L’assassinat de Saleh plonge la stratégie iranienne au Yémen dans un grand désarroi
Middle East Eye
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
Avec la mort de l’ancien dirigeant du Yémen, Ali Abdallah Saleh, qui aurait été tué par ses anciens alliés, l’Iran doit se démener pour faire perdurer l’alliance anti-saoudienne
La décision surprise de l’ex-dirigeant du Yémen, Ali Abdallah Saleh, de tendre la main à l’Arabie saoudite, a été largement interprétée comme l’annonce d’un changement majeur dans le conflit au Yémen.
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Saleh a été tué après l’intensification des affrontements, dans la capitale Sanaa, entre le mouvement Ansar Allah (les Houthis) et les forces loyales à l’ancien homme fort du Yémen. Les violentes luttes internes à Sanaa, conjuguées à l’intensification d’une campagne de frappes aériennes saoudiennes contre des cibles prétendument houthies dans la ville, ont contribué à précipiter la rupture complète de l’alliance entre Houthis et Saleh.
La mort de Saleh – conséquence, dit-on, de son combat avec les milices houthies – rend presque inévitable la fin de l’alliance. Bien que cette évolution ne se traduise pas nécessairement par une victoire saoudienne, elle porte, au minimum, un coup majeur aux efforts de l’Iran pour contrecarrer les objectifs saoudiens au Yémen.
En fait, l’isolement croissant des Houthis, en plus de la colère populaire contre leur domination exprimée sur les réseaux sociaux, remet en question toute la stratégie de l’Iran au Yémen. En l’absence d’une alternative politique viable à celle proposée par la coalition dirigée par les Saoudiens, l’Iran ne dispose pas d’une stratégie yéménite viable.
Au regard de l’alliance malheureuse de Saleh avec les Houthis, on en oublie presque ses relations difficiles avec l’Iran. Gardons cependant à l’esprit que le dirigeant yéménite assassiné fut, pendant plus de deux décennies, l’une des bêtes noires de la République islamique.
Sans le soutien militaire et politique de Saleh, il est peu probable que le mouvement Ansar Allah aurait pu résister aussi longtemps à l’assaut dirigé par les Saoudiens
Saleh était un allié solide de l’Irak baasiste et il a offert à Saddam Hussein un important soutien rhétorique et pratique pendant la guerre Iran-Irak. En effet, les Yéménites, agissant à la fois à titre idéologique et mercenaire, se sont battus contre les troupes iraniennes pendant toute la guerre.
Après la fin de la guerre, le soutien continu de Saleh aux ambitions stratégiques de l’Irak, notamment sa décision très controversée de soutenir l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, fut une source de préoccupations pour Téhéran.
Plus récemment, la décision de Saleh de sévir contre les Houthis en 2004 – provoquant ainsi dans la province du nord de Saada une série d’insurrections dirigées par les Houthis – a été perçue par l’Iran comme une provocation, dans la mesure où elle affaiblissait un allié potentiel.
Si les origines du partenariat de l’Iran avec les Houthis ne sont pas tout à fait claires, il est plus que probable que des contacts furent établis au début des années 1990, lorsque les Houthis émergèrent, pour la première fois à l’extrémité nord du Yémen, comme une force sociale et culturelle avec laquelle compter. Du point de vue de l’Iran, la proximité géographique des Houthis avec l’Arabie saoudite les rendait difficiles à ignorer.
Ironiquement, Saleh a dénoncé les guerres successives contre les Houthis selon le même postulat, en partie, que celui adopté par la coalition dirigée par les Saoudiens : le mouvement Ansar Allah constitue un « proto-Hezbollah », et donc une extension de l’Iran.
C’est dans ce contexte que l’Iran a soutenu le soulèvement yéménite de 2011, outre la perception bien ancrée à Téhéran que Saleh était soutenu par l’Arabie saoudite, dans le cadre d’une stratégie plus large visant à contenir l’influence de ce qu’il est convenu d’appeler le « Printemps arabe ».
Propagande mise à part, le degré d’implication des Gardiens de la révolution dans le conflit yéménite n’est pas clair
La décision de Saleh de soutenir discrètement la prise de contrôle de Sanaa par les Houthis en septembre 2014 (en dissuadant, prétendent certains, l’armée yéménite de résister à l’opération houthie) était conforme aux projets iraniens de créer une couverture politique plus large en faveur de la progression des Houthis.
L’utilité de l’ancien président a encore été soulignée lorsque la coalition militaire dirigée par les Saoudiens a lancé une campagne de bombardements, en mars 2015. Sans le soutien militaire et politique de Saleh, il est peu probable que le mouvement Ansar Allah aurait pu résister aussi longtemps à l’assaut dirigé par les Saoudiens. La question la plus pressante, à ce stade, est de savoir si la disparition de Saleh précipitera l’effondrement des Houthis.
Bien que profondément méfiants à l’égard de Saleh, les Iraniens avaient investi un important capital diplomatique et politique dans l’alliance entre le mouvement Ansar Allah et certains éléments des forces militaires et de sécurité yéménites.
Cet investissement a été mis en exergue par la réaction officielle de l’Iran à l’éclatement des combats entre les forces fidèles aux Houthis et à Saleh. Le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Bahram Ghassemi, en a d’ailleurs appelé à la mise en place d’un « front national uni » contre toute agression extérieure.
Cette réaction officielle de l’Iran, quoique peu surprenante, témoigne néanmoins d’un certain degré de dissonance politique à Téhéran.
Le départ de Saleh menace de radicaliser un peu plus le conflit. C’est une mauvaise nouvelle, et pour tout le monde
Alors que le ministère des Affaires étrangères et, plus largement, la communauté diplomatique de Téhéran, chargée d’élaborer les politiques de l’Iran, tiennent à ancrer le soutien de l’Iran aux Houthis au sein d’une plus large alliance yéménite, le puissant corps des Gardiens de révolution islamique (GRI) pourrait avoir choisi une orientation différente en isolant et radicalisant davantage les Houthis.
Au-delà de la propagande, le degré d’implication des Gardiens de la révolution dans le conflit yéménite n’est pas clair. Jusqu’à présent, rien n’indique de manière significative un déploiement au Yémen de la force al-Qods, l’aile expéditionnaire des GRI
Et si le commandant des GRI, le major-général Mohammad Ali Jafari, a récemment admis qu’il jouait un rôle « consultatif » au Yémen, il n’a pas précisé s’il assurait sa mission sur le terrain ou à distance.
La mort de Saleh – conséquence, dit-on, de son combat aux côtés des milices houthies – rend la fin de l’alliance presque inévitable (Reuters)
Ce manque de clarté risque d’exacerber la dissonance politique à Téhéran, surtout si les GRI décide d’intensifier leur soutien aux Houthis en leur fournissant des systèmes d’armes plus sophistiqués. Un ensemble de preuves atteste que c’est peut-être déjà le cas : un organisme des Nations unies a indiqué que les débris de quatre missiles balistiques tirés sur l’Arabie saoudite seraient d’origine iranienne.
Pour leur part, les principaux porte-paroles des forces de sécurité nationale officielles en Iran – dont le chef de la commission pour la sécurité nationale et la politique étrangère du parlement, Mohammad Javal Jamali Nobandegani – nient catégoriquement toute allégation suggérant la fourniture aux Houthis de technologies en missiles balistiques.
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Au-delà de cette dissonance politique, la stratégie iranienne pose des problèmes plus vastes au Yémen. En général, lors de guerres régionales par procuration, l’Iran essaie de toucher toutes les parties prenantes qui compte dans le conflit, même ses adversaires les plus opiniâtres. Cette approche s’est avérée très utile dans le conflit syrien, où l’Iran négocia même avec ses ennemis les plus acharnés, pour obtenir un avantage tactique.
Le problème, au Yémen, c’est que l’Iran a peu, voire pas du tout de contacts significatifs avec les forces liguées contre les Houthis – dont le jeune gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi, les tribus clés et les divers éléments de la branche yéménite des Frères musulmans.
La disparition de Saleh exacerbe ce déficit stratégique et menace de radicaliser un peu plus le conflit. C’est une mauvaise nouvelle, et pour tout le monde.
- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique iranienne. Il dirige le groupe de recherche Dysart Consulting.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo. Les partisans yéménites du mouvement houthi assistent à une manifestation contre les opérations militaires saoudiennes à Bab al-Yemen, à Sanaa, le 26 mars 2015.
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.