Émancipation de la femme : l’Arlésienne algérienne
Par Sarah Haidar
Middle East Eye
C’est un secret de polichinelle : en Algérie, le 8 mars est passé d’une « Journée internationale de lutte pour les droits des femmes » à une « fête de la femme ». Euphémisation et perversion du sens.
Comme dans la plupart des régimes autoritaires, la femme est au centre des enjeux politiques en Algérie : son rôle traditionnel de faiseuse de générations futures et de gardienne du temple en fait une cible de choix pour le pouvoir et les forces rétrogrades qui agitent la société.
L’année 1984 où le Code de la famille a été promulgué, faisant de la femme une éternelle mineure, n’est pas une date anodine. C’est à cette époque charnière de l’Histoire de l’Algérie qu’a réellement débuté la partie de cartes obscène entre le régime et les islamistes. Le premier pensant calmer les ambitions politiques des seconds au moyen de concessions toujours plus importantes, la femme en fit naturellement les frais.
Obsession idéologico-sexuelle pour les courants conservateurs et obscurantistes, ciment social destiné à entretenir et renforcer l’obéissance au pouvoir central, elle devint ainsi un champ de bataille et un objet de négociations entre les deux.
Aidés par le penchant naturel de la société algérienne à s’agglutiner au radeau traditionaliste et religieux, notamment dans ses périodes de doute et de naufrage moral, le pouvoir et les islamistes travaillent en effet main dans la main pour neutraliser la potentielle menace politique et idéologique que la femme pourrait représenter.
Obsession idéologico-sexuelle pour les courants conservateurs et obscurantistes, ciment social destiné à entretenir et renforcer l’obéissance au pouvoir central, la femme devint un champ de bataille et un objet de négociations entre les deux
Au-delà de leur statut classique, et souvent illusoire, d’ennemis irréconciliables, ils sont parvenus à s’entendre sur l’importance vitale de verrouiller les espaces d’expression et d’émancipation de la femme algérienne.
D’abord par l’école, véritable incubateur de cerveaux arriérés et cimetière de l’esprit critique, recyclant dans un cadre pseudo-pédagogique la violence et la misogynie contenues dans le dogme religieux ; ensuite, par les instruments législatif et juridique qui vous façonnent un pays à mi-chemin entre la théocratie et la République, où sévissent des lois religieuses en même temps que des codes et procédures bureaucratiques et centralisateurs copiés sur le jacobinisme français.
La rue, elle, est livrée aux intégristes, dont la force d’organisation et de mobilisation forcerait presque le respect : médias, mosquées, associations, administration, tribunaux, réseaux sociaux, foyers et même les forces de l’ordre sont gagnés par ce courant jadis associé à la terreur et au sang des 200 000 victimes de la « décennie noire ». Totalement blanchi et banalisé aujourd’hui, son visage aux traits inquisiteurs se confond presque avec celui de la société.
Pis encore, ce système bicéphale d’abrutissement des masses par le bâton d’un côté et l’opium de l’autre trouve un soutien contre-nature chez l’une de ses premières victimes : la femme ! L’existence de longue date du mouvement féministe et le travail acharné des associations pour pallier au plus urgent tout en militant pour l’égalité citoyenne ne sauraient en effet voiler l’implication active de millions de femmes algériennes dans le maintien du statu quo patriarcal.
Pis encore, ce système bicéphale d’abrutissement des masses par le bâton d’un côté et l’opium de l’autre trouve un soutien contre-nature chez l’une de ses premières victimes : la femme !
C’est ce rôle d’épouse et de mère de la femme algérienne, travaillée à la fois par une profonde foi religieuse et un traditionalisme entêté, qui est défendu dans sa rigidité la plus effarante par l’État et les islamistes. Et l’on a pu juger à moult reprises de l’efficacité de la manœuvre, notamment en découvrant en 2015 les résultats d’une étude réalisée par le ministère algérien de la Santé en collaboration avec l’UNICEF, révélant que 59 % des femmes algériennes approuvaient les violences conjugales.
L’on peut aussi le palper au quotidien en voyant ces mères de famille transmettre à leurs enfants une espèce de génétique de l’inégalité en cultivant le culte de la soumission chez les filles et la doctrine de la supériorité chez les garçons.
Et lorsque certaines se révoltent et parviennent à défier famille, entourage et société pour arriver enfin chez celui qu’elle croit être leur sauveur, en l’occurrence l’État, celui-ci les renvoie illico presto à leur statut de sous-citoyenne.
Récemment, une juge d’une cour correctionnelle dans la banlieue d’Alger sermonnait ainsi une jeune fille de 16 ans, victime d’un détournement de mineur. La magistrate se disait choquée par ses « mœurs dissolues et sa mauvaise éducation » et la tenait pour responsable de « la vie brisée d’un jeune homme de bonne famille » qui passera quelques mois en prison à cause de sa frivolité à elle, l’adolescente diabolique !
En refermant son dossier, elle passe à une affaire de mari violent enfin dénoncé par son épouse, qui encaisse les coups depuis vingt ans. Après un long discours sur la sacralité des liens du mariage et de la cellule familiale, la juge conseillera à la victime de chercher d’autres solutions et la renverra chez-elle auprès de son bourreau.
Au-delà de ce genre de chroniques judiciaires qui pullulent dans nos tribunaux, il n’est jamais inutile de rappeler que les banques algériennes rejettent toujours la signature de la mère pour l’ouverture d’un compte-épargne pour ses enfants mineurs ; qu’une mère n’a pas le droit de signer et de retirer le passeport de ses enfants ; qu’elle n’est en réalité qu’un demi-parent aux yeux de la loi alors que paradoxalement, elle se doit d’endosser la cape de la super-maman responsable de tout aux yeux de la société !
L’État algérien peut ensuite se targuer de promulguer une loi réprimant les violences faites aux femmes, alors qu’il prend soin de prévoir l’abandon des poursuites et l’extinction de l’action publique en cas de « pardon » de la victime ; il peut également compter sur ses petits fonctionnaires zélés pour faire de ladite loi une coquille vide.
Tout porte à croire que malgré son apparente résignation à son statut amoindri par l’arsenal juridique et le sexisme ambiant, la femme constitue toujours en Algérie une menace pour l’ordre établi et l’immobilisme général
La fermeture récente des locaux de deux associations féministes qui font un travail remarquable sur le terrain à Oran n’en est que la parfaite illustration : à l’heure où le front social prend feu de toute part et que le régime, plus que jamais acculé, s’enfonce dans une politique de la terre brûlée, ce geste répressif digne des plus grandes dictatures renseigne sur sa crainte, à la veille du 8 mars, de voir cette journée reprendre littéralement ses droits et redevenir le rendez-vous des luttes après avoir été longtemps maquillée en fête folklorique à haute dose de cosmétiques, de brushings et de bouquets de roses !
L’État surestime-t-il ces organisations qui parviennent à peine à accompagner certaines victimes dans leur reconquête de la dignité, pendant que des associations islamistes organisent régulièrement des « happenings » destinés à voiler les fillettes et les femmes sans jamais être inquiétées ? Ou bien s’agit-il de mesures restrictives procédant d’une strangulation programmée de la société civile ?
Une semaine après leur mise sous scellés, qui a provoqué une vague d’indignation et de soutien en Algérie, les deux associations ont finalement rouvert leurs sièges lundi dernier par décision du même préfet qui avait ordonné leur fermeture ! À travers ce rétropédalage, l’on peut prendre toute la mesure des inquiétudes qui agitent les plus hautes sphères du pouvoir mais aussi déceler un exemple concret du caractère trouble et volontairement instable de leurs rapports à la question de la femme.
Ainsi, tout porte à croire que malgré son apparente résignation à son statut amoindri par l’arsenal juridique et le sexisme ambiant, la femme constitue toujours en Algérie une menace pour l’ordre établi et l’immobilisme général. Il reste à espérer que les craintes du pouvoir central soient fondées et que l’éveil soit pour bientôt !
- Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
Photo : une Algérienne regarde travailler des experts en sécurité et explosifs sur le site d’une explosion qui a visé un poste de police à Reghaïa, à 30 km à l’est d’Alger, le 30 octobre 2006 (AFP).