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L’Argentine : Le gros lot pour les vautours (CADTM)

par Raf Custers 10 Février 2018, 09:00 Argentine Fond Vautour Prédation Capitalisme Libéralisme

L’Argentine : Le gros lot pour les vautours (CADTM)

Les fonds vautours ont une longue histoire de pratiques prédatrices envers les pays dits en développement, en particulier les pays classés pauvres et très endettés (PPTE). La Zambie est à cet égard un cas d’école. Mais aucun pays n’est épargné. L’Argentine, sur laquelle les fonds vautours se sont acharnés pendant plus de dix ans, en est la démonstration. Depuis la crise de 2007, ces fonds spéculatifs se sont également tournés vers l’Europe en spéculant sur la dette de la Grèce mais aussi sur les dettes privées.

C’est en 2007 que Wall Street ouvre les hostilités contre l’Argentine. Son outil : l’ATFA, l’American Task Force Argentina, un club dont l’unique objectif est de servir les intérêts de l’industrie financière contre l’Argentine, en particulier du fonds vautours Elliott Associates qui en est membre |1|. L’ATFA est étroitement liée à l’establishment étatsunien et au fonds vautour qui en est membre. Elle est présidée par Nancy Soderberg, ex-ambassadrice, et Robert Shapiro, lobbyiste devenu vice-secrétaire au Commerce à Washington en 1997. Parmi ses alliés les plus fidèles de la classe politique, on trouve les sénateurs Robert Menendez (Démocrate du New Jersey) et Marco Rubio (Républicain de Floride). L’ATFA se dit une « coalition ouverte » composée de contribuables, investisseurs, éducateurs, organisations agricoles, etc. Mais elle se réclame de nombreuses organisations qu’elle ne représente pas en réalité |2|

L’ATFA accuse l’Argentine de refuser de payer ses dettes. Pour mener à bien son entreprise, l’ATFA s’est efforcé de sensibiliser les principaux financiers et dirigeants politiques, en dépensant pas moins de trois millions de dollars dans son lobby contre l’Argentine depuis 2007 |3|. En avril 2007, le coprésident Shapiro rencontre des investisseurs allemands à Francfort. Ultérieurement, le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schaüble, sera cité par l’ATFA dans une publicité dans laquelle il dit que l’Argentine « vit au-dessus de ses moyens depuis des décennies et ne paye pas ses dettes ». |4|

Ce front composé de lobbyistes, de financiers et de personnalités politiques durcit ses positions à partir de 2012 lorsque l’Argentine est condamnée par un juge new-yorkais. Les sénateurs Menendez et Rubio supplient alors le gouvernement de Washington ‘d’assécher’ l’Argentine. Marco Rubio est issu du Tea Party, l’aile ultraconservatrice du parti républicain, et est actif entre autres dans la commission des Relations internationales du Sénat américain. Cela lui vaut l’estime du milliardaire Paul Singer. Quand Rubio se jette dans la campagne pour devenir le candidat à la présidence des républicains (et devient par la suite le challenger par excellence de Donald Trump), Paul Singer lui destine le gros de ses donations. Ainsi, le front « anti-argentin » est au complet : l’ATFA, associée au sénateur Marco Rubio, financée par Paul Singer. Ce dernier dirige l’offensive des fonds vautours contre l’Argentine. C’est lui qui possède le fonds d’investissement Elliot Management (premier ‘supporter de l’ATFA’), qui à son tour, possède NML Capital, le plus agressif des fonds vautours qui poursuit l’Argentine.


Sortir de la spirale

Après le défaut de l’Argentine sur sa dette en 2001, les présidents Nestor Kirchner (2003-2007) et Cristina Fernandez de Kirchner (2007-2015) doivent faire face à une multitude de créanciers, des institutions comme des entreprises, étrangers ou nationaux. En 2004 le secteur privé détient 55 % de la dette argentine, les créanciers bilatéraux 8 % et les créanciers multilatéraux 37 %.

Au cours du seul premier semestre 2016, l’Argentine paie 9 milliards de dollars aux fonds spéculatifs

Les Kirchners ne refusent pas de payer les dettes, mais ils veulent décider du rythme des remboursements. Le pays négocie avec ses créanciers privés en proposant en 2005 un plan de restructuration de sa dette. La proposition implique d’échanger les titres en suspension de paiement contre des nouveaux, avec une réduction de plus de 60 % de la valeur faciale. En contrepartie de la forte réduction de valeur, les autorités s’engageaient à honorer le remboursement de ces nouveaux titres et à garantir un taux d’intérêt intéressant qui, de plus, serait indexé à la croissance du PIB (voir l’encadré). Une deuxième restructuration a lieu en 2010. Durant ces deux négociations, la grande majorité des détenteurs d’obligations (92,4 %) accepte la proposition argentine.

Du fait notamment de ces restructurations, l’Argentine sort progressivement de la spirale de l’endettement et peut augmenter ses dépenses sociales. Rappelons que l’Argentine était confrontée à une grave crise en 2001 avec 45 % de la population qui était est sous le seuil de pauvreté. Le moratoire suivi de la restructuration de la dette étaient dès lors indispensable et c’est ce qui a justement contribué au redressement économique de l’Argentine et à la réduction du taux de chômage qui est passé de 21,5 % en 2003 à 7,9 % en 2008. Un premier jugement rendu aux États-Unis reconnaît d’ailleurs explicitement l’intérêt légitime de l’Argentine à restructurer sa dette |5| ; cette restructuration étant vitale « pour la santé économique du pays » |6|.

Début 2014, l’Argentine mène des négociations sur plusieurs fronts |7|. Au même moment, elle est en pourparlers avec la Banque mondiale, le FMI et le Club de Paris. Encore faut-il aussi régler le conflit avec l’entreprise espagnole Repsol. Celle-ci avait été expropriée par l’État argentin lors de la ‘nationalisation’ en 2012 de YPF, la société pétrolière argentine. En avril 2014, Buenos Aires accepte de payer à Repsol une indemnisation de 5 milliards de dollars.

Les campagnes de diffamation contre l’Argentine :
État voyou, mauvais payeur, refuge des narcotrafiquants...

Le gouvernement de Kirchner est présenté comme un « mauvais payeur », pire comme un « État voyou » selon les termes utilisés dans la recours de NML Capital contre loi belge devant la Cour constitutionnelle. Les fonds vautours vont même jusqu’à assimiler l’Argentine sous Kirchner à un refuge de narcotrafiquants, comme le montre cette affiche de campagne financée par ces fonds et publiée dans le New York Times en 2014.


Escadron de vautours

Reste à trouver un accord avec une minorité de créanciers qui refuse les restructurations. Ils représentent 7 % des créanciers privés. Ils tiennent à être remboursés pour la valeur totale de leurs créances. Ils sont appelés « hold-outs ».

La bataille est menée par une cohorte de vautours dont Paul Singer est le leader. Fin 2011, le juge Thomas Griesa, président d’une Cour d’un district à New York, plaide en leur faveur. Il reprend l’argument des fonds vautours qui prônent que l’Argentine aurait rompu ses contrats avec ses créanciers, et plus particulièrement parce qu’elle n’aurait pas respecté la clause « pari passu » qui mentionne que tous les créanciers doivent être traités sur un pied d’égalité. (voir l’encadré). Sur cette base, ce juge interdit à l’Argentine de rembourser les créanciers inclus dans les restructurations, tant que le pays n’accepte pas les exigences des vautours. Dans la pratique, le jugement de Griesa bloque ainsi complètement le règlement de la dette souveraine de l’Argentine. Lors du procès, le gouvernement Kirchner prend des initiatives pour arriver à une solution à l’amiable. En juin 2014, il réitère ses promesses de rembourser les dettes restructurées mais demande en même temps que le juge Griesa crée des conditions pour un dialogue avec les fonds vautours. Ce dernier n’en veut pas. Fin juillet, l’impasse est totale. L’Argentine est à nouveau notée ‘en défaut de paiement’ par l’industrie financière internationale, une décision à laquelle participe Elliott. (voir la partie I « les liens entre les fonds vautours et les autres acteurs de la finance » sur l’ISDA).


La file des spéculateurs s’allonge

Une fois installé à la présidence de l’Argentine fin 2015, Mauricio Macri cherche immédiatement à plaire aux fonds vautours et gagne la sympathie du juge américain Thomas Griesa. Il propose de rembourser aux « hold-outs » le montant total de ce qu’ils demandent moins une remise de 30 pourcent. S’ils acceptent, l’Argentine devra débourser 6,5 milliards de dollars. Le juge Griesa réagit le 19 février 2016. Pour un juge, ses propos sont hautement politiques. Il estime que l’Argentine dispose, avec Macri, d’un partenaire fiable pour les marchés financiers.

Il est plus qu’évident que l’Argentine y perd lourdement. Non seulement la facture à payer aux fonds vautours a quadruplé (de 1,3 à 4,65 milliards de dollars), mais d’autres fonds ont rejoint ces spéculateurs devant le guichet de paiement. Ils estiment qu’ils ont droit au même traitement que les vautours. Cela leur est accordé. Au cours du seul premier semestre 2016, l’Argentine paie déjà 9 milliards de dollars aux fonds spéculatifs |8|. À la suite de cette capitulation, l’Argentine peut à nouveau emprunter sur les marchés financiers mais à quel prix... Pour porter le fardeau des fonds vautours, Macri endette à nouveau son pays.

Pari-passu : la clause de tous les dangers !

La clause pari passu signifie sur un pied d’égalité. À l’origine, l’insertion de cette clause dans un contrat entraîne pour le débiteur l’obligation de ne pas modifier ultérieurement les conditions accordées initialement aux premiers créanciers ayant accepté une restructuration de dettes. Le sens juridique de cette clause n’avait jamais été remis en question jusqu’aux procès intentés par les fonds vautours à la fin des années 1990. Dans un arrêt du 26 septembre 2000 |9|, la Cour d’appel de Bruxelles adopta, en effet, une tout autre interprétation de la clause, très favorable aux fonds vautours, dans une affaire opposant le fonds Elliott au Pérou |10|. Cette nouvelle interprétation, reprise par le juge new-yorkais Grisea dans le procès contre l’Argentine, consiste à dire que la clause pari passu interdit à un débiteur de payer un groupe de créanciers sans payer simultanément les autres groupes au prorata des créances détenues.

En particulier, cette interprétation contraindrait soit à rembourser à la valeur d’origine des créanciers ayant refusé de participer à la restructuration, soit à ne rembourser aucun des créanciers. Le nouveau sens donné à cette clause donne donc aux créanciers minoritaires qui refusent de négocier, dont font partie les fonds vautours, le droit de se faire rembourser à 100 % de la valeur nominale des titres, plus les intérêts, et de bloquer la mise en oeuvre de la restructuration des dettes acceptée par la majorité des créanciers. Dans le procès contre l’Argentine, le juge new-yorkais a repris cette interprétation de la clause pari passu héritée de la justice belge. Se faisant, il renforce considérablement la position des fonds vautours et réduit l’incitation des créanciers à participer, à l’avenir, à des restructurations de dette.

Bien que le jugement new-yorkais contre l’Argentine ne concerne a priori que les contrats obligataires régis par le droit new-yorkais (qui est le droit privilégié dans les contrats au niveau mondial), l’interprétation profonds vautours de la clause pari passu pourrait créer un précédent dans d’autres juridictions. L’introduction des Clauses d’action collective (CAC) dans les contrats ne permettra pas d’y remédier (voir la partie III sur les fausses alternatives).


Les fonds vautours ne sont pas les seuls gagnants de la restructuration de la dette argentine

La banque BNP Paribas, qui a aussi refusé la restructuration, a reçu 52,4 millions de dollars ; ce qui représente 150 % de la valeur nominale des créances qu’elle détenait sur l’Argentine.

Les États membres du Club de Paris ont fait payer au gouvernement argentin sous Kirchner 9,7 milliards de dollars, dont 3,6 milliards correspondent à des intérêts sur les arriérés... portant sur des dettes frauduleuses héritées de la dictature.

Même les 93 % des créanciers qui ont négocié avec l’Argentine sont gagnants, car leurs pertes ont été compensées rapidement grâce à la clause de l’accord prévoyant le versement de dividendes annuels indexés à l’évolution du PIB argentin, comme le soulignent plusieurs études universitaires |11|.

Pour le CADTM, le gouvernement argentin aurait dû refuser toute négociation compte tenu de la nature illégale et illégitime de la dette que les fonds vautours ont rachetée. Le jugement Olmos rendu par un tribunal fédéral argentin en 2000 avait dénombré pas moins de 477 délits dans la formation de la dette contractée depuis l’arrivée de la dictature militaire en 1976 |12|. Le gouvernement était donc fondé légalement à répudier ces dettes, ce qu’il n’a malheureusement pas fait.


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète

 

Notes

|1| Ce texte est une version réduite de l’article portant le même titre paru dans Gresea échos n°87, septembre 2016 : « Le virage à droite en Argentine », http://www.gresea.be/spip.php?artic...

|2| Wall Street Journal, Eastern edition [New York, N.Y], Dugan, Ianthe Jeanne, Argentine Lobby Mystifies ‘Members’, 15 octobre 2012, disponible en ligne à l’adresse : http://www.wsj.com/articles/SB10000...

|3| Center for Economic and Policy Research, Farmer, Education Groups to Anti-Argentina Lobby : “Uh, Who Are You ?”, 18 octobre 2012, disponible en ligne à l’adresse : http://cepr.net/blogs/theamericas-b...

|4| A model of unsoundness, publicité payée par la American Task Force Argentina, dans le Financial Times du 24 septembre 2014.

|5| Marcus Miller and Dania Thomas, Sovereign Debt Restructuring : The Judge, the Vultures and Creditor Rights, 30 WORLD ECON. 1491, 1500 (2007).

|6| EM Ltd. v. Republic of Argentina, 131 F. App’x 745, 747 (2d Cir. 005). Traduction libre de “the economic health of a nation”.

|7| Laborda, Guillermo & Jimenez, Pablo, El sector que remarque tendra un urgente apertura de importaciones, Ambito, le 27 janvier 2014

|8| Le montant est mentionné dans la biographie de l’avocat Daniel A. Pollack, désigné par la justice américaine comme intermédiaire pour boucler le conflit avec les fonds spéculatifs. Voir : http://www.mccarter.com/Daniel-A-Po...

|9| Court of Appeal of Brussels (8th Chamber), 26 September 2000, General Docket n° 2000/QR/92, unpublished.

|10| Le Pérou a lancé en octobre 1995 une offre de restructuration de prêts garantis des banques Banco de la Nacion et Banco Popular del Peru. Quatre mois plus tard, le fonds Elliott Associates a racheté auprès de deux banques internationales des prêts d’une valeur faciale de 20,7 M$ au prix de marché de 11,4 M$. Refusant de participer à l’offre d’échange, Elliott a ensuite engagé des poursuites contre le Pérou devant les tribunaux new-yorkais, réclamant le paiement à 100 % des prêts achetés. Un jugement favorable rendu par ceux-ci en juin 2000, octroyant à Elliott une compensation de 55,7 M$, lui permit d’obtenir auprès des juges bruxellois un ordre d’astreinte destiné à empêcher le Pérou de payer les créanciers ayant accepté la restructuration, en bloquant notamment les transferts de fonds devant s’effectuer via la chambre de compensation Euroclear. Devant le risque de défaut que faisait peser cette astreinte, le Pérou choisit finalement de dédommager Elliott, mettant ainsi un terme aux poursuites. La cour belge est depuis revenue sur l’interprétation promue par Elliott dans d’autres procédures : voir Republic of Nicaragua v. LNC Investments LLC, General Docket No. 2003/KR/334 (Ct. App. Brussels, 9th Chamber, March 19, 2004).

|11| Voir entre autres Martin Guzman, An Analysis of Argentina’s 2001 default resolution, CIGI Papers N°. 110, octobre 2016, https://www.cigionline.org/sites/de...
Voir Juan J. Cruces et Tim R Samples, Settling Sovereign Debt’s “Trial of the Century”, 28 janvier, 2016, Emory International Law Review, pp.18 et 19, disponible en ligne à l’adresse : http://papers.ssrn.com/sol3/papers....

|12| Voir : http://www.cadtm.org/Deuda-externa-de-la-Argentina

 
 
Raf Custers

Gresea asbl (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative) http://www.gresea.be

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