EXCLUSIF : Le Maroc et l’Algérie bloquent l’aide humanitaire aux Syriens coincés à leur frontière
Par Imad Stitou
Middle East Eye
MEE a pu entrer en contact avec les réfugiés syriens bloqués depuis plus de dix jours à la frontière entre l’Algérie et le Maroc. Les habitants et les associations affirment être empêchés de leur apporter de l'aide
CASABLANCA, Maroc – « Ils ont essayé, il y a quelques jours, d'entrer dans la ville. Ils sont arrivés dans le quartier de Bagdad pour demander de l’aide et les habitants ont essayé de les aider. Mais les autorités marocaines les ont très vite refoulés vers la zone tampon. Elles ne leur ont même pas permis de passer une heure en ville. »
Joint par téléphone par Middle East Eye, cet habitant de Figuig, petit ville de quelque 15 000 habitants à la frontière avec le sud-ouest algérien, a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité. Mais il explique clairement que les autorités algériennes et marocaines ont interdit aux réfugiés syriens, coincés à la frontière depuis le 18 avril, tout contact avec la population locale.
« Il y avait beaucoup de femmes et d’enfants qui criaient. Ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient traités ainsi par les autorités des deux pays voisins. Nous n’avons plus de contact direct avec eux, on ne peut malheureusement pas les aider. Les différentes forces de l’ordre nous l’interdisent », ajoute-t-il.
Tout a commencé le lundi 18 avril, lorsqu’un groupe de soixante personnes, tous des réfugiés Syriens dont des femmes et des enfants, a traversé la frontière de l’Algérie vers le Maroc, près de la ville de Figuig (nord-est). Le même jour, selon EuroMed Droit, un réseau pour le développement des partenariats entre ONG de la région euro-méditerranéenne, onze personnes auraient été expulsées vers l’Algérie pendant qu’une cinquantaine de Syriens sont restés bloqués près de Figuig.
La frontière terrestre entre les deux pays rivaux du Maghreb est fermée depuis 1994. Le Maroc a aussitôt accusé les autorités algériennes d’avoir « autorisé » les Syriens à atteindre la zone frontalière répartis « en plusieurs groupes » puis les ont « encerclés » pour les forcer à quitter le territoire algérien dans l’objectif de « semer le trouble » sur la frontière et « générer un flux migratoire incontrôlable ».
Le même jour, Rabat a convoqué l'ambassadeur d'Algérie au Maroc, lui exprimant sa « profonde préoccupation » et jugeant « immoral et contraire à l'éthique de manipuler la détresse morale et physique de ces personnes ». Le lendemain, Alger a convoqué à son tour l'ambassadeur du royaume pour lui signifier « le rejet catégorique » des accusations « mensongères » des autorités marocaines « qui ne visent qu'à nuire à l'Algérie ».
Le ministre algérien des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, a répondu mardi aux accusations de Rabat, estimant que le « sujet est sensible et délicat », et qu'« on ne doit pas faire de la tragédie des réfugiés et frères syriens un fonds de commerce. »
Mais cette guerre diplomatique ne parvient pas à masquer la terrible situation dans laquelle se trouvent les réfugiés depuis douze jours.
« Des personnes réfugiées de Syrie, parmi lesquelles une vingtaine d’enfants, sont laissées sans ressources depuis plus d’une semaine dans le désert, près de la ville de Figuig », note un rapport d’EuroMed Droit, publié le 27 avril. « Nous alertons sur l’urgence de la situation, la nécessité d’une prise en charge humanitaire et d’un accès inconditionnel à l’accueil et au respect des droits de ces personnes. »
Selon les sources de ce même réseau, contactées par MEE, « les conditions de survie imposées par les autorités marocaines et algériennes à ces personnes réfugiées sont inhumaines et injustifiables ».
Dans ce cadre, EuroMed Droit a rappelé que le droit international impose à tous les États « le respect inconditionnel du droit à la vie, au respect de la dignité humaine, à la protection contre des traitements inhumains et dégradants, ainsi que le droit au respect de l’intérêt supérieur de l’enfant. »
« Les pays arabes devraient faire mieux que l'Europe, pas pire »
-un porte-parole de l'ONG Syria Charity
« Au début, les autorités laissaient les habitants de Figuig leur fournir de la nourriture, mais ce n’est plus le cas depuis quelques jours », rapporte aussi l’ONG syrienne Syria Charity, basée en France.
« Nous sommes en contact permanent avec eux. Malheureusement on ne peut leur apporter de l’aide que la nuit et c’est vraiment très compliqué. Il faut s’infiltrer en prenant le risque d’être capturé pour les aider. La situation devient de plus en plus tragique. Une femme est enceinte, une autre a accouché il y a une semaine. Ils sont là, en train d’attendre et attendre, ils ne peuvent ni retourner là d’où ils sont venus, ni entrer au Maroc », déplore un porte-parole de l’ONG syrienne qui lance un message à l’opinion publique et aux gouvernements arabes.
« Les pays arabes devraient diffuser un message de solidarité et donner l'exemple dans la prise en charge des réfugiés, ces personnes livrées à elles-mêmes qui ont fuient la guerre, la mort, la barbarie... Ces personnes n'ont plus à souffrir car elles ont déjà trop souffert. Les pays arabes devraient faire mieux que l'Europe, pas pire. Un réfugié syrien dans un pays arabe n'a aucun droit. Il est livré à lui-même, sans passeport, sans statut, sans aucune procédure de régularisation », poursuit-il.
Aujourd’hui, la population de Figuig et de la région Est essaie de s’organiser pour faire pression sur les autorités marocaines pour l’aide humanitaire, y compris médicale, puisse arriver jusqu’aux réfugiés.
Selon les informations recueillies par MEE, un convoi humanitaire marocain va tenter de forcer le blocus dans les jours qui viennent.
« Depuis mercredi, la situation n’a pas changé. Les réfugiés sont coincés entre les deux armées. On essaie de faire de notre mieux, quand on nous laisse faire, mais on n’est pas sûrs que ces denrées arrivent vraiment jusqu’à ceux qui en ont besoin. Nous sommes conscients que la situation aux frontières est compliquée, mais il faut trouver une solution. On peut pas les laisser mourir dans cette chaleur en plein désert », explique Kader el-Kouch, un militant associatif local.
Selon des informations concordantes des ONG contactées par MEE, les réfugiés auraient exprimé leur souhait de présenter des demandes d’asile au Maroc.
« La majorité de ces réfugiés à Figuig ont des membres de leur famille installés au Maroc depuis des mois ou des années, avec des cartes de résidence. Ils espèrent donc les rejoindre et bénéficier du droit au regroupement familial. Leur situation doit être examinée dans le cadre de la nouvelle politique migratoire au Maroc », précise Hassan Ammari de l’ONG Alarme Phone à MEE, en dénonçant les dirigeants des deux pays et « leurs calculs politiques faits au détriment de vies ».
Après plusieurs tentatives, MEE a réussi à entrer en contact avec un des réfugiés syriens. « Heureusement, vous avez réussi à nous joindre. Ici il y a rarement de réseau. On demande au monde entier de nous aider, de ne pas nous laisser mourir ici ! », crie Abou Ayad.
« On n’a rien à voir avec ce conflit politique. On ne veut qu’un refuge. On a payé presque 15 000 dollars pour arriver au Maroc pour rejoindre nos familles. On n’a plus de force pour résister, on n’a pas assez de couvertures, ni de tentes, ni de nourriture. L’armée marocaine nous sert un seul repas chaque jour, le matin, et cela ne permet de nourrir qu’une dizaine de personnes. Nous demandons l’intervention du roi du Maroc. Si on continue dans ces conditions, certains d’entre nous ne vont pas tarder à mourir. On ne sait pas quoi faire, nous sommes le dernier souci des Marocains et des Algériens ! »
Bahaa, un réfugié syrien en situation légale au Maroc espère revoir son père qui ne l’a pas vu depuis des années. « La majorité de notre famille réside à Oujda depuis presque quatre ans. Mon père figure parmi les réfugiés coincés à Figuig », témoigne-t-il à MEE.
« Un vieil homme de 60 ans ne peut pas supporter ça, les enfants n’ont pas arrêté de pleurer, ils ont faim, ils n’arrivent pas à dormir »
-Bahaa, fils d'un réfugié bloqué à la frontière
« Je l’ai appelé hier, il ne va pas bien. Un vieil homme de 60 ans ne peut pas supporter ça, les enfants n’ont pas arrêté de pleurer, ils ont faim, ils n’arrivent pas à dormir. Un serpent a même failli tuer une petite fille. C’est un cauchemar et personne ne veut nous entendre. Les organisations de droits de l’homme ne peuvent rien faire tant que les deux parties n’acceptent pas de faire de concessions. Nous n’avons que Dieu », explique Bahaa.
Interrogé sur la question, Abdelkrim Benatiq, ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, chargé des Marocains résidant à l’étranger et des Affaires de la migration, a déclaré jeudi que les réfugiés syriens en question « se trouvent dans le territoire algérien et que l’Algérie doit assumer ses responsabilités. »
Benatiq a repris aussi une rumeur très consommée depuis quelques jours selon laquelle 1 500 réfugiés syriens se trouveraient aussi dans le village algérien Beni Ounif (de l’autre côté de la frontière près de Figuig) en attendant de rentrer au Maroc. Une information démentie par une source locale à la frontière entre les deux pays.
Devant cette situation délicate, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) espère trouver un accord avec les autorités marocaines pour examiner certaines demandes d’asile.
Pour le Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et des migrants (GADEM), chargé de défendre les droits de migrants, c’est une obligation. « Le Maroc devrait laisser le HCR intervenir pour s'assurer du statut des réfugiés et leur permettre d'accéder à la protection. De manière générale, les deux pays doivent s'abstenir d'utiliser les réfugiés pour régler des comptes. Le Maroc fait des efforts depuis plusieurs années et des centaines de Syriens ont été régularisés depuis 2013. Une seconde phase est en cours, depuis décembre 2016 », relève Hicham Rachidi chargé du dossier des réfugiés syriens au sein du GADEM.
« Nous appelons l'Algérie à faire de même et à élaborer une politique migratoire et d’asile. Elle devait leur assurer l'accès au droit d'asile. Le statut prima faciès [qui signifie la reconnaissance par un État ou le HCR du statut de réfugié sur la base des circonstances objectives et évidentes dans le pays d’origine) s'impose car la guerre civile est avérée en Syrie]. »