Francophonie : la langue des armes
Par Mathieu Lopes
Billets d'Afrique, mai 2017
La Francophonie n’est pas qu’un outil de rayonnement culturel pour la France. Elle permet aussi de développer sa domination militaire et d’ouvrir des marchés pour l’industrie de l’armement.
En novembre 2014, à Dakar, le colloque du Front contre le sommet de la Francophonie qui devait se tenir à l’université Cheikh Anta Diop était interdit. Ses organisateurs avaient alors réagi dans une tribune dénonçant la Francophonie comme « un instrument de la Françafrique ». Ils y rappelaient les dégâts concrets de l’expansion culturelle française : « pour l’Afrique, ce que l’on appelle pudiquement la francophonie consiste d’abord en l’imposition de la langue française comme unique langue officielle, donc d’administration et d’enseignement dans des pays où seule une infime minorité dominante en possède la maîtrise, créant ainsi un fossé insurmontable entre les élites et les masses. » Ils poursuivaient : « l’aliénation culturelle que cela implique se double d’une politique de domination militaire » et dénonçaient « l’objectif sécuritaire calqué sur l’agenda de l’Etat français » du sommet officiel.
Pax francophonia
En plus de l’agenda politique du sommet, cette même année, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), lançait le Réseau d’expertise et de formation francophone pour les opérations de paix (REFFOP). Ce réseau vise notamment à « favoriser l’usage de la langue française dans les opérations de paix et d’y renforcer la participation des francophones ». La grande majorité des structures de formation membres du REFFOP se trouvent dans les pays d’Afrique francophone. Le site internet communique fièrement sur la hausse de la participation des troupes francophones aux opérations onusiennes, et rappelle d’ailleurs utilement que si les « États francophones du Nord » sont les principaux contributeurs sur le plan du financement, de la formation et de l’équipement, ce sont les « États du Sud » qui fournissent l’essentiel des troupes sur le terrain.
Au regard de la prédominance du commandement français de ces opérations (à commencer par l’hégémonie tricolore à la tête du Département des opérations de maintien de la paix à l’ONU [1]), cette répartition des tâches n’est pas sans rappeler celle de l’armée coloniale, où les tirailleurs africains, commandés par des officiers français, formaient le gros des troupes.
Parlons la même langue…
Une activité importante du REFFOP est la diffusion du « Français langue militaire » (FLMi) par le biais d’une méthode intitulée En avant !. Lancée en 2010 par la Direction de la coopération de sécurité et de défense (direction du ministère français des affaires étrangères), elle fournit des rudiments permettant à des troupes ne maîtrisant pas le français une « interopérabilité » avec des militaires francophones. Au-delà d’une pittoresque version numérique diffusée sur le site du REFFOP, la méthode En avant ! est surtout enseignée dans les centres de formation des différents pays. Le scénario proposé par la méthode est sans ambiguïté sur la cible principale de ces cours : on y suit un groupe d’officiers africains engagés dans une opération au « Canara », un pays fictif.
Une discipline coloniale
L’enseignement du FLMi connaît ainsi un renouveau, après le Règlement pour l’enseignement du français aux militaires indigènes en 1926, né de la volonté de mieux faire comprendre les ordres des officiers français aux militaires colonisés après l’expérience de la première guerre mondiale. Brice Poulot [2] mentionne également « La méthode Mamadou et Bineta utilisée pour l’apprentissage du français qui avait été écrite dans les années 1930 par un instituteur, servait de référence aux tirailleurs. Chacun devait en posséder une dans sa musette. » À l’époque déjà les objectifs étaient clairs : « comme le signale Michel Bodin, « le respect des consignes, la compréhension des ordres, et la rapidité de leur exécution, confèrent à toute armée une grande part de son efficacité ». C’est pourquoi l’armée a, par nécessité opérationnelle, largement contribué à la diffusion du français […] Les mythes de l’universalisme républicain et de l’humanisme colonial français s’évaporent face au pragmatisme des besoins opération-nels militaires de la métropole. » [3] Lors de la guerre d’Indochine, l’armée française déplora ainsi le faible niveau de français des soldats africains et il y eut alors « un regain d’intérêt pour la question de l’enseignement du français aux troupes africaines ».
La Francophonie des puissances
Aujourd’hui, l’intérêt de l’OIF pour les « opérations de paix » et la diffusion de la francophonie parmi les armées du monde ressemble à un nouvel outil au service des ambitions militaires de la France. En 2008, Bernard Cazeneuve, alors député, y voyait une manière de « multilatéraliser nos interventions », tout en s’inquiétant : « Il ne faut pas que nos actions autour et sur la base de l’OIF pour favoriser le développement du maintien de la paix soient perçues par nos partenaires comme une manière, détournée, de revenir à une prédominance française »5. Le député devenu ministre semble là s’inquiéter plus de l’image que de la réalité.
Dans une étude conjointe de l’IRSEM et de l’OIF [4], le constat est fait que ce sont « les autorités militaires francophones des pays développés » qui sont à l’initiative « de nombreuses actions afin de conforter le rayonnement militaire du français à l’international. » Cette étude défend l’idée que la Francophonie peut être utilisée comme moyen de « profondeur stratégique », terme qui désigne « un ensemble de ressources sur la base desquelles un acteur international peut s’appuyer en vue de mettre à distance une menace. [ …] Il ne s’agit pas de contrôler directement un territoire mais de tisser un ensemble de relations et de partenariats à l’étranger. » Un article donne en exemple le cas du Canada qui est intervenu en Haïti sous l’étiquette de l’OIF, notamment pour des « enjeux de sécurité intérieure au Canada ». « La communauté haïtienne est déjà très présente sur le sol canadien mais éprouve de très grandes difficultés socio-économiques. L’essor de la criminalité en Haïti via les trafics de tous ordres (drogues, armes, humains) a des incidences directes sur la situation du Canada. En d’autres termes, l’implication du gouvernement canadien en amont, sur le sol haïtien, entend « mettre à distance » la diffusion de ces processus conflictuels. » L’auteur relève que « l’OIF, qui compte en son sein de nombreux pays d’Afrique, bénéficie indéniablement d’une perception positive de la part des autorités publiques de la « première République noire de l’Histoire », qui peuvent se montrer très sourcilleuses de la défense de leur souveraineté dans le cadre de relations bilatérales classiques. » [5] L’OIF apparaît alors comme un paravent bien pratique pour les puissances francophones.
Enjeux sonnants et trébuchants
En plus d’une plus grande capacité de commandement de troupes étrangères par des pays francophones, la diffusion du français militaire est indéniablement un moyen de puissance culturelle. « Au croisement entre le soft power (ou puissance douce) et le hard power (ou puissance coercitive), la formation en langue des armées constitue le transmetteur de savoirs au sein du triptyque armée, langue, culture. » [6]L’auteur relève que si les moyens alloués aux réseaux culturels baissent, la multiplication des interventions militaires françaises participent « à la propagation du français en tant que langue de communication civile et militaire. »
Mais il y a aussi un intérêt direct pour les ventes d’armes françaises : « Il existe un lien réel entre la francophilie d’une armée étrangère (ou du moins de son état-major) et la provenance de son matériel de défense. Certains affirment que le matériel de défense des pays francophones (au premier rang desquels la France) s’exporte mieux dans un pays francophile. »Et l’auteur d’ajouter, manifestement très concerné : « Il nous appartient aujourd’hui d’inciter les grands groupes de défense à dominante francophone à s’intéresser de près à l’action du FLMi. » Total (au Liban) ou Thalès (au Chili ou auprès d’étudiants de pays émergents) ont ainsi investi dans l’enseignement du français auprès des armées.
La Francophonie apparaît donc non seulement comme un moyen de puissance culturelle, mais aussi militaire et économique : tirant sa source de la période coloniale, la diffusion du français militaire permet de faciliter « l’interopérabilité » des troupes internationales (et donc leur commandement par des officiers français par exemple), mais est aussi considéré comme un avantage pour les ventes d’armes. « Il convient désormais d’observer que les pays francophiles ont été conquis par les cultures véhiculées par le français, à l’inverse de la majorité des pays francophones qui, aux siècles précédents, ont été conquis par les armes ». Instrument de conquête de puissance sur de nombreux plans, la Francophonie joint l’utile à l’agréable pour les tenants de la domination française.
[1] Voir Billets n°204 (juillet 2011) et n°265 (février 2017) et, sur le commandement français de l’opération de l’ONU au Mali, Billets n°227 (septembre 2013)
[2] Brice Poulot, « L’enseignement du français aux troupes coloniales en Afrique », Revue historique des armées, 265
[3] Ibid.
[4] Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Étude n°26 Francophonie et profondeur stratégique, 2013. La lecture de l’ensemble de cette étude est conseillée pour comprendre comment peut être envisagée la francophonie dans les milieux militaires.
[5] Stéphane Jans, « L’implication du Canada en Haïti, illustration de la francophonie comme profondeur stratégique »
[6] Brice Poulot, « Le français langue militaire, instrument de la profondeur stratégique de la francophonie ».