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Jean-Paul Marthoz : Fausses nouvelles et le nouveau royaume des mensonges (Index)

par Jean-Paul Marthoz 11 Février 2018, 18:03 Fake News Fausse information Médias

Jean-Paul Marthoz : Fausses nouvelles et le nouveau royaume des mensonges (Index)

Journaliste belge à la retraite et auteur de « Terrorisme et les médias », Jean-Paul Marthoz a livré ses pensées ci-dessous le 5 décembre 2017 durant une table ronde au Parlement européen présentée par les députés Barbara Spinelli et Curzio Maltès :

Démocratie, journalisme, et alphabétisation dans l’ère de la post-vérité

 

Tout a déjà été dit sur les fausses nouvelles ou fake news. Alors que le mot « post-vérité » a été choisi comme mot de l’année en 2016 par le dictionnaire d’Oxford, il ne se passe pas un jour sans une évocation du « nouveau royaume de mensonges ».

Cependant, une fake news au sens où on l’entend aujourd’hui n’est pas n’importe quelle sorte de mensonge. C’est une information délibérément mensongère ou trompeuse, spécifiquement conçue pour avoir un impact perturbateur (sur la société, la géopolitique etc.) et devenir virale dans les médias et les réseaux sociaux.

Le terme a revêtu une connotation éminemment politique lors de la campagne de Donald Trump en 2016. L’inattendu candidat du parti républicain l’a transformé en marque, non seulement en remplissant ses discours et tweets de faits approximatifs ou même faux, mais aussi en accusant les médias de qualité d’être ceux qui produisent les fake news.

Le terme a revêtu une dimension stratégique avec les accusations d’intervention dans la campagne électorale américaine portées contre la Russie. Dans la refonte du monde en cours, la fausse information fait partie des stratégies d’influence et appartient à l’arsenal des guerres asymétriques.

 

L’immigration n’a pas compté au rang des objectifs privilégiés de ces concepts dévoyés de l’information. Pendant sa campagne, Donald Trump a mitraillé les « bad hombres » mexicains. La campagne du Brexit, quant à elle, a été polluée du début à la fin par des histoires inventées de toutes pièces à propos de migrants syriens et de plombiers polonais.

L’immigration a toujours conduit à des inventions et à des exagérations. Avant même l’apparition du mot fake news, beaucoup de médias, en particulier les tabloïds britanniques, ont exploité le filon avec des titres extravagants sur les migrants. C’était une occurrence banale du sensationnalisme médiatique. Aujourd’hui, cependant, le thème de l’immigration est utilisé de manière stratégique dans le but de semer la confusion au sein des pays européens, et de soutenir les mouvements populistes, qui presque partout en Europe, remettent en question les fondements et les valeurs gravées dans les traités de l’UE. C’est l’un des leviers les plus efficaces du populisme et de l’essor de l’extrême droite.

Sur les réseaux sociaux, une telle stratégie profite d’une caisse de résonance exceptionnelle. Ces réseaux ne sont pas seulement utilisés par des millions de citoyens qui participent, avec sagesse ou par-dessus la jambe, au flux d’information et au débat public, mais aussi par des groupes organisés, voire robotisés, qui y poursuivent une politique délibérée d’occupation et d’agitation.

Certains ont transformé la désinformation en business, comme ces gamins macédoniens qui s’étaient bien amusés en racontant que le Pape soutenait Donald Trump, générant des millions de clics et des milliers de dollars de revenus publicitaires. Mais cet événement n’est qu’un épiphénomène, une anecdote, lorsqu’on le compare aux stratégies politiques qui ont été mises en place.

Les fake news constituent une attaque directe contre l’éthique démocratique. Leur objectif est de polluer les débats, conduisant à « la propagation d’un relativisme pernicieux déguisé en scepticisme légitime », ainsi que le dit Matthew D’Ancona dans son livre Post Truth [post-vérité, NdT], publié aux éditions Ebury Press, 2017, p. 2.

La qualification de diffuseurs de fausses nouvelles donnée à la presse prestigieuse par ceux qui sont les principaux émetteurs de fake news fait partie d’une attaque déterminée contre le système de vérifications et de contrepoids qui définit et protège la démocratie libérale. Le but est de rendre illégitimes « les élites », « l’establishment ». C’est d’affaiblir les contre-pouvoirs et en particulier la presse historique qui, dans le cas des États-Unis, constitue un des freins au « matamorisme » impulsif de Donald Trump. En Allemagne aussi, les attaques contre la presse « mensongère », un souvenir de l’époque nazie, ou en France, le dénigrement des « merdias » et de la « presstituée », ont un objectif stratégique : discréditer ceux qui décodent et dénoncent les mensonges des mouvements et des leaders populistes montants.

Les fake news sont aussi révélatrices de nos sociétés et de leurs dérapages. Elles font partie d’un univers numérique qui est en même temps fascinant et déstabilisant. Des mots comme phishing (hameçonnage), usurpation, hacking, bulle de filtres, témoignent de l’anxiété qui corrompt un monde numérique ne pouvant être naïvement décrit comme libérateur et responsabilisant.

Les fake news révèlent aussi l’état de l’opinion. Elles mesurent l’étendue de son savoir et son sens critique, ou son absence. Post-vérité, écrit le Dictionnaire d’Oxford, signifie que « des faits objectifs influencent moins la formation de l’opinion publique que des appels à l’émotion et à des croyances personnelles ». Un des problèmes provient du fait qu’une partie de l’opinion publique ne semble pas s’inquiéter des mensonges proférés par les personnalités qu’elle soutient. Le fact-checking (ou vérification des faits) se cogne contre un mur de méfiance et de de dogmes que l’exposé incontestable de faits vérifiés ne peut pas ébranler.

De manière beaucoup plus fondamentale, en tant que membre de commission de l’UE en charge de l’économie et de la société numériques, Mariya Gabriel a affirmé lors d’une interview avec Le Soir : « La désinformation est aussi un problème politique et sociétal. Ce sont les vulnérabilités de nos sociétés qui ouvrent la porte à la désinformation. Je fais référence aux inégalités, aux fractures sociales, à la défiance dans la société et au rejet des élites. »

Comment expliquer la résurgence, en particulier chez les jeunes, du conspirationnisme, d’un attrait pour des explications douteuses des événements ? Ce phénomène est le baromètre de la perte de confiance dans les institutions, pas seulement dans le système éducatif et dans les médias. Il devrait conduire à réfléchir sur les raisons profondes d’une telle désorientation et d’un tel désarroi. « Les fake news ne sont-elles pas un symptôme plutôt qu’une cause de l’effondrement de nos démocraties ? », interroge François-Bernard Huyghe, fondateur de l’Observatoire Géostratégique de l’Information en ligne (Paris).

Les fake news dévoilent aussi les vulnérabilités et les échecs de notre système médiatique. Elles devraient en fait sérieusement nous alerter sur les développements marquants d’un domaine qui est essentiel à notre démocratie.

Dans la mesure où elles sont décrites comme une information disséminée par des adversaires ou ennemis, l’attention portée aux fake news entraîne un autre risque : l’intolérance envers les sources d’information ou les opinions que nous n’apprécions pas ou que nous trouvons gênantes.

RT et Sputnik, par exemple, sont sans aucun doute des médias d’État, d’un état autoritaire, la Russie, qui a étranglé la liberté d’expression en son sein. Ils sont sans aucun doute les outils de la stratégie d’influence Russe visant l’Ouest. Mais devraient-ils pour autant être les cibles de mesures particulières qui visent à les exclure de l’agora démocratique ? Souvenons-nous que les états autoritaires, de même que les organisations terroristes ou d’extrême-droite, essaient systématiquement de démontrer que la démocratie libérale est une mascarade, un fin vernis recouvrant un système de domination et d’exploitation. Les interdire reviendrait à entrer dans un piège. Le risque de chasse aux sorcières n’est jamais loin.

L’évaluation rigoureuse de la portée des fake news est une précondition à toute réponse raisonnée et efficace. Les études ne s’accordent pas sur la place et l’impact réel des fake news. Leur mode de production, leurs stratégies de dissémination et la manière dont elles sont reçues devraient être étudiées de manière minutieuse et sereine.

L’appel à la responsabilisation des plateformes numériques paraît évident. Certains gouvernements ont mis Facebook, Twitter, YouTube, Google et d’autres sous pression afin de les pousser à contrôler ce qui demeure leur domaine privé et d’en éliminer les formes de désinformation les plus extrêmes. Mais il y a une limite et un danger : la conversion de ces plateformes en des censeurs privés, au-delà des normes et des garanties de la loi. Par exemple en septembre 2017, le World Socialist Website, un média trotskiste, a estimé avoir perdu 70 % de son audience issue de moteurs de recherches à cause d’une modification mise en place en avril par Google.

De tels risques impliquent le besoin de questionner sérieusement l’hégémonie de ces plateformes qui constituent une menace pour la démocratie autant ou peut-être même plus que les fake news.

Le fact checking est devenu un mot familier dans le journalisme. Il est surprenant qu’il puisse être présenté comme une forme particulière de journalisme alors qu’il devrait être un élément banal et évident de toute forme de journalisme. Le fact checking est indiscutablement encore plus indispensable aujourd’hui à cause du volume et de la vitesse de l’information, mais si l’objectif est de convaincre le crédule, il pourrait être inefficace puisqu’il est pratiqué par ces « sténographes du pouvoir » qui sont accusés par les populistes de cacher la vérité.

L’alphabétisation médiatique, encore une fois, est sans aucun doute un élément crucial. La majorité du grand public ne maîtrise pas les codes des médias. Elle ne reconnaît pas les bastions de certitudes dans lesquels ceux-ci s’enferment. Cette initiation aux médias doit néanmoins concerner tous les médias, y compris les jeux vidéos, et devrait commencer très tôt avec les jeunes enfants. Elle devrait aussi faire partie d’une approche plus complète à l’éducation en tant que telle, d’un système et d’un processus d’apprentissage permanent qui développe la pensée critique, le jugement et l’ouverture à la diversité des opinions dans toutes ses expressions. Coller des programmes d’alphabétisation médiatique sur des écoles dogmatiques ou en échec sera vain.

De même, soutenir les médias qui présentent un intérêt public semble essentiel. Aujourd’hui, dans de nombreux pays européens, les services publics de diffusion d’informations sont sur la défensive tout en adoptant eux-mêmes des pratiques populistes qui contredisent les valeurs qu’ils clament défendre. Cependant, lorsqu’ils sont bien conçus, protecteurs de la liberté, de l’indépendance et du pluralisme, ce soutien aux médias (publics ou privés) qui présentent un « intérêt public » peut réellement promouvoir des expériences et des initiatives qui vont à l’encontre des tendances de désinformation et de trivialisation. De telles mesures ne devraient pas profiter seulement à la presse historique, mais aussi au web où se déroulent la plupart des batailles pour la formation de l’opinion publique.

Enfin, la peur des fake news ne devrait pas devenir obsédante. Il ne faudrait sous-estimer ni la capacité des citoyens à identifier le faux, ni celle du journalisme à se renouveler comme cela a été démontré par le CIJI (Consortium International du Journalisme d’Investigation) au travers des formes révolutionnaires de ses projets de journalisme collaboratif transnational.

Cette peur ne devrait pas non plus faire « relativiser » l’obligation pour les démocraties de ne pas surréagir et la nécessité de rester fidèles à leurs principes les plus essentiels.

Il est devenu banal de citer la fameuse (et contestée) formule de Benjamin Franklin : « Ceux qui acceptent d’abandonner leur liberté fondamentale pour obtenir un peu de sécurité temporaire ne méritent ni l’une ni l’autre ». Il est devenu banal de la citer parce que la tentation de s’abandonner à la censure ou au contrôle est de plus en plus présente.

Source : Index, Jean-Paul Marthoz, 14-12-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.

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