Complotisme et post-vérité
Par François-Bernard Huygue
Huygue.fr
Le problème est que les thèses complotistes gagnent ce dont témoignent aussi bien les sondages officiels que les tests que chacun peut faire dans son entourage ou sur les réseaux sociaux. Si bien que complotiste est devenu une catégorie commode qui sert à disqualifier le discours présumé populiste, djihadiste, poutinien, anti-système, etc. Ou un moyen de clore le bec à un opposant dans un débat télévisé.
Que peut-on réellement reprocher au théories du complot ? Ils nous semble qu’elles pèchent par trois aspects (d’ailleurs inhérent à leur caractère globalisant) :
Faute méthodologique. Les complotistes appliquent un double standard. Dans le discours officiel, ou dans l’information des mass médias, ils trouvent tout bizarre : drôles de coïncidences, choses qui servent trop les intérêts de X pour tomber par hasard, contradictions dans les faits ou les probabilités, syllogismes et imprécisions des experts interrogés, sources suspectes et engagées, etc. Sur ce point les complotistes ont raison : il ne faut rien tenir pour assuré de ce que l’on vous dit et vérifier, confronter, analyser… Les choses se gâtent quand ils n’appliquent plus du tout les mêmes critères à leurs propres théories alternatives : un photo floue, une vague déclaration d’un expert supposé, et, hop, on conclut que l’autre explication (par le pouvoir des Illuminati, les ordres d’un groupe de financier, ou les manœuvres de la CIA…) est, elle, avérée…
Faute philosophique pour ne pas dire métaphysique : croire que le réel est si rationnel que tout est intentionnel. Imaginer qu’il y a un lieu unique et caché du pouvoir. Attribuer à une poignée d’hommes la capacité de tromper et de manœuvrer le reste du monde, sans se faire prendre (sauf par quelques esprits lucides qui décryptent) et surtout sans se tromper, se contredire ou jamais échouer. Or le pouvoir (et a fortiori une sorte de pouvoir suprême) n’est pas un logiciel que l’on fait fonctionner avec un bouton depuis un poste de commandement unique. Le pouvoir est la résultante de rapports multiples et complexes entre des centres dispersés (d’autorité, d’influence, de contrainte, etc.). Et la caractéristique des plans machiavéliens (car il y en a de vrais) est de souvent échouer à cause de la friction ou du brouillard du réel, et surtout du fait de l’imperfection humaine. Ces serait trop simple. Et peut-être trop beau : il suffirait de s’emparer de ce centre du pouvoir pour libérer les hommes.
Faute psychologique. Le complotisme tend à tout réduire à la lutte de deux représentations du réel. La fausse, celle qu’imposeraient les puissants avec leurs complices, les médias, par exemple, et la vraie à laquelle seuls peuvent atteindre les esprits les plus affutés. Ou plutôt, l’erreur des complotistes est de croire a) que presque tout le monde adhère sans hésitation ni recul au discours idéologique et trompeur et b) qu’il suffirait de l’exposer en pleine lumière ce qui était dissimulé pour convaincre et libérer. Affaire de secret à lever, en somme.
Mais si donc il faut lutter contre le complotisme et les dommages qu’il fait sur les esprits de nos contemporains, encore faut-il le faire de façon non complotiste, et sans reproduire en miroir ses défauts.
Confusionisme : le complotisme est une théorie, donc une grille qui prétend donner une cohérence apparente à des des événements passés et surtout à venir ; il explique (beaucoup trop d’ailleurs) et cette explication doit être jugé ou vraie ou fausse en fonction des faits. Elle doit surtout être évaluée en fonction des événements qui permettent de la réfuter. Par exemple la thèse selon laquelle le gouvernement du pays X est infiltré par les services du pays Y, est réfutée par le fait que gouvernement X prend des mesures défavorables au pays Y. Mais le complotisme ne s’appuie pas obligatoirement sur des faits imaginaires ou sur des mensonges flagrants. Démontrer que les partisans, d’un camp dans une guerre ou une élection par exemple, font de la propagande, s’appuient sur des documents truqués ou douteux, ou sont prêts à croire n’importe quoi sur leurs adversaires, c’est juste rappeler que la nature humaine est constante ou que l’idéologie existe.
Méta-complotisme ou complotisme au carré. Même en prenant « complotisme » au sens le plus large, c’est-à-dire comme la conviction vague que tout est de la faute de… – de la finance, des services impérialistes, d’une poignée d’hommes se coordonnant secrètement, rayez la mention inutile-, il ne faut pas attribuer aux dits complotistes des pouvoirs imaginaires, ce serait reproduire leurs pires défauts. Ainsi l’idée que les service russes aient pu truquer l’élection américaine, en aidant Wikileaks à accéder à des mails privés du camp Clinton, est d’une niaiserie qui fait presque regretter les fines analyses des macarthystes pendant la guerre froide. Pas de causalité diabolique, svp.
Auto-légitimation idéologique. Voir des complotistes, des intoxicateurs ou des paranoïaques derrière chaque mouvement d’opinion anti-système, réduire la critique à la jobardise, et l’opposition des valeurs à l’effet de la désinformation, c’est s’accorder à bon compte le monopole de la réalité et de la raison. Il n’y aurait pas d’alternative aux interprétations dominantes sauf à se faire manipuler par des délirants. Or cette façon de distinguer un parti de la vérité et un parti de l’irrationnel équivaut à dire qu’il n’y a qu’une interprétation – ou des variations rationnellement admissibles – et que l’adversaire ne peut agir que par sottise ou méchanceté. Donc c’est la meilleure manière de ne rien comprendre au fait pourtant aveuglant que, si des millions de gens croient aux explications « alternatives », c’est que le discours des élites ou des médias que l’on aurait autrefois dit dominants se heurte au scepticisme de masse croissant. S’il y a tant gens qui vivent dans la post-vérité, comme disent avec mépris les médias anglo-saxons c’est parce que les dispositifs d’information qui, par leur omniprésence, leur technicité et leur ampleur devraient nous garantir une vision de la réalité sous tous ses angles, fonctionnent de façon postdémocratique. Si bien que la cacophonie délirante des révélateurs de secrets en lignes et interprètes des plans secret ne fait sans doute qu’offrir une image inversée de l’unanimité de ceux d’en haut
François-Bernard Huygue | 25 décembre 2016
Auteur de l’ouvrage Désinformation. Les armes du faux. Editeur : Armand Colin