Nous publions ci-dessous un bref dossier composé : de la lettre ouverte adressée aux dirigeants de l’Union européenne – et, de facto, au gouvernement suisse – par Médecins Sans Frontières ; du compte-rendu de la conférence de presse tenue par MSF à Bruxelles, le 6 septembre ; et d’un témoignage d’un ressortissant du Mali sur « l’enfer » subi en Libye.
Lettre ouverte du Dr. Joanne Liu
« Ce que les migrants et réfugiés vivent en Libye devrait heurter la conscience collective des citoyens européens et de leurs élus.
Guidé par l’unique ambition de maintenir ces gens hors de l’Europe, le financement européen cherche à empêcher les bateaux de quitter les eaux libyennes, mais dans le même temps, cette politique alimente un système criminel.
Le système de détention des migrants et réfugiés en Libye est corrompu jusqu’à la moelle : il s’agit d’une entreprise prospère d’enlèvement, de torture et d’extorsion. Les gouvernements européens ont délibérément choisi de pérenniser cette situation. Les gens ne peuvent pas être renvoyés en Libye et ne devraient pas y être retenus.
Depuis plus d’un an, MSF porte secours aux personnes dans les centres de détention à Tripoli, la capitale. L’organisation est un témoin de première ligne de ce système arbitraire d’extorsion, de privation et d’abus physique subis par les enfants, femmes et hommes qui y sont détenus.
La semaine passée, j’ai visité plusieurs centres officiels de détention. Ils ne constituent que la partie visible de l’iceberg.
Les gens y sont tout simplement traités comme des marchandises, entassés les uns sur les autres dans des pièces sombres, sales, sans air. Certains hommes nous racontent comment ils ont été forcés à courir nu jusqu’à l’épuisement, certaines femmes ont quant à elles été violées et n’ont été rendues à leurs parents qu’en échange d’une rançon. Toutes les personnes que j’ai rencontrées avaient les larmes aux yeux, suppliant inlassablement d’être libérées. Leur désespoir est accablant.
Les quelques personnes ayant quitté les côtes libyennes ont été présentées par certains comme des exemples réussis d’une politique de prévention des noyades et de lutte contre les réseaux de passeurs. Mais, sachant ce qui se déroule en Libye, un tel « succès » prouve, au mieux, une hypocrisie, au pire, une complicité cynique dans la tentative de réduire l’être humain à l’état d’une marchandise aux mains des trafiquants.
Cette violence qui leur est infligée doit cesser. Le respect fondamental des droits de l’homme doit primer et un accès à la nourriture, à l’eau potable et aux soins de santé doit absolument être fourni.
Plutôt que de se confronter au cercle vicieux que leurs propres politiques alimentent, les gouvernements ont préféré proférer des accusations infondées à l’encontre des ONG et de quiconque nourrit l’idée de venir en aide à ces personnes en situation de détresse. Au cours de ses opérations de sauvetage en mer, MSF a essuyé des tirs de la part des garde-côtes libyens – une entité financée par l’UE – et été accusée à maintes reprises de collusion avec des trafiquants. Mais au final, qui est complice de ces criminels ? Ceux qui tentent de sauver des vies ? Ou ceux qui consentent à ce que ces gens soient vendus ?
La Libye n’est que l’exemple le plus récent et le plus flagrant des politiques migratoires européennes menées depuis des années, visant à les éloigner de notre champ de vision. À travers l’accord entre l’Union européenne et la Turquie conclu en 2016, cette tendance de fermeture des frontières et de repli se confirme en Grèce, en France, dans les Balkans et au-delà.
À ce jour, seule une fraction réduite de personnes a pu avoir accès à une protection, à un droit d’asile ou à des procédures de rapatriement accélérées. Garantir des voies sûres et légales pour franchir les frontières est la seule façon d’éliminer les incitations perverses qui permettent aux trafiquants de prospérer, tout en respectant les objectifs de contrôle des frontières.
Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas que cela se passe. La marchandisation des souffrances des personnes prises au piège doit cesser.
Dans leurs efforts pour endiguer le flux, les gouvernements européens seront-ils prêts à assumer le prix du viol, de la torture, et de l’esclavage ? »
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« L’UE responsable de cette horreur »
Par Jurek Kucziewicz
Selon MSF, en obtenant des Libyens qu’ils retiennent les migrants sur leur sol, l’Europe est complice des traitements qui leur sont réservés. L’organisation médicale trace un portrait dantesque des conditions infligées aux migrants retenus dans les camps de détention libyens. L’Europe qui y fait renvoyer les migrants est responsable, selon MSF, de cette horreur.
« Ce que j’ai vu dans les camps libyens est la plus extrême incarnation de la cruauté humaine que j’ai jamais vue. » C’est après avoir respiré un grand coup que la docteur Joanne Liu, présidente internationale de Médecins Sans Frontières de passage à Bruxelles jeudi, a entamé son réquisitoire. Un réquisitoire sur les conditions inhumaines dans lesquelles sont détenus les migrants subsahariens dans les « camps d’accueil » libyens, publié le jour même sous forme de lettre ouverte aux dirigeants européens, mais qui paradoxalement s’adresse moins aux autorités libyennes, qu’aux européennes.
Selon les témoignages de MSF, mais aussi de nombreux autres organismes, tortures, viols et autres mauvais traitement sont la norme dans les camps libyens. « Les dirigeants européens s’auto-congratulent pour leur succès, consistant à avoir réussi à endiguer les arrivées sur leur sol. » En effet, les chiffres d’arrivées en Italie cette année par rapport à 2016 ont chuté de 87 %. « Mais de quel succès s’agit-il ? », interroge la présidente de MSF. Le réquisitoire de MSF contre l’Union européenne est simple : en obtenant des Libyens qu’ils retiennent au maximum les migrants sur leur sol, en soutenant leurs gardes-côtes afin qu’ils capturent en mer et ramènent les migrants pour les placer dans ces centres de détention, « les dirigeants européens sont complices », dit encore Joanne Liu. « Je sais parfaitement qu’il n’y a pas de solution magique au problème de la migration. Mais au moins, nous devrions cesser de renvoyer les gens vers ce cauchemar. »
Interrogée par nous, la porte-parole de Federica Mogherini, vice-présidente de la Commission européenne et Haute représentante pour les Affaires étrangères de l’UE, a défendu l’action de l’UE : « Nous savons que les conditions dans ces camps sont inacceptables voire inhumaines. Sauver des vies et casser le modèle des trafiquants est notre priorité. Nous avons diverses mesures en place, l’une d’elles étant 182 millions d’euros d’assistance aux ONG pour aider les migrants en Libye. » (sic !)
Le 25 juillet à Paris. Fayez al-Sarraj, E. Macron et le « maréchal » Haftar [« Il faut mentionner, le récent voyage en Libye, le 4-5 septembre 2017, de Jean-Yves Le Drian, ancien vendeur d’armes du gouvernement Hollande-Valls aux Etats du Golfe et donc, alors, ministre de la Défense. Il s’est recyclé, depuis lors, en tant que ministre des Affaires étrangères du gouvernement Macron-Phillipe. Le but du voyage, resté discret pour des raisons de sécurité, celle de Le Drian et non pas la sécurité des migrant·e·s : tenter de consolider « l’accord » passé à Paris, le 25 juillet 2017, entre Fayez al-Sarraj, qui est à la tête du Conseil présidentiel basé Tripoli, et le général Khalifa Haftar, ex-complice de Mouammar Kadhafi, puis acolyte de l’administration états-unienne. Haftar est aujourd’hui « homme fort de l’Est libyen » (Bengahzi). Le Drian se devait aussi d’assurer aux deux « partenaires » une aide, d’autant plus que Total garde les yeux sur le « croissant pétrolier » qu’Haftar contrôle depuis mars 2017 et sur d’autres ressources plus à l’ouest.
De plus, Haftar est un levier décisif pour assurer la « retenue des migrants » en Libye, avec les méthodes qu’il maîtrise depuis longtemps et sa capacité à sous-traiter, de façon mafieuse, les plus basses besognes qui ne doivent pas être médiatisées à l’excès.
Ainsi, Le Drian assure la mise en œuvre de la politique « humaniste » sanctifiée par Jupiter-Macron dans le domaine du « contrôle des flux migratoires », telle qu’il l’a exposée, avec urbanité, lors de sa rencontre à Paris, le lundi 28 août, avec les représentants du Tchad, du Niger et de la Libye. Federica Mogherini est absolument partie prenant de cette politique de mise en place de « camps de rétention » ou « camps de concentration », baptisés, selon la norme euphémisante qui a force de loi : « des hot spots ». Le « refondateur » de l’Europe, dorénavant béni par les Dieux du Parthénon – pour se protéger de toute parthénophobie ? – va plus simplement, en Libye, « édifier » de nouveaux « hot spots », cela afin de « transformer » la relation « migrants-UR » et « stabiliser » la Libye pétrolière. –Réd. A l’Encontre]
Paradoxe final : quelques instants après la conférence de presse de MSF, de l’autre côté de la rue de la Loi au Berlaymont [siège de la Commission européenne], la commissaire européenne au Commerce présentait un plan d’action destiné à éradiquer le commerce légal des instruments de torture (sic !)… (Le Soir, 8 septembre 2017)
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Témoignage : « J’ai été traité comme un esclave »
J’ai fait trois ans d’université à Bamako, j’ai obtenu en 2014 une licence de lettres modernes puis j’ai cherché du travail, mais je n’ai rien trouvé. Il n’y a pas d’emploi ici : le président avait promis d’en créer, mais nous n’avons rien vu, raconte Sadou Abdoulaye, un jeune Malien de 23 ans. C’est vraiment difficile pour nous les jeunes de ne pas avoir d’avenir dans notre pays. J’ai plusieurs amis qui ont franchi la Méditerranée, mais cela fait des années qu’on ne les a plus vus. Alors, en 2015, j’ai été obligé de partir ailleurs, même si je savais que ce serait dangereux. Je suis parti par Gao, dans le nord du Mali, puis Agadez, au Niger, puis je suis passé par l’Algérie avant d’arriver en Libye. J’avais payé un chauffeur de pick-up 4×4 450 000 FCFA (690 euros). Le Sahara, c’est très dur : il y a une grande insécurité, on n’est pas protégé. Si on tombe en panne, on risque de mourir. L’enfer a commencé en Algérie, mais en Libye, c’était encore pire. »
« Depuis la chute de Kadhafi en 2011, il n’y a plus de contrôle là-bas : tout le monde a une arme, même les enfants. Et quand on a la peau noire, est on est traité par les Arabes comme un esclave, comme un nègre , raconte Sadou, la mine grave. On a aucune valeur, aucun droit. On travaille mais on se fait voler l’argent gagné. Même la police nous rançonne ! On est à la merci de tout le monde. Je me suis fait attraper par des policiers qui m’ont emmené dans un centre de détention. Comme les autres détenus venus d’Afrique subsaharienne, j’ai été torturé, battu à coups de bâton, fouetté. Un de mes cousins qui était avec moi a été frappé au visage, il a perdu la vue. Puis j’ai été libéré après avoir payé une rançon ».
Sept mois en détention
« J’ai travaillé comme berger, mais on m’a volé un bélier, reprend le jeune homme. En Libye, j’étais toujours sur le qui-vive. Au moindre bruit, je craignais d’être volé, arrêté une nouvelle fois. Il fallait courir, essayer de rentrer dans les maisons pour se cacher. Mais les policiers m’ont de nouveau arrêté et les violences ont recommencé. J’ai passé au total 7 mois en détention, les pires moments de ma vie. Au départ, je voulais passer en Italie, mais c’est devenu de plus en plus difficile. Alors, épuisé, craignant pour ma vie, j’ai décidé de rentrer dans ma famille. »
« J’ai refait le même trajet dans l’autre sens par mes propres moyens et je suis revenu en juin dernier. Je suis revenu sans rien, mais mes parents et mon petit frère ont malgré tout été heureux que je revienne vivant, raconte Sadou avec un triste sourire. D’autres Maliens ont été ramenés au pays en avion par l’OIM (Organisation internationale pour les migrations), et ils bénéficient d’une aide financière et d’une formation professionnelle pour monter une petite affaire. Je n’ai pas eu cette chance, je n’ai rien reçu. Depuis, je travaille dans le champ de mon père : malgré mon diplôme universitaire, il n’y a rien d’autre à faire. Vous qui venez d’Europe, passez ce message : aidez l’Afrique à créer des emplois pour nous. Nous préférons rester chez nous, mais nous avons besoin de travail ! » (Témoignage recueilli par Véronique Kiesel, du quotidien Le Soir, à Bamako, publié le 8 septembre 2017)
Source : https://alencontre.org