Guerres hybrides : Stratégies contre l’Afrique
Article original : Hybrid Wars: Strategies against Africa
Par Andrew Korybko
Oriental Review
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone
Le continent le plus colonisé et le plus exploité de l’histoire du monde est une fois de plus le centre de la concurrence mondiale, bien que cette fois la rivalité entre les grandes puissances ait pris une forme beaucoup plus nuancée, mais pas moins intense.
Les États-Unis, la France et leurs alliés unipolaires veulent conserver l’Afrique comme réserve exclusive de main-d’œuvre, de marché et de ressources dans un avenir prévisible, à la fois pour leur propre intérêt matériel et pour l’avantage stratégique supplémentaire de priver la Chine et d’autres de ses fruits économiques. À l’inverse, la Chine veut intégrer les économies et les populations qui connaissent la croissance la plus rapide dans l’évolution de l’ordre mondial multipolaire et leur donner une juste chance de réussir dans le système mondial.
Le contraste entre le néo-colonialisme de l’Occident et la souveraineté libératrice de la Chine ne peut être plus net et c’est cette opposition de stratégies mondiales et de modèles de développement diamétralement opposés qui ouvre la voie à la grande bataille par procuration entre les États-Unis et la Chine sur l’Afrique.
Tout autant que la Chine a besoin de l’Afrique pour maintenir ses taux de croissance réguliers dans un avenir prévisible et assurer sa stabilité intérieure, les États-Unis veulent casser ce lien entre l’Afrique et la Chine afin de compenser la durabilité structurelle de leur concurrent numéro un pour le leadership mondial. Le conflit par procuration à l’échelle de l’Afrique est dû au fait que la Chine travaille ardemment à financer, construire et relier entre eux divers projets d’infrastructure afin de créer une trame supra-régionale de corridors de transport intermodaux qui pourrait compléter parfaitement la partie maritime de la route de la soie One Belt One Road. Les États-Unis tentent avec une égale ferveur de prendre le contrôle des nœuds clés le long de ces routes transnationales et d’en perturber stratégiquement des portions cruciales afin d’accroître la dépendance de la Chine à l’égard des zones d’influence unipolaire. En dernier recours, cependant, les États-Unis – l’île monde – de toutes les manières stratégiquement possibles, vont provoquer des blocages et déclencher une politique de terre brûlée, via une guerre hybride, dans le sillage de leur retrait stratégique vers leur «Forteresse d’Amérique du Nord» autosuffisante, avec en guise de dernier coup de grâce, une guerre par procuration contre la Chine.
Il est plus que probable qu’on n’arrivera jamais à ce stade dramatique où les États-Unis se retirent complètement de l’Afrique ou détruisent totalement ce continent par une guerre hybride. De manière réaliste, il y aura sans doute, au cours des prochaines décennies, un développement mélangé de scénarios se développant sur ce théâtre, chauffé à blanc par la compétition, scénarios intégrant des éléments des deux extrêmes. Il se pourrait que la Chine réussisse à mettre en place plusieurs couloirs ultra-stratégiques de développement de la Route de la Soie en Afrique, alors que les États-Unis en saboteront probablement quelques autres en provoquant une poignée de guerres hybrides pour empêcher indéfiniment les voies existantes d’actualiser pleinement leur potentiel géo-économique. Il n’y a pas de moyen infaillible de savoir avec certitude ce que l’avenir apportera, mais il est possible d’acquérir une hypothèse bien réfléchie sur la structure et la manière systémique avec laquelle le groupe d’États identifié sera visé par les guerres hybrides provoquées par les États-Unis.
Même en tenant compte de la possibilité que certains des futurs scénarios examinés soient naturels, en ce sens qu’ils nécessitent peu ou pas de pressions extérieures pour démarrer, il est fort probable qu’au moins certaines des possibilités étudiées se produiront à des degrés divers et que les répercussions géopolitiques auront sans conteste un impact très négatif sur la Chine et la position du monde multipolaire dans cette nouvelle guerre froide.
Cette partie de l’ouvrage est organisée de la manière suivante : la première partie décrira la situation géopolitique globale de l’Afrique, mettant en évidence l’influence du régionalisme hégémonique et institutionnel (parfois superposé, d’autres fois non) sur les affaires du continent afin d’illustrer clairement les avantages préexistants et les obstacles à la nouvelle vision de la Route de la Soie chinoise. Les chapitres suivants concernant la guerre hybride africaine examineront de façon exhaustive les cinq catégories distinctes d’États, et leurs voisins pertinents, que l’auteur a déjà identifiées comme étant incorporées de manière concordante dans la thèse immédiate. Afin de rappeler au lecteur ce qui a été décrit dans la Partie III de l’Introduction du livre et d’élargir la carte paradigmatique présentée précédemment d’une manière plus structurée, la révision cartographique suivante servira désormais de point de référence pour guider la recherche au-delà de la Partie I :
Clés
- Vert – Corne de l’Afrique
- Jaune – Afrique de l’Est / Fédération de l’Afrique de l’Est
- Bleu – Centre-Afrique australe
- Noir – Ceinture d’États faillis
- Rouge – Région du lac Tchad
- Lignes hachurées – les pays qui seront inévitablement impliqués dans la catégorie ciblée par la déstabilisation de la guerre hybride, que ce soit comme acteur agressif, victime passive, ou un mélange des deux.
Observations schématiques
Quelques remarques doivent être faites sur la carte ci-dessus avant de commencer la première partie de la recherche sur la guerre hybride africaine.
Cône d’Afrique australe
Bien qu’il soit conceptuellement possible pour tous les États d’Afrique (ou n’importe où dans le monde, d’ailleurs) d’être touchés par la guerre hybride, en gardant l’axiome selon lequel cette méthode de guerre est plus souvent utilisée pour perturber la multipolarité transnationale de projets d’infrastructures de connectivité et / ou de prise de contrôle de celles-ci, on peut supposer que les États susceptibles de révolutionner le plus radicalement les géopolitiques et la géo-économie du continent seront les plus ciblés. Par conséquent, ils seront soumis dans l’avenir à la plus grande probabilité de les tous types de déstabilisation par la guerre hybride. Tout cela sera décrit en détail dans la première partie, mais pour l’instant, il suffit de savoir que les États identifiés se situent le long des chemins de la Route de la Soie construits aujourd’hui ou des projets futurs les plus probables qu’elle pourrait poursuivre pour atteindre ses grands objectifs stratégiques.
Il convient de préciser à ce stade que le cône de l’Afrique australe n’a pas été inclus dans le modèle ci-dessus parce que ses corridors économiques sont déjà relativement bien établis et utilisés depuis un certain temps par toutes sortes de grandes puissances. En outre, en ce qui concerne la connectivité mondiale de la Namibie et du Botswana via l’Afrique du Sud, et même du Zimbabwe et du Mozambique dans une certaine mesure, cela concerne essentiellement le transport unidirectionnel des ressources naturelles et moins le marché du travail et le potentiel des marchés respectifs. Bien que chacun de ces pays joue un rôle déterminé vis-à-vis de l’économie chinoise, aucun d’entre eux, à l’exception de l’Afrique du Sud (le hub par lequel passent la plupart de leurs exportations, à l’exception du Mozambique) n’est assez important pour susciter une guerre hybride.
En théorie, les perturbations dans la périphérie régionale autour de l’Afrique du Sud pourraient avoir un effet stratégique en exerçant une pression sur le leadership multipolaire du pays et en ouvrant la voie à un scénario de changement de régime. Cependant, étant donnée la corruption endémique de la politique sud-africaine, un coup d’État en douceur signifie que les techniques constitutionnelles et les simples révolutions de couleur (c’est-à-dire le coup d’État anti-Rousseff au Brésil) seraient utilisées dans ce cas. En outre, les ressources des pays à la population clairsemée, comme la Namibie et le Botswana, et le marché général et le potentiel de main-d’œuvre de l’Afrique du Sud sont déjà assez intégrés dans l’économie mondiale, de sorte que de nombreuses parties prenantes unipolaires seraient également touchées par une sévère perturbation dans ou autour de leur point commun d’accès en Afrique. On ne peut pas en dire autant du Zimbabwe et du Mozambique, l’ancien pays riche en minéraux tels que les diamants et le platine, alors que ce dernier est sur le point de devenir l’un des plus grands exportateurs de GNL (gaz naturel liquéfié) au monde; il est tout à fait possible qu’ils soient ciblés dans quelque années. Mais ce serait moins lié aux projets multipolaires transnationaux d’infrastructures de connectivité avec la Chine qu’avec leurs propres potentiels autonomes dans leurs domaines respectifs, ce qui les différencierait stratégiquement des autres pays inclus dans la présente étude (même si cela ne veut pas dire que les techniques de guerre hybride ne seraient pas utilisées – elles le seraient probablement dans une large mesure).
Importance insulaire
Par rapport à ce qui précède, les pays insulaires d’Afrique n’ont pas non plus été inclus dans le panorama continental, bien qu’ils jouent également un rôle important dans son paradigme géopolitique évolutif. Néanmoins, parce que ce sont des nations insulaires, elles ne sont pas directement reliées à autre chose qu’à la haute mer, alors même qu’elles peuvent avoir un statut de nœud de transit précieux pour la Chine comme composante intégrale de ses Sea Lines of Communication, directement affectées par l’étude de la guerre hybride qui a été lancée pour le continent. Néanmoins, étant donné que chacune de ces nations pourrait jouer un rôle central dans l’influence des affaires continentales, si elles étaient correctement utilisées par une grande puissance partenaire, il est intéressant de commenter de façon très concise comment ces pays s’inscrivent dans l’équation stratégique plus large qui sera décrite tout au long de ce travail:
- Jaune – Îles Canaries (Espagne) : Cet héritage permet à Madrid d’exercer une influence près des côtes du Maroc et du Sahara occidental, tous deux riches en poissons et en ressources énergétiques possibles.
- Vert – Cabo Verde (anciennement Cap-Vert avant fin 2013) : L’ancienne colonie portugaise relie l’Atlantique du Nord à l’Atlantique Sud. Elle offre une position stratégique près de l’embouchure du fleuve Sénégal, tout en étant positionnée le long d’une importante route océanique que les États-Unis et l’UE doivent prendre pour accéder à l’Afrique de l’Ouest.
- Bleu – São Tomé et Príncipe : Une autre ancienne colonie portugaise. Celle-ci est située dans les eaux riches en hydrocarbures du golfe de Guinée et à proximité immédiate du littoral de la plus grande économie de l’Afrique, le Nigeria.
- Violet – Comores et le département français d’outre-mer de Mayotte : Ces deux emplacements sont presque au-dessus du bassin du Rovuma du LNG du nord du Mozambique et donc proche de ce qui deviendra probablement une grande zone d’exportation d’énergie dans un proche avenir.
- Orange – Seychelles: L’ancienne chaîne d’îles colonisées par le Royaume-Uni se trouve sur la voie d’approche que l’Inde et la Chine doivent contrôler pour accéder au marché florissant de l’Afrique de l’Est. C’est pour cette raison stratégiquement concurrentielle que New Delhi a proactivement cherché à construire une base navale et à positionner certaines de ses unités militaires afin de contenir la Chine.
- Sans couleur – Maurice et l’ile française de la Réunion: Ces deux zones insulaires ne sont pas directement concernées par l’ordre géopolitique de l’Afrique continentale, bien qu’elles acquièrent une importance vis-à-vis de Madagascar et du bastion étatsunien de Diego Garcia qui contrôle l’océan Indien.
Débordement des conflits trans-régionaux
L’un des aspects les plus frappants de la carte de référence est qu’elle délimite clairement les lignes de faille géopolitiques où les conflits de guerre hybride pourraient facilement devenir trans-régionaux.
Sur toutes les zones désignées par la carte, il est très probable que des processus violents incontrôlables dans la ceinture des États défaillants de la République centrafricaine (RCA) et du Sud-Soudan seraient ceux qui se répandraient dans d’autres parties de l’Afrique, au moins en ce qui concerne les conflits du continent actuellement en cours (sans tenir compte de ceux possibles qui n’ont pas encore surgi). En particulier, le chaos de la RCA pourrait se traduire par une fuite de réfugiés et de militants au Cameroun et au Tchad, ce qui pourrait conduire les gouvernements respectifs, chrétiens et musulmans, à soutenir leurs propres camps confessionnels dans la guerre civile non résolue du pays. Le récit trompeur du Choc des civilisations, qui serait certainement poussé à dessein par les médias grand public occidentaux, sera discuté plus loin lorsque nous aborderons la ceinture d’États défaillants. Mais pour le moment, il est utile de se rendre compte du potentiel d’infection trans-régionale de la RCA et des répercussions sur la région du lac Tchad. En outre, les difficultés intérieures du pays pourraient se propager vers le sud, dans la partie septentrionale de l’État centre-sud de la République démocratique du Congo (RDC), ce qui représente une double menace de déstabilisation émanant de la RCA.
Le Sud-Soudan peut provoquer quelque chose de semblable à la RCA par rapport à la partie nord de la RDC, et peut-être même à l’État éthiopien de la Corne de l’Afrique et à l’État ougandais d’Afrique orientale. Ces deux derniers États sont activement impliquésdans le processus de résolution des conflits au Sud-Soudan et se heurtent l’un à l’autre pour y exercer une influence afin d’éliminer les tampons défensifs (mais aussi les marchés, bien entendu) pour se protéger eux-même de ce scénario. Il va sans dire que le Sud-Soudan a été créé uniquement parce qu’il a été séparé de force du Soudan après une période de trois décennies de guerre civile et que la dynamique anti-Khartoum n’a pas cessé depuis que Juba a acquis son indépendance en 2011. Le Sud-Soudan représente donc une menace régionale encore plus asymétrique que la RCA, et leur potentiel combiné de déstabilisation explique pourquoi ils sont tous deux catégorisés dans le cadre de la ceinture des États faillis.
Si leurs conflits respectifs se mêlaient en quelque sorte à une conflagration transnationale, cela représenterait une menace de guerre hybride à grande échelle dans le cœur géographique de l’Afrique, mais le scénario le plus proche est désormais la menace surfaite de Joseph Kony. En ce qui concerne les vulnérabilités face à une guerre hybride pour la ceinture des États défaillants et la trans-régionalisation que posent ses conflits internes, il n’est pas surprenant que les États-Unis exploitent la mystique autour de ce seigneur de guerre pour déployer un contingent limité mais très stratégique de forces spéciales en Ouganda, au Soudan, en RDC et en RCA. En y réfléchissant après coup, mais en s’appuyant sur la tangente des conflits trans-régionaux, il est tout à fait pertinent de rappeler le conflit du Darfour et comment il s’agissait essentiellement d’une compétition par procuration autour du lac Tchad entre l’État régional du Tchad et la ceinture d’États faillis étendue au Soudan, pays influencé par les États du Golfe.
Il ne s’agit plus d’un élément géopolitique intéressant, comme il a pu l’être au milieu des années 2000, mais il a quand même le potentiel de réapparaître à l’avenir, surtout si le processus de dissolution soudanais dirigé vers l’extérieur s’accélère et progresse vers les États du Nil bleu et du Kordofan du Sud.
Enfin, la possibilité réelle que les tentatives des États-Unis pour déclencher une guerre hybride au Burundi provoquent une réaction de déstabilisation en chaîne dans l’est de la RDC, dans le Rwanda (et par extension jusqu’à l’Ouganda) et l’ouest de la Tanzanie, ferait de cet État géographiquement minuscule un déclencheur disproportionné pouvant bouleverser l’équilibre régional. Bien qu’il n’y ait pas encore au Burundi un conflit actif du même niveau que celui de la RCA et du Sud-Soudan ces deux dernières années, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas se développer rapidement si l’ensemble de l’État tombe sous le coup de la pression de la guerre hybride. Ce scénario inquiétant sera certainement exploré plus longuement, plus tard, dans ce travail.
En cartographiant les zones transfrontières susceptibles d’étendre des conflits en Afrique, on peut constater indubitablement que c’est l’ensemble au Nord du Centre (ceinture des États faillis) et la partie Est des zones d’Afrique centrale et du Sud qui sont les plus menacés par le déroulement de ce processus destructeur. En conséquence, cette constatation conduit à conclure que la RDC et les zones qui l’entourent immédiatement fournissent le terrain le plus fertile a une transnationalisation des conflits domestiques, ce qui explique un peu (mais pas totalement) pourquoi la Seconde Guerre du Congo a fini par impliquer des États situés loin de l’espace de bataille réel et a été surnommée «la guerre mondiale de l’Afrique». En d’autres termes, les vulnérabilités face a une guerre hybride pour la zone identifiée, combinées avec sa centralité géostratégique évidente sur le continent africain, rend celui ci doublement capable d’aspirer d’innombrables États dans un trou noir de chaos qui pourrait facilement devenir l’apogée ultime d’une guerre entre les États-Unis et la Chine.
Andrew Korybko
Article original en anglais :
Hybrid Wars: Strategies against Africa
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Spoutnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime(2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.