Des milliers de manifestants défilent à l’occasion de l’anniversaire du renversement de Ben Ali en Tunisie
Par Alex Lantier et Kumaran Ira
WSWS, 16 janvier 2018
A Tunis vendredi, les manifestants marchent vers le gouvernorat, l'équivalent de la préfecture. (Fauque Nicolas/Images de Tunisie/Abaca)
Dimanche, des milliers de personnes ont défilé à Tunis pour marquer l’anniversaire du renversement du président Zine El Abedine Ben Ali le 14 janvier 2011. Cet événement avait commencé le « printemps arabe », et seulement 11 jours plus tard, un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière a éclaté en Égypte et a renversé un autre dictateur soutenu par l’impérialisme, Hosni Mubarak. Sept ans plus tard, la bourgeoisie arabe s’est révélée incapable de résoudre les problèmes qui ont poussé les travailleurs à se soulever en Tunisie et en Égypte.
La bourgeoisie moyen-orientale et ses partisans impérialistes sont toujours consumés par la peur de la révolution sociale. Le défilé d’hier est intervenu après les manifestations des travailleurs en Iran et une semaine d’affrontements insurrectionnels entre les jeunes travailleurs et la police, débutant dans l’ancien bassin minier du sud de la Tunisie, où le soulèvement de 2011 a commencé.
La nouvelle vague de manifestations a été provoquée par la colère contre le chômage de masse, la corruption et la loi de finances de 2018. Le régime tunisien a répondu en envoyant l’armée et en emprisonnant 800 personnes dans le but d’écraser le mouvement et de faire en sorte que l’anniversaire d’hier n’aboutisse pas à une nouvelle insurrection.
La manifestation officielle s’est déroulée dans des conditions de confinement policier. Le syndicat de l’Union générale du travail tunisien (UGTT) y a participé, un allié clé du parti au pouvoir Nidaa Tounes, le nouveau nom du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Ben Ali. Seuls quelques milliers de personnes ont participé à la manifestation, bien moins nombreux que les jeunes qui se sont affrontés à la police dans le sud de la Tunisie et à Tunis depuis le début de l’année.
Néanmoins, comme France 24 l’a rapporté, « l’ambiance bon enfant et extrêmement sécurisée de l’événement placé sous très haute surveillance policière, n’occulte pas la grogne qui sévit en Tunisie depuis le début de l’année ». Le reportage a poursuivi : « Sept ans après le départ de Ben Ali, qui vit en exil en Arabie saoudite, nombre de Tunisiens estiment avoir gagné en liberté mais perdu en niveau de vie. Parmi les différents cortèges, les slogans prennent donc rapidement une tonalité plus contestataire. « Gouvernement, démission !", « le peuple veut enterrer la loi de finance » ou le pays s’embrase pendant que le gouvernement fête la révolution ».
Le soulèvement révolutionnaire en Tunisie en 2011 a donné raison à la perspective révolutionnaire trotskyste avancée par le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Suivi rapidement par le soulèvement encore plus grand en Égypte, elle a clairement montré que la restauration capitaliste par la bureaucratie stalinienne en Union soviétique n’avait pas mis fin à l’ère de la révolution socialiste mondiale inaugurée par la révolution d’octobre 1917. À travers une vague internationale de grèves et de luttes insurrectionnelles, la classe ouvrière a montré qu’elle reste la principale force révolutionnaire de la société capitaliste.
La lutte de 2011 en Tunisie a débuté dans un contexte d’indignation face au chômage et à la corruption officielle lorsque Mohamed Bouazizi, un étudiant diplômé contraint de travailler comme marchand de légumes, s’est immolé après qu’un fonctionnaire ait confisqué son étal de légumes. Le mouvement a été alimenté par l’émergence de WikiLeaks et sa publication des dépêches du Département d’État américain, portant sur la Tunisie parmi d’autres. Ceux-ci ont montré que des diplomates américains qui, en public, vantaient les mérites de Ben Ali, ont qualifié en interne son régime de totalement corrompu.
Malgré les efforts incessants et prévisibles de Nidaa Tounes et de ses partisans pour présenter la révolution comme une impasse, sur la base de leur propre bilan de la stagnation économique et de la répression depuis 2011, il y a une opposition montante. Même dans les médias, on se demande si une nouvelle année 2011 pourrait avoir lieu. Un employé d’une usine de pneus qui a été privatisée pour une somme symbolique, Mohamed Ali, a déclaré aux journalistes lors de la manifestation de Tunis dimanche : « Mon problème n’est pas la révolution, c’est le gouvernement. »
Feres, un lycéen du quartier ouvrier d’Ettadhamen à Tunis, connu comme « le cœur de la révolution », a décrit sa colère en raison de ses efforts de vouloir parler au président Beji Caid Essebsi, membre de longue date du parti de Ben Ali, quand Essebsi s’est rendu à Ettadhamen. Il a dit : « Nous avons essayé de lui parler et les policiers nous ont insultés. La Tunisie est notre pays, mais ce n’est pas notre gouvernement. Nous sommes ici gisant dans la pauvreté et ils nous méprisent. »
Ce qui se prépare, en Tunisie et à l’international, c’est un nouveau soulèvement de la classe ouvrière dirigée contre non pas un dictateur individuel comme Ben Ali ou Moubarak, mais le système capitaliste dans son ensemble. Comme le dit Michaël Ayari du International Crisis Group à Middle East Eye, « le proverbe populaire qui dit « Ben Ali est parti et les quarante voleurs sont restés » est toujours vrai […] si avant, la mafia était clairement identifiée dans l’esprit des gens par le clan Trabelsi, aujourd’hui, c’est l’État dans son ensemble qui est considéré comme mafieux. »
La crise politique en Tunisie soulève avec une netteté particulière le problème fondamental auquel est confrontée la classe ouvrière au niveau international : la construction d’une direction révolutionnaire. Les sept années qui se sont écoulées depuis le soulèvement de 2011 ont démontré de manière concluante la banqueroute non seulement de la classe dirigeante, mais aussi des organisations qui ont dominé ce qui s’est fait passer pour la « gauche » en Tunisie. Elles sont rangées derrière la bourgeoisie en opposition à la classe ouvrière.
Promouvant une perspective nationale, ancrée dans les couches aisées de la classe moyenne et la bureaucratie syndicale pro-gouvernementale tunisienne, elles ont bloqué toute tentative des travailleurs de prendre le pouvoir en 2011. Elles ont lié les travailleurs à la perspective d’accords négociés entre l’État tunisien, les banques internationales et les puissances impérialistes alors que ces dernières faisaient la guerre en Libye, en Syrie et au Mali. Elles se sont adaptées au retour au pouvoir de Nidaa Tounes en 2014, les copains de Ben Ali, qui depuis 2015 règne en coalition avec le parti islamiste Ennahdha
En bref, ils ont conduit la classe ouvrière et la révolution dans une impasse. Maintenant, au milieu d’un nouveau soulèvement, elles ne veulent pas d’une révolution ou de la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Elles veulent, tout au plus, bricoler avec les politiques du régime existant.
S’adressant à la manifestation officielle à Tunis, Hamma Hammami, leader de la coalition du Front Populaire petit-bourgeois, a déclaré : « Nous allons continuer à faire pression sur le gouvernement jusqu’à la révision de la nouvelle loi de finance qui appauvrit davantage les pauvres et enrichit plus les riches. »
Quant à l’UGTT, qui a dénoncé les travailleurs affrontant la police d’Essebsi comme « douteux » des « pillards de la propriété de l’État », il a clairement fait savoir hier au Monde, l’organe de presse le plus important de France, ancienne puissance coloniale en Tunisie, qu’il soutient les discussions budgétaires d’Essebsi avec le Fonds monétaire international. Le Monde s’est réjouit que le gouvernement tunisien « a pu compter jusqu’à présent sur la compréhension de l’UGTT avec laquelle il a établi une relation de travail fructueuse ».
Cette « relation de travail fructueuse » a consisté en des négociations menées à huis clos avec le personnel des banques internationales et l’ancien régime de Ben Ali.
Un responsable anonyme de l’UGTT a déclaré au Monde que le Premier ministre tunisien Youssef Chahed « a bénéficié de notre soutien silencieux ». Il a ajouté que « Les adversaires de Chahed veulent déstabiliser le gouvernement. Mais nous tenons à l’actuelle stabilité politique ».
Le responsable de l’UGTT a cité au journal Le Monde le nombre en baisse des grèves avant la dernière vague de luttes en Tunisie comme preuve de la bonne volonté de l’UGTT, à savoir la volonté du syndicat d’étouffer l’opposition ouvrière au régime d’Essebsi.
Le Monde a écrit que l’UGTT pourrait appeler à des grèves, mais seulement en vue d’éviter que l’opposition ouvrière échappe à son contrôle : « L’UGTT devrait entrer en lice ces prochains jours sur le front social, mais pour mieux l’encadrer. Comme souvent dans l’histoire de la Tunisie contemporaine, le jeu de bascule de l’UGTT se révèle souvent déterminant pour conforter ou fragiliser le pouvoir. »
De tels commentaires reflètent les espoirs dans les cercles dirigeants que la répression d’Essebsi et les promesses samedi d’augmenter les dépenses sociales seront suffisantes pour mettre fin aux manifestations de la semaine dernière. Le ministre des affaires sociales, Mohamed Trabelsi, a annoncé une augmentation de 100 millions de dinars (33 millions d’euros) du budget de l’aide sociale pour les familles pauvres passant de 150 dinars (150 euros) à 180-210 dinars (60-70 euros) par mois. Cependant, avec le salaire minimum mensuel de 326 dinars (111 euros) couvrant seulement deux semaines d’achat alimentaire pour une famille de quatre personnes, l’augmentation proposée de 30 à 60 dinars est une somme de misère qui ne résoudra rien.
Comme toutes les autres options s’épuisent, la classe ouvrière, en Tunisie comme ailleurs, n’a plus d’autre choix que de construire une direction révolutionnaire et de mener une lutte directe pour le pouvoir.
Comme le CIQI l’a expliqué dans sa déclaration en 2011 au sujet du déclenchement des événements tunisiens, « Le seul programme viable pour la classe ouvrière et les masses opprimées de Tunisie de l’ensemble du Maghreb et du Moyen-Orient est le programme mis en avant par le Comité international de la Quatrième internationale pour une révolution socialiste […] Nous appelons tous ceux qui cherchent à mettre fin à la dictature et à l’exploitation en Tunisie et dans toute la région à engager la lutte pour la création de sections du Comité international de la quatrième Internationale. »
À lire également :
Les manifestations de masse en Tunisie et la perspective de la révolution permanente
[17 Janvier 2011]
(Article paru en anglais le 15 janvier 2018)