – Co publié avec la revue Afrique Asie | 10 octobre 2016
Max Blumenthal est un journaliste de Grayzone Project et Alter net. Il est l’auteur de Goliat et de Republican Gomorrah.
Dernier ouvrage: The 51 Day War: Ruin and Resistance in Gaza.
Original : http://www.alternet.org/world/inside-shadowy-pr-firm-thats-driving-western-opinion-towards-regime-change-syria
Traduction Christine Abdelkrim-Delanne pour Madaniya
Alors qu’il ne peut ignorer la polémique au sujet des casques blancs syriens François Hollande les a reçus à l’Elysée ce 19 octobre. Reuters
La campagne pour l’attribution du Prix Nobel de la Paix 2016 aux «Casques Blancs» a échoué, malgré une extraordinaire opération «psyop» du camp atlantiste, une guerre psychologique et de propagande matérialisée par un intense lobbying des médias occidentaux mobilisant des célébrités d’Hollywood, tels George Clooney, Ben Affleck et Justin Timberlake, et, sur le plan arabe, la campagne du Qatar via ses deux vecteurs médiatiques Al Jazira et le journal «Al Arabi Al Jadid-New Arab» du transfuge communiste palestinien Azmi Bichara. La prestigieuse distinction a été attribuée au président colombien Juan Manuel Santos pour «ses efforts déterminés» en faveur de la paix dans son pays, engagé depuis 52 ans dans une guerre civile contre la guerilla marxiste des FARC. Retour sur cette mystification.
Par Max Blumenthal (1) – Co publié avec la revue Afrique Asie
Le 30 septembre, des manifestants se sont rassemblés dans toutes les villes occidentales pour un «week-end d’action» pour «arrêter les bombes» larguées par les avions de guerre russes et syriens sur la partie orientale d’Alep contrôlée par les rebelles.
Des milliers de personnes ont participé à ces manifestations, portant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire «Renversons Assad» ou «Assad, ça suffit!». Peu de participants semblaient savoir que ces initiatives étaient organisées sous les auspices d’une agence de relations publiques financée par l’opposition, The Syrian Campaign, «La Campagne syrienne» (LCS).
En s’associant à des groupes locaux comme les travailleurs syriens de la défense civile, plus connus sous le nom de «Casques Blancs», et à travers un vaste réseau de connections dans les médias et les centres d’influence politique, LCS a joué un rôle crucial dans la diffusion d’images et de reportages sur les horreurs rapportées, ce mois-ci, sur Alep-Est.
Le groupe a la capacité d’opérer à l’intérieur des centres de pouvoir à Washington et peut mobiliser des milliers de manifestants dans les rues. Malgré l’énorme rôle qu’elle joue dans la façon de voir, en Occident, la guerre civile syrienne, qui aborde, maintenant, sa sixième année et entre dans l’une de ses phases les plus sombres, cette organisation reste pratiquement inconnue du grand public.
LCS se présente comme une voix impartiale, apolitique des citoyens syriens ordinaires, dédiée à la protection civile. «Nous nous considérons comme une organisation de solidarité», me dit James Sadri, son directeur Stratégie. «Nous ne sommes pas payés par quiconque pour suivre une ligne particulière. Nous avons l’impression d’avoir fait un travail vraiment bon en identifiant les militants de la ligne de front, les médecins, les humanitaires et en essayant de transmettre leur parole à la communauté internationale.»
Cependant, derrière cette noble rhétorique sur la solidarité et les images de sauveteurs héroïques se ruant pour sauver des vies, il y a un programme qui s’aligne étroitement sur les forces qui prônent un changement de régime, de Riyad à Washington. En effet, LCS a œuvré en faveur de la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne (NFZ) en Syrie qui nécessiterait la présence d’au moins «70 000 soldats américains» pour la faire respecter, selon le Pentagone, ainsi que de la destruction des infrastructures du gouvernement et des installations militaires. On ne connaît aucun cas où l’imposition d’une NFZ n’a pas été suivie d’un changement de régime, ce qui semble être exactement l’objectif de LCS et ses partenaires.
«Pour pouvoir contrôler tout l’espace aérien syrien, il nous faudrait entrer en guerre avec la Syrie et la Russie. C’est une décision plutôt radicale que je ne vais pas prendre», déclarait, récemment, le général Joseph Dunford, le président des chefs d’état-major interarmées (JCS), lors d’une audition du Comité des Services armés du Sénat. Alors que les hauts gradés à Washington semblent réticents quant à l’emploi de la force totale de sa puissance aérienne pour imposer une NFZ, LCS capitalise sur l’indignation inspirée par le bombardement d’Alep-Est tenue par les rebelles, pour intensifier les appels à un engagement militaire américain plus important.
LCS a prudemment enrobé l’interventionnisme dans un discours pseudo libéral de droits de l’homme, en présentant l’intervention occidentale militaire comme «le meilleur moyen de soutenir les réfugiés syriens» et en faisant passer la NFZ –accompagnée de zones soi-disant sécurisées et sans bombardement qui exigeraient aussi un renforcement militaire occidental- comme un «moyen de protéger les civils et de vaincre ISIS».
L’un des instruments les plus connus de la promotion d’une intervention militaire LCS est le groupe de défense civile autoproclamé «non armé et impartial» des Casques Blancs.
Les images des Casques Blancs sauvant les civils pris dans les ruines des bâtiments bombardés par le gouvernement syrien et son allié russe sont devenues omniprésentes dans la couverture médiatique de la crise.
Ayant déclaré qu’ils avaient sauvé des dizaines de milliers de vies, le groupe est devenu une source majeure pour les journalistes et les organisations de droits de l’homme qui cherchent des informations de l’intérieur du théâtre de la guerre, depuis le nombre de victimes jusqu’aux détails sur le type de bombes larguées.
Cependant, comme LCS, les Casques Blancs sont tout sauf impartiaux. En effet, le groupe a été fondé en collaboration avec Le Bureau des Initiatives Transitionnelles de l’Agence américaine pour le Développement international, l’USAID), une branche explicitement politique de l’agence qui a financé les tentatives de subversion politique à Cuba et au Venezuela.
USAID est le principal financier des Casques Blancs, auxquels il a versé au moins $23 millions depuis 2013. Cet argent représente une partie des $339,6 millions prévu par l’USAID pour «soutenir les activités qui ont pour objectif une transition pacifique vers une Syrie démocratique et stable», ou pour établir une structure gouvernementale parallèle qui pourrait remplir le vide laissé par le départ de Bachar al-Assad.
Grâce à une impulsion de relations publiques agressives de LCS, les Casques Blancs ont été nominés pour le Prix Nobel de la Paix et ont, déjà, reçu le «Nobel alternatif» connu sous le nom de Right Livelihood Award dont, entre autres, Amy Goodman, Edward Snowden et Mordechai Vanunu, le lanceur d’alerte israélien sur le nucléaire, ont été lauréats. En même temps, les Casques Blancs défendent la NFZ publiquement et sur le site créé par LCS. Celle-ci a récolté des soutiens aux Casques Blancs auprès de nombreuses célébrités d’Hollywood dont Ben Affleck, Alicia Keyes et Justin Timberlake. Et avec ses levées de fonds et son rayonnement, les Casques Blancs sont devenus les stars d’un documentaire habilement produit par Netflix qui a bénéficié d’une hyper médiatisation en Occident.
Cependant, faire des Casques Blancs un événement international n’est que l’un des succès de LCS dans son objectif de renversement du gouvernement syrien.
Lorsqu’un convoi d’aide organisé par le Croissant Rouge Arabe Syrien (CRAS) et le Bureau des Nations unies pour la Coordination des Affaires humanitaires a subi une attaque en route vers Alep-Ouest, le 18 septembre, les Casques Blancs ont accusé directement les gouvernements syrien et russe.
En fait, un de leurs membres se trouvait être parmi les premiers civils à apparaître devant la camera sur le site de l’attaque, déclarant en anglais que «les hélicoptères du régime visaient cet endroit avec quatre bombes».
Les Casques Blancs ont aussi produit l’un des principaux éléments de preuve sur lesquels les journalistes occidentaux se sont appuyés pour impliquer la Russie et le gouvernement syrien dans l’attaque: une photo supposée décrire un fragment de queue d’une bombe russe OFAB 250-270 à fragmentation. Une information qui n’a été confirmée, ni par les Nations unies, ni par le CRAS, et aucune preuve de bombe de ce type n’a été produite.
Ironiquement, les Casques Blancs figuraient au premier plan de l’impulsion donnée par LCS pour saboter le travail humanitaire en Syrie. Pendant des mois, LCS a décrit l’ONU en termes de complice de Bachar al-Assad pour avoir coordonné le transport de l’aide avec le gouvernement, comme elle l’a toujours fait avec les gouvernements dans les zones de conflit à travers le monde.
Kareem Shaheen, du Guardian, a fait l’éloge d’un rapport de 50 pages de LCS attaquant le travail de l’ONU en Syrie en le traitant d’ «accablant». Un article ultérieur citait le rapport comme un élément d’influence de sa propre enquête «exclusive», et descendait en flamme la coordination de l’ONU avec le gouvernement syrien.
Sur un site Internet créé par LCS pour diffuser le rapport, les visiteurs sont accueillis par un logo de l’ONU dégoulinant de sang. LCS a même revendiqué avoir forcé l’ex-coordinateur résident de l’ONU, Yacoub El-Hillo à quitter son poste à Damas, une revendication erronée. Il fut, cependant, trop tard pour exiger un démenti. Parmi les groupes d’opposition qui ont promu le rapport anti-ONU de LCS, on trouve Ahrar al-Sham, une faction jihadiste rebelle qui s’est alliée avec al-Qaïda dans sa mission visant à établir un État islamique exclusif en Syrie.
Un Occidental qui dirigeait une ONG humanitaire politiquement neutre à Damas, m’a informé des attaques de LCS contre l’ONU. Parlant anonymement – les employés des ONG comme lui n’ont généralement pas le droit de parler aux médias et doivent en affronter les conséquences s’ils le font– la source accusait LCS de «diviser et polariser la communauté humanitaire» selon des critères politiques, tout en forçant ces ONG «à prendre des décisions fondées sur les répercussions médiatiques potentielles plutôt que de se focaliser sur les besoins réels sur le terrain».
Poursuivant son témoignage, ce responsable d’ONG accusait LCS et ses partenaires de l’opposition d’«identifier progressivement les travailleurs humanitaires travaillant depuis Damas comme partie prenante du conflit» limitant leur capacité à négocier l’accès aux territoires contrôlés par les rebelles.
«En tant que travailleur humanitaire moi-même, expliquait-il, je sais que cela me met, moi et mes équipes, en grand danger, car cela légitime les factions en guerre à nous traiter comme une extension de l’une des partie au conflit. Les milliers de Syriens qui se sont engagés avec l’ONU ou avec les organisations humanitaires sont des civils. Ils ne s’engagent pas seulement pour avoir un salaire, mais dans l’espoir de faire quelque chose de positif pour d’autres Syriens. LCS les humilie tous en les qualifiant de partisans d’une des parties et en leur faisant perdre l’espoir de devenir des acteurs d’un changement positif dans leur propre société».
En septembre, avant que l’attaque du convoi d’aide n’oblige l’ONU à suspendre un grand nombre de ses interventions en Syrie, LCS a incité 73 organisations d’aide opérant en territoire rebelle, y compris les Casques Blancs, à suspendre leur coopération avec le programme d’aide de l’ONU.
Comme le notait le Guardian dans son reportage, «la décision de se retirer du programme Whole of Syria, dans le cadre duquel des organisations partagent l’information pour aider à la livraison de l’aide, signifie en pratique que l’ONU perdra de vue ce qui se passe au nord de la Syrie et dans les zones tenues par l’opposition où les ONG font la majeure partie de leur travail».
En dépit de l’influence de LCS sur la scène médiatique internationale, il est difficile d’obtenir des détails sur le fonctionnement interne de l’organisation. LCS est enregistrée en Angleterre sous le nom de Voices Project, une entreprise privée, à une adresse partagée par 91 autres compagnies. En dehors d’Ayman Asfari, la plupart des donateurs sont anonymes.
Au-delà de cette opération opaque, se posent des questions sur ses liens avec Avaaz, une organisation internationale de relations publiques qui a joué un rôle instrumental dans l’émergence du soutien à une zone d’exclusivité aérienne en Libye et dans la fondation de LCS par Purpose, une autre entreprise de relations publiques branche d’Avaaz.
Quoi qu’il en soit, un regard attentif sur les origines et l’intervention de LCS suscite des doutes sur l’image de l’organisation en tant que voix authentique des civils syriens, et devrait inviter, également, à se poser sérieusement des questions sur le programme de ses partenaires.
Mieux connue pour son travail sur les questions sociales, avec des clients solidement financés comme l’ACLU (American Civil Liberties Union) et le groupe de réforme de la police, Campaign Zero, Purpose, l’agence de relations publiques basée à New York et Londres, s’engage à fournir des campagnes créatives qui produisent un «changement de comportement», un «changement de perception», «un changement de politique» ou «un changement d’infrastructure». Lorsque le conflit syrien est entré dans sa troisième année, l’agence était prête à effectuer un «changement de régime». Le 3 février 2014, Anna Nolan, la responsable Stratégie de Purpose, diffusait une offre d’emploi. Selon cette offre d’emploi, son entreprise cherchait «deux stagiaires pour rejoindre l’équipe de Purpose afin d’aider à lancer un mouvement en Syrie».
À peu près au même moment, un autre responsable de Purpose, Ali Weiner, diffusait une offre d’emploi pour un poste de stagiaire payé pour le nouveau projet Syrian Voices de l’entreprise. «Ensemble, avec les Syriens de la diaspora et les ONG partenaires, écrivait Weiner, Purpose est en train de construire un mouvement qui amplifiera les voix des Syriens modérés, non-violents, et qui mobilisera les peuples du Moyen-Orient et du monde pour appeler à des changements spécifiques de la situation politique et humanitaire dans la région». Elle expliquait que l’employé rendrait compte d’abord «à un stratégiste basé à Londres, mais travaillera étroitement avec les équipes de Purpose à Londres et à New York».
Le 16 juin 2014, Jeremy Heimans, fondateur de Purpose rédigeait les statuts de la société mère de The Syrian Campaign. Elle était enregistrée par Heimans sous le nom de Voices Project, au 3 Bull Lane, St.Ives Cambrigeshire, England.
C’était l’une des 91 sociétés privées enregistrées à cette adresse. James Sadri, le directeur Stratégie de LCS, ne m’a pas expliqué pourquoi cette organisation avait choisi la même adresse, ni pourquoi elle était enregistrée en tant qu’entreprise privée.
En même temps qu’Heimans, le directeur Europe de Purpose, Tim Dixon, fut nommé au conseil d’administration de LCS. Tout comme John Jackson, un stratégiste qui, auparavant, avait dirigé la Burma Campaign, au Royaume Uni, visant à convaincre l’Union européenne de prendre des sanctions contre le régime de ce pays.
Anna Nolan est devenue la directrice de projet de LCS, tout en restant directrice Stratégie de Purpose. James Sadri affirme que Purpose n’est pas impliqué dans LCS. Et si on insiste sur la présence de plusieurs stratégistes de Purpose au conseil d’administration de LCS et dans son personnel, Sadri persiste: «Nous ne dépendons pas de Purpose. Il n’y a aucun lien financier et nous sommes indépendants». Sadri dément les allégations selon lesquelles LCS est née d’Avaaz. «Nous n’avons aucun lien avec Avaaz», affirme-t-il, accusant une conspiration de «Russia Today» qui lie les deux agences de relations publiques.
Cependant, dans sa première offre d’emploi pour son projet Syrian Voices, Purpose se targuait de «générer certains des modèles de changements sociaux les plus performants», y compris «le réseau avaaz.org, aujourd’hui fort de 30 millions d’actions.» En fait, le fondateur de LCS, co-fondateur de Purpose, Jeremy Heimans, fut, aussi, l’un des premiers fondateurs d’Avaaz. Comme il l’a déclaré au journal Forbes, «J’ai co-fondé Avaaz et Get Up (un groupe militant australien) qui ont inspiré la création de Purpose.»
L’attitude défensive de LCS quant à ses liens avec Avaaz est incompréhensible. Revenons en 2011. Avaaz lançait, alors, une campagne publique pour une zone d’exclusivité aérienne en Libye, et une pétition qui a réuni 1 200 940 signatures pour l’intervention occidentale soutenue par l’ONU.
John Hilary, le directeur exécutif de War On Want, l’organisation caritative britannique de pointe anti-pauvreté et anti-guerre, avait alors averti: «Ces militants généralement bien intentionnés ne s’imaginent pas qu’ils vont renforcer l’emprise de ces gouvernements occidentaux qui veulent à tout prix réaffirmer leurs intérêts en Afrique du nord… Il est clair qu’une NFZ donne l’impression d’une intervention étrangère plutôt humanitaire, en mettant l’accent sur l’arrêt des bombardements, même si cela pourrait conduire à une escalade de la violence».
L’avertissement pressant de John Hilary fut concrétisé lorsque la NFZ imposée par l’OTAN accéléra la chute du président Mouammar Kadhafi. Quelques mois plus tard, Kadhafi était violé sauvagement et battu à mort par une foule de fanatiques. État Islamique (IS) et toute une kyrielle de milices affiliées remplirent le vide laissé par la disparition du gouvernement de la Jamahiriya.
La catastrophe politique aurait dû être considérée comme suffisamment sérieuse pour remettre en question d’autres interventions de ce type. Cependant, l’expérience de la Libye n’a pas réussi à dissuader Avaaz de lancer une nouvelle campagne pour une autre NFZ, cette fois en Syrie.
«Pour certains, une zone d’exclusivité aérienne pouvait effacer l’image de la politique étrangère de George W.Bush et des interventions illégales occidentales. Mais c’est autre chose», insistait Avaaz dans un communiqué défendant son soutien à une nouvelle NFZ en Syrie.
Sadri décrivait le soutien de LCS pour la NFZ comme le produit d’un «long processus d’écoute» impliquant le vote des civiles syriens dans les territoires contrôlés par les rebelles et les réfugiés à l’extérieur du pays. Il affirmait que sa société était une «organisation solidaire», et non une entreprise de relations publiques, et était catégorique sur le fait que si une NFZ était imposée dans le ciel syrien, elle serait différente de celles des conflits antérieurs. Il ajoutait, «je suis seulement en train d’essayer de nous encourager à sortir d’un débat simpliste. Il y a une réaction instinctive envers la Syrie, à dire que «c’est l’Irak» ou «c’est la Libye». Mais non. C’est un conflit complètement différent».
Pour le géant du pétrole qui a financé le lancement du Syria Project, les moyens -l’intervention militaire- justifiaient la fin, à savoir son retour à son pays d’origine et sa participation à la vie économique, selon ses propres termes. Malgré les affirmations de LCS, selon lesquelles elle «refuse des fonds de toute partie au conflit», elle a été fondée et maintenue grâce à une aide financière généreuse de l’une des figures les plus influentes de l’opposition en exil, Ayman Asfari, le PDG de la Compagnie gazière et pétrolière Petrofac Limited. Asfari pèse $1,2 milliards et possède environ un cinquième des actions de sa compagnie qui emploie 18000 employés et enregistre près de $7 milliards de revenu annuel.
Il a contribué, à travers sa Fondation Asfari, pour des centaines de milliers de dollars, à LCS et a assuré un siège d’administrateur à sa femme Sawsan. Il a, également, été un donateur de premier plan et un partisan de la Coalition nationale syrienne (Syrian National Coalition), le plus important groupe du gouvernement en exil mis en place après le soulèvement syrien.
Le groupe est fermement résolu à faire tomber Assad et à le remplacer par l’un des siens. Le soutien d’Asfari aux forces d’opposition est si marqué que le gouvernement syrien a lancé un mandat d’arrêt l’accusant de soutenir le «terrorisme».
À Londres, Asfari a été un donateur majeur de l’ex-Premier ministre David Cameron et son Parti conservateur. En mai dernier, Cameron était l’annonceur d’une levée de fonds pour l’Appeal Hands Up for Syria, une organisation caritative lourdement soutenue par Asfari qui sponsorise l’éducation des enfants syriens vivant dans les camps de réfugiés. Le choix de Cameron pour cet événement aurait pu paraître étrange compte tenu de sa résistance farouche à l’accueil d’enfants non accompagnés qui ont fui en Europe. Mais Asfari a généralement soutenu la politique d’exclusion de Cameron.
Questionné au cours de l’émission Hardtalk de la BBC, sur sa position, Asfari expliquait, «Je ne veux pas que le pays se vide. Je rêve encore que ces gars (les réfugiés) pourront revenir dans leurs maisons et qu’ils pourront jouer un rôle constructif pour retrouver l’unité de la Syrie».
À Washington, Asfari est considéré comme un lien important avec l’opposition syrienne. Il a été reçu à la Maison Blanche huit fois depuis 2014, y a rencontré des responsables comme Philip Gordon, l’ex-coordinateur pour le Moyen-Orient qui était un des premiers à défendre la livraison d’armes à l’insurrection en Syrie. Depuis qu’il a quitté l’administration, cependant, Gordon a exprimé ses regrets d’avoir adopté la politique du changement de régime.
Dans un long éditorial publié dans Politico, en septembre 2015, il critique l’obstination de l’administration Obama pour un changement de régime. «Il n’y a maintenant réellement aucune chance de victoire de l’opposition militaire pouvant conduire à une gouvernance stable ou pacifique en Syrie dans un futur proche, mais il y a la quasi certitude que persister dans cette voie ne fera que conduire à encore plus d’années de guerre civile et féroce.»
Asfari a publiquement fustigé Gordon quelques jours plus tard, dans le même programme Hardtalk. «Je lui ai écrit un email après avoir lu cet article dansPolitico, et je lui ai dit que j’étais respectueusement en désaccord. Je pense que l’idée que nous allons avoir une transition en Syrie avec Assad pour une période indéfinie est illusoire. Parce qu’à la fin, ce que le peuple veut, c’est une transition crédible.»
Pour Asfari, une transition post-guerre «crédible» demanderait beaucoup plus que le rapatriement des réfugiés et l’intégration des forces d’opposition dans l’armée. «Y aura-t-il la diaspora syrienne, y compris des gens comme moi, pour investir dans le pays», a-t-il demandé sur le plateau d’Hardtalk. «Si nous n’atteignons aucun de ces objectifs, à quoi ça sert d’avoir une Syrie libre?».
The Independent a décrit Asfari comme figurant au Panthéon des exilés «super riches», prêts à reconstruire une Syrie post-Assad -et de faucher au passage des jolis contrats. Pour atteindre cet objectif de retour triomphal en Syrie, après la chute du gouvernement Assad, Asfari a, non seulement, fourni la mise initiale de fonds pour LCS, il a, également, contribué à pérenniser des donations massives en faveur du groupe.
Pour cette seule année, la Fondation Asfari a donné $180 000 à la société selon Laila Kiki, qui dirige la communication de LCS. Asfari n’est pas le seul donateur, cependant. D’après Laila Kiki, le Rockefeller Brothers Fund contribue aussi pour $120 000 au budget 2016 de LCS qui s’élève à $800 000. «Le reste des fonds vient de donateurs qui souhaitent rester anonymes», explique-t-elle.
Parmi les principales priorités de LCS, pour lesquelles l’organisation a, apparemment, budgétisé un montant substantiel, il y a l’action auprès des médias occidentaux pour qu’ils deviennent plus interventionnistes. Lorsque LCS a placé une annonce sur son site internet pour recruter un responsable Presse pour son lancement en 2014, elle a insisté sur son besoin de «quelqu’un qui peut intervenir dans les médias aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Europe dans la même semaine».
Le candidat idéal devra être capable de «maintenir des relations fortes avec imprimeries, radios, journalistes on line, et rédacteurs pour les encourager à considérer LCS comme une voix de premier plan sur la Syrie».
Privilégiant l’expérience en relations publiques sur la connaissance politique, LCS rassurait les candidats: «Vous n’avez pas besoin d’être un expert de la Syrie ou de parler Arabe.» Après tout, la personne était destinée à travailler en collaboration étroite avec un «responsable syrien de la communication» anonyme qui «se chargera de recueillir des informations et des relations à l’intérieur de la Syrie».
James Sadri reconnaît que LCS a été impliqué dans l’achat d’articles aux grandes publications. «Nous avons, dans le passé, aidé à publier des tribunes écrites par des gens sur le terrain. Il y a un tas de tribunes de gens qui sont en Syrie», dit-il. Mais il ne dira pas lesquelles, qui étaient les auteurs, ou si son agence a joué un rôle dans leur paternité.
Un récent incident a mis à jour comment LCS manipule habilement les informations transmises depuis Alep aux médias occidentaux. C’était le 17 août. Un avion de combat syrien ou russe venait de frapper un immeuble d’appartement dans la partie Est d’Alep tenue par les rebelles. Sophie McNeill, une correspondante au Moyen-Orient pour l’Australian Broadcasting Corporation, recevait une photo de la Société médicale américano-syrienne (Syrian American Medical Society) qui conserve un groupe de médecins travaillant sur le Net avec WhatsApp, à l’intérieur du territoire rebelle, en liaison avec les médias internationaux.
La photo montrait un garçon de cinq ans, Omran Daqneesh, qui avait été extrait des ruines du bâtiment par des Casques Blancs et mis dans une ambulance où il était filmé par des membres de l’Aleppo Media Center. L’image terrifiante montrait un petit garçon hébété, assis bien droit et le regard vide, ses joues rondes couvertes de cendres et de sang. «La vidéo montrait ensuite Omran assis clignant des yeux à l’arrière de cette ambulance», écrivait McNeill sans expliquer de qui elle tenait cette vidéo. Immédiatement, elle postait le film sur Twitter.
«Regardez cette vidéo parvenue d’Alep ce soir. Et regardez-la encore. Rappellez-vous qu’avec #Syria, #wecantsaywedidntknow» (#Nous ne pouvons dire que nous ne savons pas – NDT), écrivait McNeill. Son texte était retweeté plus de 17 000 fois et son hashtag qui accusait l’inaction contre des actes d’une telle horreur perpétrés par le régime syrien, devint viral. (McNeill n’a, toutefois, pas répondu aux questions envoyées sur son email ouvert au public.)
Quelques heures plus tard, l’image d’Omran apparaissait à la Une de dizaines de journaux internationaux du New York Times au Wall Street Journal en passant par le Times de Londres.
Kate Bolduan, de CNN, qui avait suggéré lors du bombardement par Israël de la Bande de Gaza, en 2014, que les victimes civiles étaient, en fait, des boucliers humains, éclatait en larmes lors d’une émission spéciale détaillant le sauvetage d’Omran. Abu Sulaiman al-Mouhajir, le citoyen australien qui est l’un des dirigeants et porte-parole de la branche syrienne d’al-Qaeda, Jabhat Fateh al-Sham (anciennement Front al-Nousra – NDT)), porta un intérêt particulier à l’enfant.
«Je ne peux supporter de voir des enfants blessés ou tués», écrivait-il sur Facebook. «Leurs visages innocents devraient nous rappeler notre responsabilité».
Saisissant l’occasion, LCS rassembla des citations du photographe qui avait pris cette image symbolique, Mahmoud Raslan, et qui les avait mis en relation avec une série de médias. Alors que de nombreux médias publiaient les déclarations de Raslan, Public Radio International fut au nombre de ceux, peu nombreux, qui notèrent le rôle de LCS auprès de la presse, se référant à cette organisation en termes de «groupe de pression pro-opposition avec un réseau de contacts en Syrie».
Le 20 août, McNeill lança un appel sur Facebook: «Avez-vous été horrifiés par les images du petit Omran?», demandait-elle aux lecteurs.
«Vous ne pouvez pas arrêter d’y penser? Bien, ne vous contentez pas de retweeter, d’être indignés pendant 24 heures et de passer votre chemin. Écoutez ce que deux grands humanitaires pour la Syrie, Zaher Sahloul et James Sadri, veulent que vous fassiez maintenant».
Sadri, rappelons-le, est le directeur de LCS et Sahloul était le directeur de la Syrian American Society qui est partenaire de LCS. Dans l’article, que McNeill avait écrit à propos de la photo d’Omran qui était mise sur son Facebook, Sahloul et Sadri pressaient les Occidentaux de se joindre à l’appel pour une zone d’exclusivité aérienne – politique que McNeill a assumé tacitement. Récemment, Sahloul a été félicité par l’éditorialiste néoconservateur Eli Lake pour avoir accusé Obama d’avoir «permis un génocide en Syrie». En septembre, il se joignait à la Fédération juive unie de Chicago, radicalement opposée à la solidarité avec la Palestine, pour promouvoir son action.
Alors que l’indignation inspirée par l’image d’Omran s’étendait, l’éditorialiste du New York Times, Nicholas Kristof (un ami et éditeur de Lina Sergie Attar, membre du conseil d’administration de LCS), appelait à «tirer des missiles de l’extérieur de la Syrie pour bombarder les voies militaires syriennes afin de les rendre inutilisables».
En même temps, sur Morning Joe, programme de la MSNBC, Joe Scafborough brandissant la photo d’Omran déclarait, indigné: «Le monde se rappellera. Gardez vos lamentations… Vous pouvez encore faire quelque chose. Mais rien n’a été fait».
Alors que des éditoriaux haletants et des dépêches-diatribes dénonçaient l’«inaction» supposée de l’administration Obama, la pression publique pour une campagne militaire occidentale à plus grande échelle commençait à atteindre un niveau sans précédent.
Le jour qui suivit les grands titres à la Une sur Omran, le Canary, un site britannique de gauche, publiait une autre photo qui montrait une sombre réalité derrière l’image symbolique.
Extraite de la page Facebook de Mahmoud Raslan, le militant du Aleppo Media Center, géré par les Américains, qui prit la vidéo initiale d’Omran, une photo montrait Raslan posant, triomphant, sur un selfie, avec un groupe de combattants rebelles. Les hommes armés appartenaient à la faction Nour al-Din al-Zenki.
Au moins deux des hommes qui apparaissaient sur la photo avec Raslan avaient récemment décapité un garçon qu’ils avaient fait prisonnier, parlant de lui, dans la vidéo, comme d’un «enfant», tout en le violant et l’insultant. Il s’est avéré que l’enfant avait 12 ans, s’appelait Abdullah Issa et avait, peut-être, été membre de la Liwa al-Quds, une milice pro-gouvernementale palestinienne.
Ce n’est pas la seule fois que Raslan apparaissait avec des combattants d’al-Zenki ou exprimait sa sympathie. Le 2 août, il postait un selfie sur Facebook se décrivant entouré par des combattants d’al Zenki, pour la plupart des adolescents, en treillis de combat.
«Avec les combattants suicides, depuis le pays des batailles et de la boucherie d’Alep des martyrs, nous vous offrons des vagues de joie, avec la permission de Dieu», écrivait Raslan. Il portait un bandeau comme ceux des «combattants suicides».
Malgré ses tendances crapuleuses et ses penchants idéologiques extrémistes, al-Zenki fut, jusqu’en 2015, un bénéficiaire du copieux financement américain, mille de ses combattants, au moins, étant payés par la CIA.
Charles Lister, un attaché de recherche du Middle-East Institute qui a reconnu que ses recherches sur l’opposition syrienne était «financées à 100% par les gouvernements occidentaux», a présenté al-Zenki comme «des combattants de l’opposition modérée».
En août dernier, après la vidéo montrant sur internet les membres d’al-Zenki décapitant l’adolescent, Sam Heller, un membre de la Century Foundation basée à Washington, a plaidé pour que la CIA reprenne le financement du groupe. Décrivant al-Zenki comme «un partenaire naturel, sinon convenable», Heller prétendait que «si Washington insiste pour garder les mains parfaitement propres, il n’y a probablement aucune faction syrienne, dans l’opposition ou de quel que côté de la guerre que ce soit – qui mérite un soutien».
Le 24 septembre, al-Zenki a formellement associé ses forces avec celles du groupe jihadist Army of Conquest dirigé par le groupe jihadiste d’al-Qaïda, Jabhat Fateh Al-Sham, ex-Front al-Nousra. De son côté, la LCS coordonnait la diffusion d’une déclaration de Raslan niant ses affinités évidentes avec al-Zenki. Sophie McNeill, la journaliste de l’Australian Broadcasting Corp. qui fut parmi les premiers journalistes à publier la célèbre photo d’Omran, diffusa scrupuleusement la déclaration de Raslan sur Twitter, citant sa source, LCS.
Décrivant curieusement la victime décapitée comme ayant 19 ans et non comme l’ «enfant» que ses bourreaux prétendaient qu’il était, Raslan plaida l’ignorance concernant l’appartenance des combattants à al-Zenki. «C’était une journée difficile avec des tas de gens et de groupes différents dans les rues. En tant que photographe de guerre, j’ai pris un tas de photos avec des civils et des combattants».
Mahmoud Raslan n’a peut-être pas été le partenaire local le plus efficace, mais LCS peut compter sur les Casques Blancs.