« Au Tchad, c’est l’armée française qui soutient Déby »
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Billets d'Afrique
« Il y a une injustice criante ! Manger, avoir de l’eau, de l’électricité, des soins, c’est un luxe, alors que c’est le minimum ! » dénonce Céline Narmadji. En 2014, alors que la situation économique est délétère, une pénurie de carburants importante dans ce pays producteur de pétrole déclenche la colère de la population. C’est le point de dé part de mobilisations d’ampleur de la société civile, qui reprend force, malgré les intimidations et pressions : « La cherté de la vie, les biens du pays distribués à une minorité... on ne peut pas accepter, on s’est lancés, mais ce n’est pas facile car on s’est mis à dos le clan et ses courtisans. Mais on a persisté dans cette logique. Aujourd’hui, l’opinion nationale nous donne raison, car à partir du pétrole nous sommes allés vers la société ». Une coalition d’associations de la société civile, « Trop c’est trop », voit alors le jour pour rassembler les forces. Depuis des actions sont régulièrement menées mais sévèrement réprimées : tirs contre les manifestants, intimidations, arrestations de défenseurs des droits humains, de leaders de la société civile et de journalistes.
Début 2016, l’approche de l’élection présidentielle donne des espoirs à la société civile. En février, les mobilisations prennent un tournant à la suite du scandale du viol d’une lycéenne, Zouhoura, commis par des enfants de dignitaires du régime. Le choc et l’injustice cristallisent l’indignation de la population face à l’impunité. Des manifestations importantes ont lieu, un jeune étudiant est tué par les forces de l’ordre. A quelques semaines des élections, le régime est acculé par la voix du peuple. Fin mars, peu avant le scrutin, les leaders de la société civile, Mahamat Nour Ibedou (collectif « Ça suffit »), Younous Mahadjir (représentant de l’Union des syndicats du Tchad), Nadjo Kai na Palmer (représentant du mouvement Iyina) et Céline Narmadji, sont arrêtés à la suite d’un appel à manifester, un droit inscrit dans la Constitution : « On est allé en prison car le droit constitutionnel s’est trans formé en délit. Le ministre prend un arrêté pour abroger une loi constitutionnelle, cela n’a aucun sens, on ne voit cela nulle part dans le monde ». Loin d’étouffer le mouvement, ces arrestations remobilisent la population qui se rassemble en soutien devant le tribunal le jour du jugement. Dans un pays où le droit à manifester est sans cesse bafoué, ces rassemblements pour dé fendre ce droit marquent un tournant. Les militants écopent d’une peine avec sursis mais la menace reste permanente : « parce que pour eux, après la prison, il ne faut plus parler mais ce n’est pas possible de se taire dans cette dictature, au vu et au su de tout le monde. Le régime Déby est un régime répressif, toute voix discordante est ré primée de façon disproportionnée, sans réserve ». Céline Narmadji dénonce : « Tous les pouvoirs sont résumés en un seul pou voir exécutif ».
Mais les revendications de la société ci vile n’empêchent pas le hold-up électoral. Le vote se déroule sous pression : villes principales quadrillées par l’armée, internet cou pé. Des dizaines de militaires ayant refusé de voter pour Déby ont disparu. Des corps ont été retrouvés sans vie sur les bords du fleuve Chari à Ndjamena. Beaucoup sont toujours portés disparus. Malgré ces conditions, la population se mobilise pour suivre les étapes du vote. Alors que l’opposition estime à 10,10 % le score d’Idriss Déby et considère que le candidat est arrivé 4ème à l’élection, la CENI confirme sa réélection dé but mai. Céline Narmadji questionne la pertinence de la présence d’observateurs : « qu’on arrête avec les élections, et qu’on avance ! Que l’on laisse l’argent des contribuables européens et français dépensé pour faire du folklore autour des élections ! On n’en a pas besoin, on sait qu’on est dans une dictature. La population se prendra en charge pour prouver le contraire ! » Dans ce contexte, la société ci vile a une force de mobilisation auprès de la population qui ne croit plus aux partis poli tiques. La plupart d’entre eux ont des relations avec le pouvoir et certains sont prêts au dialogue post électoral. Céline Narmadji tranche : « Ils ont toujours servi avec Déby. Nous ne voulons pas entrer dans un gouvernement. La lutte citoyenne, c’est la population qui la valide. Eux par contre cherchent le dialogue, mais, pour nous, tous ceux qui participeront au dialogue seront comme des traîtres, cela valide le hold-up. On ne peut dialoguer avec quelqu’un qui a volé les élections. »
Depuis 2013 au Mali, et aujourd’hui dans la région du lac Tchad, l’armée tchadienne est présente sur différents fronts dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Céline Narmadji porte un regard critique sur ces engagements : « Les conséquences des interventions militaires sont désastreuses en interne. Déby est en train de s’exhiber à l’international, avec une armée clanique qui sert de chair à canon dans le monde, au moment où sur son propre territoire, dans la région du lac, Boko Haram at taque chaque jour des citoyens ». Ces engagements militaires ont largement contribué à redorer l’image du régime tchadien à l’international : « une aubaine pour un régime de tortionnaires ». Mais la militante des droits humains en pointe l’incohérence : « Il lutte contre Boko Haram, mais luimême est notre Boko Haram, le Boko Haram des Tchadiens. » Sur place, l’armée terrorise : « La population subit le racket des militaires, poussés à la violence par le régime ». Céline Narmadji martèle : « La force d’un pays est sa population, pas ses mercenaires envoyés à travers le monde ».
Alors que la population tchadienne vit dans la terreur, Ndjamena accueille le quartier général de Barkhane, opération de « lutte contre le terrorisme » dans la bande sahélo-sahélienne. Céline Narmadji critique les relations militaires entre la France et le Tchad : « L’armée française et le Tchad ont une relation déplorable. Au moment où les Tchadiens disent non et poussent Déby jus qu’au bout pour qu’il parte, c’est la France, l’armée française qui le soutient. En 2006 et 2008, alors que les gens commençaient à comprendre le jeu du régime, et voulaient se débarrasser de Idriss Déby, c’est l’armée française qui l’a protégé. Donc on ne sait pas quel est le rôle de Barkhane à Ndjamena, est-ce préserver l’intérêt de tous, dé fendre et protéger les droits humains ? » Depuis l’intervention du Tchad au Mali, aux côtés de la France, les visites officielles se sont multipliées. La présence du ministre de la Défense français à l’investiture d’Idriss Déby début août cautionne ces élections controversées : « Malgré la disparition de militaires ! Quand on dit que Déby est un ami parce qu’il est militaire, c’est un faux débat. Si la France veut redorer son image, il faut s’écarter de cette dictature. Il a la carte blanche de la France pour tuer. » De même, l’appui de la France pour l’entrée du Tchad au Conseil de sécurité de l’ONU, où il a siégé en tant que membre non permanent de 2013 à 2015, est décrit par Céline Narmadji comme « une insulte pour la population, parce que on ne peut parrainer jusqu’à ce niveau quelqu’un qui n’a aucune notion de démocratie, de justice sociale, qui vit dans l’intimité la plus totale de la barbarie ». Elle déplore l’effet négatif de la politique française sur l’avenir des relations entre les peuples : « Ma peur est qu’un jour la jeunesse s’attaque aux jeunes Français, qui vont paraître complices de ce que fait la France. Il ne faut pas que les décisions politiques puissent impacter sur la vie des jeunes. La jeunesse est dépassée. »
A la suite de « Trop c’est trop », différentes plateformes se sont créées. « Une force », selon Céline Narmadji, car ces plate-formes travaillent toutes dans le même sens et permettent de fédérer plus largement : « C’est une force tranquille. C’est ce qui fait peur à Déby. Il a tenté d’utiliser les oppositions Nord-Sud, musulmans-chrétiens. Mais dans ces plateformes, ces distinctions n’existent pas, c’est la vision qui compte, le changement de nos pratiques. » Pour avancer, les organisations de la société civile manquent aujourd’hui de moyens, mais ceux-ci sont difficiles à trouver : « Maintenant les organisations qui sont vraiment dynamiques dans la lutte citoyenne sont fichées. Par exemple mon organisation ne peut plus avoir de soutien de partenaires du Tchad pour mener des activités de conscientisation et d’éducation de la population. On travaille à la base pour expliquer à la population pourquoi on est dans la rue. Le gouvernement a donné des instructions à ses partenaires, de ne pas nous soutenir, y compris l’Union Européenne, alors qu’elle devrait être consciente de ce qui se passe. D’autant plus que nous sommes des associations, pas des partis politiques. La présence de l’UE et de l’ambassade de France sont de la poudre aux yeux, ils soutiennent Déby. »
Des ONG proches du pouvoir court-circuitent ces possibilités de soutien et inter viennent auprès des instances internationales, où, sous couvert de défendre les droits humains, elles cautionnent le régime. Malgré ces difficultés, les organisations de la société civile poursuivent la lutte. Ces dernières semaines, les mobilisations reprennent dans un contexte de crise financière aiguë : grève des étudiants, grève des enseignants... Si les dates des législatives à venir en 2017 ne sont pas encore fixées, ce scrutin local risque d’être sous haute tension. La fraude opérée au niveau national ne pourra pas se faire de la même manière sur des petits échelons. Cette dimension locale est une force pour la société civile. Céline Narmadji annonce : « ce mandat ne sera pas un mandat apaisé. »