De nouvelles fissures dans « l’évaluation » du Russie-gate
Par Robert Parry
Consortium News, 23-05-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
Exclusif : les anciens chefs des services de renseignement du Président Obama admettent qu’ils ont eu peu d’apport dans le document « d’évaluation » du Russie-gate, qui a été réalisé par des analystes « triés sur le volet », faisant apparaître le fantôme de la politisation des services de renseignement, rapporte Robert Parry.
Au centre du scandale du Russie-gate, on trouve une curieuse « évaluation » par les services de renseignement américains, montée en moins d’un mois en excluant la plupart des agences qui auraient du normalement peser dans une enquête sur un sujet aussi important : savoir si la Russie a tenté d’influencer le résultat d’une élection présidentielle américaine.
Le rapport le 6 janvier, alléguant que la Russie avait « piraté » les courriels démocrates et les avaient rendus publics via WikiLeaks, est traité comme parole d’évangile par les grands médias américains et de nombreux politiciens des deux partis ; cependant, deux hauts responsables seniors des renseignements de l’administration Obama ont fourni de nouvelles informations qui sèment le doute sur ces conclusions.
Mardi, l’ancien directeur de la CIA John Brennan a déclaré au Comité du renseignement de la Chambre que seules quatre des dix-sept agences de renseignement des États-Unis avaient participé à l’évaluation, qui s’est fondée sur des analystes de la CIA, de la NSA et du FBI, sous la supervision du Bureau du Directeur du renseignement national.
Brennan a déclaré que le rapport « a été conforme au modèle général obligé de ce type de démarche, à quelques exceptions notables près. Il a impliqué uniquement le FBI, la NSA et la CIA, ainsi que le Bureau du directeur du renseignement national. Ce n’était pas une évaluation coordonnée entre les dix-sept agences au complet, et cela pour la bonne raison que la nature et le caractère des informations devait conduire à essayer, une fois encore, de garder les choses étroitement compartimentées. »
Mais l’excuse de Brennan sur les informations « étroitement compartimentées » est quelque peu hypocrite car les autres agences de renseignement, telles que le Bureau du renseignement et de recherche (INR) du Département d‘État [le Département d’État est l’équivalent du ministère des affaires étrangères aux États-Unis], auraient pu être consultées de façon limitée, sur la base de leurs domaines d’expertise. Par exemple, l’INR aurait pu intervenir pour savoir si le président russe Vladimir Poutine aurait pris le risque d’une tentative de sabotage de la campagne d’Hillary Clinton, sachant que – si elle avait gagné comme cela était anticipé et si elle avait été mise au courant de l’opération – elle aurait pu chercher à se venger de lui et de son pays.
Le rapport du 6 janvier soutient un élément de l’accusation – à savoir que Poutine avait un motif de saper la candidature de Clinton en raison de son opposition à l’action de cette dernière en tant que Secrétaire d’État, lorsqu’elle encourageait les contestations envers Poutine au sein même de la Russie – mais ce rapport ignore l’argument qui s’y oppose, à savoir que Poutine, habituellement prudent, aurait certainement craint de provoquer la colère du président américain à venir, si le stratagème pour contrer l’élection de Clinton avait échoué.
Un rapport du renseignement équilibré n’aurait pas seulement inclu les raisons de penser que les Russes ont fourni les courriels du parti Démocrate à Wikileaks, mais également les motifs qui fassent douter qu’ils l’aient fait.
Un renseignement déjà accommodé
Quoiqu’il en soit, la nature restreinte du rapport du 6 janvier – en se limitant aux analystes de la CIA, de la NSA et du FBI – a empêché l’expertise que le Département d’État, le Département de la défense, le Département de la sécurité intérieure et d’autres agences auraient pu déployer. En d’autres termes, le rapport du 6 janvier a des allures de renseignement pré-accommodé.
Ce sentiment a été renforcé ultérieurement par l’aveu de l’ex-directeur du Renseignement national James Clapper devant un sous-comité judiciaire du Sénat le 8 mai, disant que « les quelques deux douzaines d’analystes affectés à cette tâche ont été triés sur le volet, des experts chevronnés de chacune des agences contributrices. »
Pourtant, comme n’importe quel expert du renseignement vous le dira, si vous triez sur le volet les analystes, vous triez en réalité sur le volet la conclusion. Par exemple, si les analystes étaient connus pour être des opposants radicaux à la Russie ou des soutiens d’Hillary Clinton, on pouvait s’attendre à ce qu’ils fournissent le rapport partisan qu’ils ont fourni.
Dans l’histoire du renseignement américain, nous avons vu les résultats de cette approche, tels que l’obstination de l’administration Reagan à attribuer la tentative d’assassinat du pape Jean-Paul II et d’autres actes terroristes à l’Union Soviétique.
Le directeur de la CIA William Casey et son adjoint le sous-directeur Robert Gates ont guidé le processus vers les conclusions voulues en mettant l’évaluation sous le contrôle d’analystes complaisants et en mettant sur la touche ceux qui s’opposaient à cette politisation du renseignement.
Le but d’engager la communauté du renseignement sur une base plus large – et d’inclure des avis divergents au sein du rapport final – est de se prémunir contre de tels rapports « canalisés » par les services de renseignement, qui fournissent le résultat politiquement souhaité mais au final donnent une image déformée de la réalité.
Un autre exemple douloureux de politisation des services de renseignement a été donné par l’Évaluation annuelle de 2002 du renseignement américain du président G.W. Bush au sujet des armes de destruction massive de l’Irak, qui a supprimé de la version déclassifiée fournie au public, les désaccords exprimés par l’INR et d’autres.
Le manque de preuve
Le rapport du 6 janvier – techniquement nommé Evaluation de la communauté du renseignement [Intelligence Community Assessment ou ICA] s’est dispensé d’avoir à supprimer tout avis divergent, en excluant les agences de renseignement qui auraient pu en exprimer un et en sélectionnant soigneusement les analystes qui ont écrit ce rapport.
Quoiqu’il en soit, comme la version déclassifiée du NIE sur l’Irak, l’ICA sur le Russia-gate manquait de preuves solides pour étayer ses conclusions. L’ICA exigeait essentiellement que le public américain « lui fasse confiance » ; il s’en est sorti par ce bluff parce que beaucoup de médias d’information mainstream des États-Unis étaient prêts à croire n’importe quoi de négatif au sujet de Trump, alors président élu.
À cause de cela, on a dit à plusieurs reprises au peuple américain – et à tort – que les conclusions sur le « piratage » russe reflétaient le jugement collectif de l’ensemble des 17 agences de renseignement des États-Unis, faisant apparaître quiconque ose mettre en question cette conclusion comme un cinglé ou un « apologiste russe ».
Pourtant, sur la base des témoignages de Clapper et Brennan, nous savons maintenant que l’ICA ne représente qu’une sélection triée sur le volet de la communauté du renseignement : quatre, et non dix-sept agences.
L’ICA reflète aussi d’autres partis pris, tels qu’une annexe bizarre éreintant Russia Today (RT), le réseau de télévision russe, censé saper la confiance des Américains dans leur processus démocratique.
Cette annexe de sept pages, datant de 2012, accusait RT de décrire « le processus électoral américain comme non démocratique » et en offrait pour « preuve » l’organisation par RT d’un débat entre les candidats des partis minoritaires à la présidence, qui avaient été exclus des débats Républicain-Démocrate entre Mitt Romney et Barack Obama.
« Le réseau RT a fait la promotion et accueilli des débats entre les candidats des partis minoritaires », dit le rapport, comme si permettre d’exprimer leur point de vue à des personnalités politiques des États-Unis ne faisant pas partie du système bipartisan, était antidémocratique ; on aurait pu penser au contraire que laisser les Américains entendre des opinions alternatives était l’essence même de la démocratie.
« Les invités de RT ont affirmé que le système américain bipartisan ne représente pas les vues d’au moins un tiers de la population et est une « supercherie », poursuit le rapport. Pourtant les sondages ont montré qu’un grand nombre d’Américains préféreraient plus de choix que les deux candidats habituels, et en effet, la plupart des démocraties occidentales ont des partis multiples. Ainsi, la critique implicite par RT du processus électoral américain n’a certainement rien d’insolite.
Le rapport prend également RT à partie pour avoir couvert le mouvement Occupy Wall Street et avoir informé sur les dangers environnementaux de la fracturation hydraulique, sujets cités comme preuve supplémentaire que le gouvernement russe utilisait RT pour fragiliser le soutien du public à la politique de Washington (bien que, encore une fois, ce soit réellement des sujets d’intérêt public).
Évaluer ou deviner
Mais au moins, l’annexe offrait une « preuve » – aussi ridicules que fussent les exemples. Le corps principal du rapport est une accumulation d’opinions présentées à la suite les unes des autres sans présenter de preuves vérifiables, du moins dans la version non classifiée que le peuple américain a été autorisée à voir.
Le rapport contenait aussi un avertissement sur le caractère peu fiable de ces « évaluations » : « Les jugements ne visent pas à impliquer que nous avons des preuves démontrant qu’il s’agit de faits. Les évaluations sont fondées sur des informations recueillies, souvent incomplètes ou fragmentaires, ainsi que sur la logique, le raisonnement et les précédents. »
En d’autres termes, « évaluer » dans le jargon du renseignement revient souvent à « deviner » – et si ceux qui devinent sont triés sur le volet par des responsables nommés politiquement – ce ne devrait pas être une surprise qu’ils produisent une « évaluation » qui plaise à leurs patrons, en l’occurrence le président Obama et les responsables qu’il a nommés à la CIA, à la NSA, au FBI et au Bureau du directeur du renseignement national (ODNI).
Le calendrier et la rapidité de réalisation du rapport du 6 janvier ont également attiré l’attention lors de l’audition devant la commission du renseignement de la Chambre, mardi, où la représentante Elise Stefanik, de New York, a noté que le Président Obama avait demandé l’ICA le 9 décembre et que le dernier ajout datait du 29 décembre.
« Ce rapport été produit en seulement 20 jours en décembre », a dit Stefanik, ajoutant : « Ce qui me préoccupe, c’est le décalage de deux mois » entre le moment où les agences de renseignement d’Obama ont allégué pour la première fois du « piratage » supposé des Russes sur les courriels démocrates, et celui où Obama a commandé l’ICA.
Bien sûr, les failles de l’ICA ne signifient pas que la Russie est innocente ou que WikiLeaks dit la vérité quand il affirme que les deux lots de courriels démocrates – un du Comité national démocrate et l’autre du président de la campagne Clinton, John Podesta – ne proviennent pas des Russes.
Mais le rapport du 6 janvier a servi de base à une série d’enquêtes qui ont entravé l’administration Trump et pourraient conduire à la négation d’une élection présidentielle américaine par la destitution ou la démission forcée du président Trump.
La gravité de cette éventualité semblerait exiger l’examen le plus minutieux et la vérification la plus complète des preuves. Car même la simple apparence que l’ICA puisse être un cas de plus d’un renseignement politisé ferait plus pour détruire la foi des Américains dans leur système démocratique que tout ce dont Poutine pourrait rêver.
Le journaliste d’investigation Robert Parry a révélé un grand nombres d’affaires de l’Iran-Contra pour l’Associated Press et Newsweek dans les années 1980.
Source : Robert Parry, Consortium News, 23-05-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.