Noam Chomsky : le néolibéralisme détruit notre démocratie
Par Christopher Lydon
The Nation, le 02-06-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
Comment les élites de l’ensemble du spectre politique ont sapé notre héritage social, politique et environnemental.
Depuis 50 ans, Noam Chomsky, est le Socrate de l’Amérique, la plaie de notre société, avec ses questions qui nous aiguillonnent. Il ne s’exprime pas dans l’agora de la ville d’Athènes, mais au sein du vaste village mondial en souffrance et maintenant, semble-t-il, en danger.
Le monde en difficulté aujourd’hui frappe à la porte de Noam Chomsky, ne serait-ce que parce que depuis longtemps il a toujours été clair au sujet de la tornade qui arrive. Non pas que le monde sache vraiment quoi faire des avertissements de Noam Chomsky sur les catastrophes en gestation. Rappelez-vous les fameuses hésitations de l’animateur de télévision patricien William F. Buckley Jr., confronté à la colère glacée de Chomsky à propos de la guerre au Vietnam, en 1969.
Il y a une chose étrange à propos de Noam Chomsky : le New York Times l’appelle le penseur « sans doute » le plus important encore vivant, mais le journal le cite rarement et ne débat que rarement avec lui ; les stars géantes des médias populaires des réseaux télévisés ne le font presque jamais. Et pourtant, l’homme est universellement célèbre et révéré dans sa 89e année : il est le scientifique qui nous a appris à penser au langage humain comme à quelque chose d’ancré dans notre biologie, et pas comme à une acquisition sociale ; il est l’humaniste qui a protesté contre la guerre du Vietnam et d’autres projections du pouvoir américain, pour des raisons morales, avant toute considération pratique. Il reste une rock star sur les campus, ici et à l’étranger, et il est devenu une sorte d’étoile du Berger pour la génération post-Occupy qui refuse aujourd’hui de ressentir la dépression post-Bernanke.
Il reste, malheureusement, un personnalité étrangère aux endroits où se décident les politiques. Mais sur son propre terrain, au MIT, c’est un ancien professeur particulièrement accessible, qui répond à son courrier électronique et qui reçoit avec malice des visiteurs comme nous.
La semaine dernière, nous avons rendu visite à Chomsky avec à l’esprit une mission large : nous recherchions une vision iconoclaste de notre histoire récente venant d’un homme connu pour dire la vérité. Nous lui avons écrit que nous voulions non pas entendre ce qu’il pensait, mais comment il pensait. Il nous a répondu que c’était surtout une question de dur labeur et d’ouverture d’esprit, et selon ses mots, une « volonté constante de style socratique de se demander si les doctrines classiques sont justifiées ».
Christopher Lydon : Ce que nous voudrions c’est que vous nous expliquiez où nous en sommes actuellement dans le monde
Noam Chomsky : C’est facile.
CL : [Rires] : Quand tant de personnes sont au bord de quelque chose, quelque chose d’historique. Y a-t-il un résumé chomskyen ?
NC : Un bref résumé ?
CL : Oui.
NC : Bon, un court résumé. Si vous regardez l’histoire récente depuis la Seconde Guerre mondiale, quelque chose de particulièrement remarquable est survenu. Premièrement, l’intelligence humaine a créé deux grandes armes capables de mettre fin à notre existence – ou du moins à l’existence organisée – les deux venant de cette guerre. L’une d’entre elles est familière. En fait, les deux sont dorénavant familières. La Seconde Guerre mondiale s’est terminée avec l’utilisation de l’arme nucléaire. Cela a été immédiatement évident le 6 août 1945, un jour dont je me souviens très bien. C’était évident que bientôt la technologie se développerait au point où elle mènerait à un désastre terminal. Les scientifiques l’ont certainement compris.
En 1947 le Bulletin of the Atomic Scientists inaugura sa fameuse Horloge de la fin du monde. Vous savez, à quel point l’aiguille des minutes est-elle proche de minuit ? Et elle commença à minuit moins 7 minutes. En 1953, elle était à minuit moins 2 minutes. C’était l’année où les États-Unis et l’Union soviétique ont testé les bombes à hydrogène. Mais il s’est avéré que nous comprenons maintenant qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale le monde est aussi entré dans une nouvelle époque géologique. On l’appelle l’Anthropocène, la période dans laquelle l’humanité a un impact grave, en réalité peut-être désastreux, sur l’environnement. L’aiguille a bougé aussi en 2015, et encore en 2016. Immédiatement après l’élection de Trump en janvier dernier de cette année, l’horloge a été avancée à minuit moins 2 minutes et demi, le plus près de minuit depuis 1953.
Voilà donc les deux menaces existentielles que nous avons créées, qui pourraient nous anéantir dans le cas d’une guerre nucléaire ou créer un impact sérieux dans le cas d’une catastrophe environnementale – et probablement plus.
Une troisième chose est survenue. Cela a commencé dans les années 70, l’intelligence humaine s’est vouée à l’élimination, ou du moins à l’affaiblissement, de la principale barrière contre ces menaces. On appelle cela le néolibéralisme. Il y a eu une rupture à ce moment-là avec la période que certains appelaient « le capitalisme réglementé » des années 1950 et 1960, l’époque de la grande croissance, d’une croissance égalitaire, avec beaucoup d’avancées en matière sociale etc.
CL : La sociale-démocratie…
NC : La social-démocratie, c’est ça. On l’appelle parfois « l’âge d’or du capitalisme moderne ». Cela a changé dans les années 70 avec le début de l’ère néolibérale dans laquelle nous vivons depuis. Et si vous vous demandez en quoi consiste cette époque, son principe essentiel mine les mécanismes de solidarité sociale et de soutien mutuel, ainsi que l’implication populaire dans le choix des politiques.
On ne l’appelle pas ainsi. On l’appelle « liberté », mais « liberté » signifie une subordination aux décisions d’un pouvoir privé concentré, qui ne rend pas de comptes. C’est ce que cela signifie. Les institutions de gouvernance – ou d’autres types d’association qui pourraient permettre aux gens de participer à la prise de décision – sont systématiquement affaiblies. Margaret Thatcher l’a dit plutôt joliment dans son aphorisme : « il n’y a pas de société, seulement des individus ».
En fait, inconsciemment, c’est certain, elle paraphrasait Marx, qui, dans sa condamnation de la répression en France, déclarait : « La répression transforme la société en sac de pommes de terre, seulement composé d’individus, une masse amorphe qui ne peut agir ensemble ». C’était une condamnation. Pour Thatcher, c’était un idéal – et c’est le néolibéralisme. Nous détruisons ou au moins affaiblissons les mécanismes de gouvernance par lesquels les gens, au moins en principe, peuvent participer dans la mesure où la société est démocratique. Ainsi, les affaiblir, miner les syndicats et d’autres formes d’association, transforme la société en un sac de pommes de terre et en parallèle, transfère les décisions à un pouvoir privé échappant à tout contrôle, le tout dans la rhétorique de la liberté.
Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Le seul obstacle à la menace de destruction est un public engagé, un public informé et engagé agissant ensemble pour développer des moyens pour faire face à la menace et y répondre. Cela est systématiquement affaibli, consciemment. Je veux dire, dans les années 70, on a probablement parlé de cela. Il y avait beaucoup de discussions des élites de tous bords sur le danger d’une trop grande démocratie et la nécessité d’avoir ce qu’on appelait plus de « modération » dans la démocratie, pour que les gens deviennent plus passifs et apathiques et ne dérangent pas trop les choses. Et c’est ce que font les programmes néolibéraux. Alors, mettez-les ensemble et qu’avez-vous ? Une véritable tempête.
CL : Ce que tout le monde remarque, c’est tout ce qui fait la Une, le Brexit et Donald Trump, le nationalisme hindou et le nationalisme partout dans le monde, et Le Pen qui les fustige tous plus ou moins, ce qui suggère un réel phénomène mondial.
NC : c’est très clair, et c’était prévisible. On ne savait pas exactement quand, mais quand on impose des politiques socio-économiques qui mènent à la stagnation ou au déclin [du niveau de vie] de la majorité de la population, quand on sape la démocratie, qu’on enlève la prise de décision des mains populaires, on obtient la colère, le mécontentement, la peur qui prennent toutes sortes de formes. Et c’est le phénomène qu’on appelle de manière trompeuse le « populisme ».
CL : Je ne sais pas ce que vous pensez de Pankaj Mishra, mais j’apprécie son livre Age of Anger [Le temps de la colère NdT], qui commence par une lettre anonyme à un journal qui dit : « Nous devons admettre que nous sommes non seulement terrifiés mais trompés. Rien depuis le triomphe des Vandales à Rome et en Afrique du Nord ne semblait si soudainement incompréhensible et difficile à inverser ».
NC : Eh bien, c’est la faute du système d’information, car c’est très compréhensible, très évident et très simple. Prenez, disons les États-Unis, qui ont effectivement souffert moins de ces politiques que de nombreux autres pays. Prenez l’année 2007, une année cruciale avant le crack.
Quelle était la merveilleuse économie qui était alors glorifiée ? C’était celle dans laquelle les salaires, les vrais salaires des travailleurs américains, étaient en réalité plus bas qu’en 1979 quand la période néolibérale a commencé. C’est historiquement sans précédent en dehors d’une crise, d’une guerre, ou de quelque chose du genre. Il y a eu une longue période durant laquelle les salaires ont littéralement décliné, pendant que des patrimoines se créaient mais seulement dans quelques poches. C’était aussi une période durant laquelle de nouvelles institutions se sont développées, des institutions financières. Si on regarde les années 50-60, une période dite de l’Age d’or, les banques étaient connectées à l’économie réelle. C’était leur fonction. Il n’y avait pas de crises financières puisqu’il y avait les régulations du New Deal.
Un changement radical a commencé au début des années 70. Premièrement, le poids des institutions financières a explosé. En 2007, ils touchaient de fait 40% des profits des entreprises. De plus, il n’étaient plus connectés à l’économie réelle.
En Europe, la manière dont la démocratie est attaquée est très directe. Les décisions sont aux mains d’une troïka non élue : la Commission européenne, qui n’est pas élue ; le FMI [Fonds Monétaire International], bien sûr non élu, et la Banque Centrale Européenne. Ils prennent les décisions. Ainsi les gens sont furieux, ils perdent le contrôle de leurs vies. Les politiques économiques leur sont en général nuisibles, et le résultat est la colère, la désillusion, et ainsi de suite.
On vient de le voir il y a deux semaines aux dernières élections françaises. Les deux candidats étaient tous deux extérieurs à l’establishment. Les partis centristes se sont effondrés. Nous l’avons vu lors des élections américaines de novembre dernier. Il y avait deux candidats qui ont mobilisé la base : l’un d’entre eux, un milliardaire détesté par l’establishment, le candidat républicain qui a remporté la nomination. Mais notez que depuis qu’il est au pouvoir, c’est l’ancien establishment qui gère les choses. Vous pouvez fulminer contre Goldman Sachs pendant la campagne, mais vous pouvez être sûrs qu’ils contrôlent l’économie une fois que vous y êtes.
CL : Donc, la question est, à un moment où les gens sont presque prêts… où ils sont prêts à agir et presque sur le point de reconnaître que ce jeu ne fonctionne pas, ce système social, avons-nous la capacité comme espèce à agir en conséquence, d’entrer dans cette zone de perplexité et puis d’agir ?
NC : Je pense que le destin d’une espèce dépend de cela, car souvenez-vous, ce n’est pas que l’inégalité, la stagnation. C’est une catastrophe mortelle. On a élaboré une véritable tornade. Cela devrait faire les gros titres alarmants de tous les jours. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on a créé deux moyens de destruction. Depuis l’ère néolibérale, on a démantelé le moyen de les gérer. C’est notre tenaille. C’est ce qui nous fait face, et si ce problème n’est pas résolu, nous sommes finis.
CL : Je voudrais revenir à Pankaj Mishra et au Temps de la colère un instant…
NC : Ce n’est pas le Temps de la colère. C’est le Temps de l’Amertume contre les politiques socio-économiques qui ont plombé la majorité de la population pour une génération et ont consciemment et en règle miné la participation démocratique. Pourquoi ne devrait-il pas y avoir de la colère ?
CL : Pankaj Mishra l’appelle – c’est un mot nietzschéen – « ressentiment », ce qui signifie cette sorte de rage explosive. Mais il dit : « C’est la caractéristique qui définit un monde où la promesse moderne de l’égalité entre en collision avec des disparités massives de pouvoir, d’éducation, de statut et…
NC : Qui ont été conçus de cette façon, qui ont été conçus de cette façon. Revenez aux années 70. Sur toute l’échelle du spectre, le spectre de l’élite, on était profondément préoccupés par le militantisme des années 60. On l’appelait le « temps des troubles ». Il a civilisé le pays, ce qui est dangereux. Ce qui s’est passé, c’est qu’une grande partie de la population – qui était jusque-là passive, apathique, obéissante – a essayé d’entrer dans l’arène politique, d’une manière ou d’une autre pour appuyer ses intérêts et ses préoccupations. On appelle cela des « intérêts particuliers ». Cela signifie les intérêts des minorités, des jeunes, des personnes âgées, des agriculteurs, des travailleurs, des femmes. En d’autres termes, de la population. La population ne constitue que des « intérêts particuliers », et sa tâche est de se contenter d’observer tranquillement. Et c’était explicite.
Deux documents ont été publiés au milieu des années 70, qui sont très importants. Ils venaient des extrémités opposées du spectre politique, tous deux ont eu de l’influence, et tous deux parvenaient aux mêmes conclusions. L’un d’entre eux, à gauche, venait de la Commission trilatérale, des internationalistes libéraux, de trois grands pays industriels, essentiellement l’administration Carter, c’est de là qu’ils venaient. C’est le plus intéressant [La crise de la démocratie, un rapport de la Commission trilatérale]. Le rapporteur américain Samuel Huntington de Harvard, considérait avec nostalgie les jours où, selon ses mots, Truman pouvait gérer le pays avec la collaboration de quelques avocats et dirigeants de Wall Street. Alors tout allait bien. La démocratie était parfaite.
Mais dans les années 60, ils ont tous convenu que les choses devenaient problématiques parce que les intérêts particuliers commençaient à se faire sentir. Cela entraîne trop de pression et l’État ne peut pas gérer..
CL : Je me souviens bien de ce livre.
NC : Nous devons avoir plus de modération en termes de démocratie.
CL : Non seulement cela, il a tourné le dos à la ligne d’Al Smith. Al Smith disait : « Le remède à la démocratie est plus de démocratie ». Il a déclaré : « Non, le remède à cette démocratie est moins de démocratie ».
NC : ce n’était pas lui. C’était l’establishment libéral. Il parlait pour eux. C’est une vision consensuelle des internationalistes libéraux et des trois démocraties industrielles. Dans leur consensus, ils ont conclu qu’un problème majeur était ce qu’ils appelaient, ce sont leurs propres mots, « les institutions responsables de l’endoctrinement des jeunes ». Les écoles, les universités, les églises, ne font pas leur travail. Ils n’endoctrinent pas les jeunes correctement. Les jeunes doivent être renvoyés à la passivité et à l’obéissance, et alors, la démocratie ira bien. C’est la fin de la gauche.
Maintenant, qu’est-ce qu’on trouve du côté de la droite ? Un document qui a eu beaucoup d’influence, le mémorandum Powell, sorti en même temps. Lewis Powell, avocat d’entreprise, plus tard juge à la Cour suprême, a produit un mémorandum confidentiel pour la Chambre de commerce des États-Unis, qui a eu une influence extrême. Il a plus ou moins déclenché le « mouvement conservateur » moderne. La rhétorique est assez démente. Nous ne la passerons pas en revue, mais l’idée générale est que cette gauche rampante a pris le contrôle de tout. Nous devons utiliser les ressources que nous avons pour battre cette nouvelle gauche rampante qui mine la liberté et la démocratie.
Relié à cela on a eu autre chose. Comme conséquence de l’activisme des années 60 et du militantisme du travail, il y a eu un taux de profit en baisse. Ce n’est pas acceptable. Nous devons donc inverser le taux de profit décroissant, nous devons miner la participation démocratique, qu’en est-il sorti ? Le néolibéralisme, qui a exactement ces effets.
Source : The Nation, Christopher Lydon, le 02-06-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.