Quand Washington acclamait les djihadistes
Article originel : When Washington Cheered the Jihadists
Par Daniel Lazare*.
Consortium News, 8.12.17
Traduction SLT
Exclusif : Washington a aidé à déverser l'enfer en Syrie et dans le Proche-Orient derrière la croyance naïve que les supplétifs djihadistes pourraient être utilisés pour améliorer le sort de la région, explique Daniel Lazare.
Lorsqu'un rapport du Département de la défense sur le mouvement rebelle syrien a été rendu public en mai 2015, beaucoup de gens ne savaient pas quoi en penser. Après tout, ce que le rapport disait était impensable - non seulement parce qu'Al-Qaïda avait dominé pendant des années la soi-disant révolte démocratique contre le président syrien Bachar al-Assad, mais aussi parce que l'Occident continuait de soutenir les djihadistes, même au point de soutenir leur objectif de créer une principauté salafiste sunnite dans les déserts de l'Est.
Comment est-il possible que les États-Unis se soient alignés derrière le terrorisme sunnite ? Comment un libéral sympathique comme Barack Obama a-t-il pu s'allier avec les mêmes gens qui ont fait tomber le World Trade Center ?
C'était impossible, ce qui explique peut-être pourquoi le rapport n'a été publié que longtemps après sa parution grâce à une action en justice de Judicial Watch pour la liberté d'information. Le New York Times n'en a fait mention que six mois plus tard, alors que le Washington Post a attendu plus d'un an avant de le rejeter en le considérant comme "loufoque" et "relativement peu important", tandis que l'Etat islamique (EI) sévissait dans une grande partie de la Syrie et de l'Irak, personne ne voulait admettre que les attitudes étatsuniennes étaient hostiles.
Mais trois ans plus tôt, lorsque l'Agence de renseignements de la Défense compilait le rapport, les attitudes étaient différentes. Les djihadistes étaient des héros plutôt que des terroristes, et tous les experts s'accordaient à dire qu'ils étaient à risque faible mais d'une efficacité importante pour démettre Assad de ses fonctions.
Après avoir passé cinq jours avec une unité rebelle syrienne, par exemple, le journaliste du New York Times C. J. M. Chivers a écrit que le groupe "mêle discipline paramilitaire, police civile, loi islamique et des exigences dures liées aux rudes conditions des champs de bataille avec de la ruse pure et simple".
Paul Salem, directeur du Carnegie Middle East Center de Beyrouth, a assuré au Washington Post qu'"al Qaïda est un élément marginal" chez les rebelles, alors que, pour ne pas être en reste, le site de ragots Buzzfeed a publié une pin-up d'un djihadiste "ridiculement photogénique" portant un RPG.
"Salut fille, dit le sous-titre. "Rien de plus sexy que de combattre l'oppression de la tyrannie."
Et puis il y a eu Foreign Policy (FP), le magazine fondé par Samuel P. Huntington, gourou néococon, qui était le plus enthousiaste de tous. "Two Cheers for Syrian Islamists" de Gary Gambill, qui a été diffusé sur le site Web de FP quelques semaines seulement après la fin du rapport de la DIA, n'a pas déformé les faits ni inventé des choses de manière évidente. Néanmoins, c'est un classique de la propagande étatsunienne. Son sous-titre titrait de manière sous-jacente : "Les rebelles ne sont donc pas des Jeffersoniens laïcs. En ce qui concerne les Etats-Unis, peu importe."
Évaluation des dommages
Cinq ans plus tard, il vaut la peine d'examiner de plus près comment Washington utilise sa logique égoïste pour réduire un pays tout entier en ruines.
D'abord un peu d'histoire. Après avoir délogé la France et la Grande-Bretagne en tant que premier seigneur impérial de la région pendant la crise de Suez en 1956, puis rompu avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser quelques années plus tard, les États-Unis se sont engagés à vaincre le nationalisme arabe et le communisme soviétique, les deux faces de la même médaille en ce qui concerne Washington. Au cours du demi-siècle suivant, cela signifiait diriger l'Égypte vers la droite avec l'aide des Saoudiens, isoler Mouammar Kadhafi, un homme fort libyen, et faire tout ce qui est en son pouvoir pour saper le régime baasiste syrien.
William Roebuck, le chargé d'affaires de l'ambassade étatsunienne à Damas, a ainsi exhorté Washington en 2006 à se coordonner avec l'Egypte et l'Arabie Saoudite pour encourager les craintes syriennes sunnites face au prosélytisme chiite iranien, même si ces craintes étaient "souvent exagérées", ce qui revient en somme à ce qui s'est passé dans les années 1930 lors de l'instrumentalisation des craintes de la domination juive dans l'Allemagne nazie.
Un an plus tard, l'ancien commandant de l'OTAN Wesley Clark apprenait qu'une note de service classifiée du département de la Défense déclarait que la politique étatsunienne était désormais d'"attaquer et détruire les gouvernements de sept pays en cinq ans", d'abord l'Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et l'Iran. (la citation commence à 2:07.)
Comme les États-Unis n'aimaient pas ce que ces gouvernements faisaient, la solution était d'en installer des plus souples à leur place. D'où la joie de Washington lorsque le printemps arabe a frappé la Syrie en mars 2011 et qu'il est apparu que les manifestants allaient bientôt renverser les baasistes par leurs propres moyens.
Même lorsque la rhétorique démocratique a cédé la place à des chants sectaires menaçants du style "Chrétiens à Beyrouth, Alaouites au cercueil", l'enthousiasme étatsunien est resté fort. Alors que les sunnites représentaient peut-être 60% de la population, les stratèges pensaient qu'Assad ne pouvait pas résister à l'indignation religieuse venant d'en bas.
Si on considère Gambill et son article dans Foreign Policy. La grande nouvelle, a-t-il débuté dans son article, c'est que les laïcs ne soient plus aux commandes du mouvement rebelle syrien naissant et que les islamistes sunnites prennent la tête du mouvement. Aussi regrettable que cela puisse paraître, il a fait valoir qu'une telle évolution était à la fois inévitable et loin d'être entièrement négative.
"L'ascension politique islamiste est inévitable dans un pays majoritairement sunnite et musulman, brutalisé pendant plus de quatre décennies par une dictature laïque et minoritaire ", écrit-il en référence aux baathistes. "En outre, d'énormes ressources financières affluent du monde arabo-islamique pour promouvoir explicitement la résistance islamiste au régime d'Assad dominé par les Alaouites et soutenu par l'Iran."
La réponse n'était donc pas de s'opposer aux islamistes, mais de les utiliser. Même si "l'afflux d'islamistes ne sera pas une simple promenade pour le peuple syrien", a déclaré Gambill, "il y a deux points positifs importants pour les intérêts étatsuniens :" L'un est que les djihadistes" sont tout simplement des combattants plus efficaces que leurs homologues laïques" grâce à leur habileté avec les "attentats suicides et les bombes en bordure de route".
L'autre est qu'une victoire islamiste sunnite en Syrie entraînera "une défaite stratégique totale" pour l'Iran, mettant ainsi Washington en partie sur la voie de l'accomplissement du travail de démolition des sept pays discutés par Wesley Clark.
"Tant que les jihadistes syriens s'engageront à combattre l'Iran et ses supplétifs arabes", conclut l'article, "nous devrions tranquillement les soutenir - tout en gardant nos distances par rapport à un conflit qui va devenir très laid avant que la fumée ne se dissipe. Il y aura amplement le temps d'apprivoiser la bête une fois que les ambitions hégémoniques régionales de l'Iran se seront effondrées"
Accord avec le diable
Les États-Unis n'en finiront avec les djihadistes qu'une fois que les djihadistes en auront fini avec Assad. Le bien l'emporterait sur le mal. Ce genre de calcul moral égocentrique n'aurait pas eu d'importance si Gambill n'avait parlé que pour lui-même. Mais il ne l'a pas fait. Il exprimait plutôt le point de vue officiel de Washington en général, ce qui explique pourquoi l'ultra-respectable Foreign Policy a présenté son article en premier lieu.
Les islamistes étaient un atout que les Etats-Unis pouvaient employer à leur avantage et puis le jeter comme un citron pressé. Quelques Syriens souffriraient, mais les Etats-Unis gagneraient, et c'est tout ce qui comptait à leurs yeux.
"Les parallèles avec la DIA sont frappants. L'Occident, les pays du Golfe et la Turquie soutiennent l'opposition", a déclaré le rapport des services de renseignement, même si" les Salafistes, les Frères musulmans et l'AQI [c'est-à-dire Al Qaïda en Irak] sont les principales forces motrices de l'insurrection ".
Là où Gambill a prédit que "Assad et ses sous-fifres se retireraient probablement vers le nord-ouest de la Syrie", la DIA a supposé que les djihadistes pourraient établir "une principauté salafiste déclarée ou non déclarée" à l'autre bout du pays, près de villes comme Hasaka et Der Zor (également connu sous le nom de Deir ez-Zor).
Alors que Foreign Policy a déclaré que le but ultime était de faire reculer l'influence iranienne et de saper la domination chiite, la DIA a déclaré qu'une principauté salafiste "est exactement ce que les puissances qui soutiennent l'opposition veulent pour isoler le régime syrien, qui est considéré comme l'atout stratégique de l'expansion chiite (Irak et Iran)".
Cantonner les chiites dans le nord-ouest de la Syrie, en d'autres termes, tout en encourageant les extrémistes sunnites à établir une base à l'est afin de faire pression sur l'Irak et l'Iran sous domination chiite influencés par les chiites.
Comme l'a déclaré Gambill:"Quels que soient les malheurs que les islamistes sunnites peuvent avoir sur le peuple syrien, tout gouvernement qu'ils formeront sera stratégiquement préférable au régime Assad, pour trois raisons: Un nouveau gouvernement à Damas jugera impensable de poursuivre l'alliance avec Téhéran, il n'aura pas à détourner les Syriens de leur statut minoritaire avec l'aventurisme de la politique étrangère de l'ancien régime, et il sera couvert de pétrodollars en provenance des États arabes du Golfe (relativement) amis de Washington.”
Une fois que les Saoudiens auront assumé la facture, les États-Unis exerceraient leur emprise sans encombre.
Pensée désastreuse
Y a-t-il prévision qui se soit déjà trompée de façon plus spectaculaire ? Le gouvernement baasiste de Syrie n'est guère irréprochable dans cette affaire. Mais grâce en grande partie à l'offensive sectaire soutenue par les États-Unis, 400 000 Syriens ou plus sont morts depuis la parution de l'article de Gambill, 6,1 millions d'autres ayant été déplacés et environ 4,8 millions ont fui à l'étranger.
La destruction en temps de guerre totalise environ 250 milliards de dollars, selon les estimations de l'ONU, une somme stupéfiante pour un pays de 18,8 millions d'habitants où le revenu par habitant avant l'explosion de la violence était inférieur à 3 000 dollars. Depuis la Syrie, le spectre de la violence sectaire s'est propagé à travers l'Asie et l'Afrique, ainsi qu'en Europe et en Amérique du Nord. Les dirigeants politiques du monde industrialisé occidental luttent toujours pour contenir la fureur populiste que la crise des réfugiés du Moyen-Orient et que résultat du changement de régime instauré par les États-Unis, ont contribué à déclencher.
Donc, au lieu de faire progresser les objectifs politiques des États-Unis, Gambill a contribué à faire le contraire. Le Moyen-Orient est plus explosif que jamais alors que l'influence étatsunienne a considérablement chuté dans la région. L'influence iranienne s'étend maintenant de la mer d'Arabie à la Méditerranée, tandis que le pays qui semble aujourd'hui hors de contrôle est l'Arabie Saoudite où le prince héritier Mohammed bin Salman se promène d'une crise auto-induite à une autre. Le pays sur lequel Gambill comptait pour maintenir le statu quo s'avère être en train de le miner.
Ce n'est pas facile de tout foutre en l'air, mais la politique étrangère de Washington l'a fait. Depuis qu'il a aidé à arracher la défaite aux mâchoires de la victoire, Gambill est passé à un poste au Middle East Forum ancré à droite où Daniel Pipes, le fondateur et chef du groupe, s'insurge maintenant contre le nettoyage ethnique sunnite que son employé a défendu...
Le forum est particulièrement connu pour son programme Campus Watch, qui cible les critiques académiques d'Israël, des islamistes et - malgré les paroles aimables de Gambill sur les "attentats-suicide à la bombe et les bombes en bordure de route" - ceux pour lesquels il se sent moins désolé quand il s'agit de terrorisme islamique.
Deux poids deux mesures. Le terrorisme, semble-t-il, ne l'est que quand d'autres le font aux États-Unis, et non quand ce sont les États-Unis qui le font aux autres.
*Daniel Lazare est l'auteur de plusieurs ouvrages dont The Frozen Republic: How the Constitution Is Paralyzing Democracy (Harcourt Brace).