En guerre perpétuelle : la pensée américaine fait du surplace
Par Paul R Pillar
Consortium News, 25-10-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
Tel un hamster en cage courant dans sa roue, le peuple américain est piégé dans des guerres perpétuelles pour lesquelles les élites des affaires étrangères n’offrent aucune voie de sortie, mais seulement des excuses pour continuer, observe l’ex analyste de la CIA Paul R. Pillar.
La dernière parution du Foreign Affairs (NdT : Affaires Étrangères) traite du thème des « guerres américaines oubliées » avec une illustration en une, juxtaposant un groupe d’Américains pique-niquant nonchalamment avec une scène représentant des soldats Américains déplorant des victimes, combattant dans un espace désolé et sablonneux.
L’image décrit très justement le décalage entre les centres d’intérêts et les attitudes de la plupart des Américains dans leur quotidien d’une part, et d’autre part la perturbante réalité que les États-Unis sont constamment engagés dans une pluralité d’opérations militaires létales en divers pays par delà les mers.
Andrew Bacevich a déjà exposé ailleurs les nombreuses raisons pour lesquelles, comme il le dit, « la grande majorité des Américains ne se soucie guère » du fait que leur pays soit englué dans ce qui désormais correspond à un état de guerre permanent à l’étranger. Ces raisons comprennent, par exemple, le fait que les coûts réels de ces expéditions militaires n’ont pas été vraiment chiffrés, et que le discours public américain sur la politique étrangère relève d’une magnifique langue de bois.
Le contexte de l’état de guerre permanent des États-Unis d’Amérique qui a prévalu pendant les 16 dernières années contraste singulièrement avec ce qui a été l’approche traditionnelle américaine de la guerre et de la paix. Et c’est là que réside un autre ensemble de raisons expliquant pourquoi les Américains restés à la maison ne prennent pas fait et cause pour leurs compatriotes qui ont dû prendre les armes et combattre sans cesse outre-mer. Cette tradition est née au cours du dix-neuvième siècle et fut cimentée par ce qui reste le plus grand effort de guerre outre-mer Américain : la Seconde Guerre mondiale.
Cette tradition voulait que la guerre soit une nécessité relativement peu fréquente et impliquait une mobilisation américaine pour abattre le monstre du moment. Celui-ci étant clairement défini, puis, après une victoire nette et sans bavure, un retour aux préoccupations de temps de paix.
Comme j’ai pu le dire extensivement ailleurs, ce format auquel une guerre est sensée se conformer – et particulièrement l’attente qu’une guerre est sensée avoir une fin définitive et identifiable – a entraîné de nombreux problèmes une fois confronté à des activités américaines plus constantes à l’étranger.
Parmi ces problèmes se trouve le traitement de certains détenus à Guantanamo. La détention des prisonniers de guerre jusqu’à la fin des hostilités telle qu’elle se pratiquait par le passé ne peux pas s’y appliquer. Non seulement parce qu’il faut maintenant faire la distinction entre combattant légaux et illégaux, mais également parce que la situation ayant entraîné ces détentions n’évoluera jamais à un point que l’on pourrait identifier comme une fin des hostilités.
Un autre problème a été la difficulté qu’a rencontré le Congrès pour exercer sa responsabilité constitutionnelle et définir clairement l’objectif et le champ de l’implication américaine dans une guerre étrangère.
Le modèle mental de guerre finie sous-tend l’attitude nonchalante du public américain à l’égard d’une implication guerrière permanente à l’étranger.
A la recherche d’une fin traditionnelle.
A un certain niveau de la psyché américaine se loge la croyance que le combat d’aujourd’hui, comme la plupart de ceux d’hier, aura une fin claire (et victorieuse). Ainsi, la plupart des Américains ne pensent pas devoir analyser et discuter la perspective qui devrait être extrêmement gênante que des Américains vont devoir combattre à l’étranger pour toujours.
Que les interminables combats actuels furent engagés dans le cadre de la prétendue « guerre contre le terrorisme » a contribué à ces problèmes de manière significative. (Bacevich liste parmi les raisons de cette acceptation de la permanence de la guerre « la frénésie médiatique autour du terrorisme qui continue encore et encore »)
Le label « guerre contre le terrorisme » et le concept associé ne furent jamais logiques. Comme le défunt Zbigniew Brzenzinski l’a dit dans un de ses commentaires, appeler cela la guerre contre le terrorisme a autant de sens que d’appeler la seconde guerre mondiale « la guerre contre le blitzkrieg ». Le terrorisme est une tactique qui a été utilisée depuis des millénaires, et en tant que tel, s’opposer à lui ne peut jamais prendre fin. Cette terminologie de « guerre » a également encouragé la militarisation excessive du contre-terrorisme.
Il faut ajouter à tout cela l’encouragement de George W. Bush aux Américains de répondre au terrorisme en allant faire du shopping et d’aller « à Disney World en Floride… prenez vos familles et profitez de la vie, de la manière dont nous souhaitons en profiter ». En un sens ces mots formaient un conseil prudent de ne pas céder aux terroristes en réagissant de manière excessive par la peur. Mais ils ont également encouragé ce détachement et cette absence de préoccupation à propos des ces actions militaire incessantes telles qu’illustrées sur la une de Foreign Affairs.
Viennent ensuite les tendances sur ce que les Américains pensent à propos de l’implication de l’Amérique dans le monde – particulièrement cette tendance à croire que tout problème à l’étranger peut être résolu avec suffisamment de détermination et d’effort, et que les État-Unis d’Amérique devraient être l’acteur qui prend la tête pour les résoudre. Il y a une grande réticence à quitter toute situation qui est encore chaotique, car partir ressemble à un échec, quels qu’aient été les objectifs U.S qui auraient été atteints.
Ces habitudes américaines viennent renforcer cette tendance naturelle de traiter les dépenses à fonds perdus comme des investissements. Le résultat est un élargissement récurrent du champ de la mission, dans laquelle des expéditions commencées afin de lutter contre le terrorisme mutent en une entreprise de construction d’une nation ou en un effort pour contrer l’influence d’un état tiers.
La nouvelle norme.
Le fait que la guerre actuelle dure depuis si longtemps a encouragé l’acceptation comme la nouvelle norme. Une grande partie d’une génération a atteint l’âge adulte en sachant que les États-Unis ont toujours été en guerre à l’étranger. La guerre permanente, et le refus d’accepter tout ce qui pourrait être dépeint comme une défaite, est devenu un cadre de référence non seulement pour le grand public, mais aussi pour les experts de la politique étrangère.
Ce cadre apparaît clairement dans les articles sur l’Irak et l’Afghanistan de ce numéro de Foreign Affairs. (Un contraste rafraîchissant est l’article de l’ancien ambassadeur Robert Ford sur la Syrie, intitulé « Keeping Out of Syria : The Least Bad Option » [Rester hors de Syrie : la moins mauvaise option, NdT], qui conclut que la seule chose utile que les États-Unis puissent faire est d’aider les pays voisins à subvenir aux besoins des réfugiés syriens.)
L’article sur l’Irak, rédigé par Emma Sky (qui était conseillère politique d’un des commandants militaires américains en Irak) s’intitule « Mission Still Not Accomplished in Iraq » [la mission n’est toujours pas accomplie en Irak, NdT]. Cela inclut l’idée que, même avec la résorption du soi-disant califat de l’État islamique, l’issue d’une guerre civile dans un pays du Moyen-Orient est censée être un déterminant clé du terrorisme international en Occident. Il comprend l’affirmation de Sky selon laquelle « le soutien des États-Unis est encore nécessaire pour décourager d’autres pays de la région à combler le vide du pouvoir » – en ignorant à quel point la métaphore du vide est trompeuse lorsqu’on l’applique à la politique internationale.
La raison ultime d’après Sky pour rester militairement en Irak semble être, comme c’est le cas de bon nombre de ces sortes arguments, de contrecarrer l’influence iranienne – peu importe que l’Iran ait été du même côté que les États-Unis dans la lutte contre l’État islamique. Sky écrit que si l’influence iranienne n’est pas maîtrisée, « cela pourrait mener non seulement à une confrontation irano-saoudienne, mais aussi à une confrontation irano-israélienne ».
Cela semble être autant un problème avec l’Arabie saoudite et Israël qu’avec l’Iran. C’est d’ailleurs une réflexion sur la façon dont la progression de la mission a dépassé les notions élargies de contre-terrorisme et même au delà de l’édification d’une nation pour s’immerger dans les rivalités régionales de quelqu’un d’autre. Cette logique oublie aussi comment tout le chaos irakien, y compris l’influence iranienne accrue, que Sky ne veut pas quitter alors que c’est encore un chaos, a commencé avec une invasion militaire américaine.
L’article sur l’Afghanistan, rédigé par l’ancien commandant militaire Stan McChrystal (coécrit par son ancien aide de camp Kosh Sadat) semble plus conscient que Sky de la façon dont l’effort militaire en question s’apparente à un travail sans fin sur un tapis roulant. McChrystal reconnaît que le cours qu’il recommande est ouvert à l’accusation selon laquelle il répondrait « à la définition de la folie – qui, comme le dit ce vieil adage, est de faire la même chose à maintes reprises et s’attendre à un résultat différent ». Bien que McChrystal ait quelques suggestions à faire pour modifier cette politique, sa conclusion fondamentale est que les États-Unis sont « coincés » à toujours faire plus la même chose.
Dans aucun des traitements de ces guerres, en Irak et en Afghanistan, il n’ y a de base pour identifier ou s’attendre à une conclusion des missions. Il n’ y a pratiquement pas de lumière suggérant qu’il y a un bout du tunnel, et encore moins une vision de son extrémité.
Avec des observateurs avertis qui succombent à l’idée que la guerre permanente est normale, il n’est pas surprenant que l’opinion publique américaine ne semble pas être plus dérangée que cela par les guerres actuelles.
Paul R. Pillar, au cours de ses 28 années à la Central Intelligence Agency, est devenu l’un des meilleurs analystes de l’agence.
Source : Consortium News, Paul R. Pillar, 25-10-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.