Ras Doumeira, nouvelle possession française ?
Par Bob Woodward
Decryptnewsonline.com
La tension monte entre Djibouti et l’Erythrée depuis le retrait le 16 mai 2017 des observateurs du Qatar, déployés depuis 2010 le long de la frontière entre les deux pays. Les troupes d’observation qataries ont quitté Ras Doumeira, un promontoire stratégique sur la mer Rouge que se disputent l’Erythrée et Djibouti. Une vieille dispute territoriale qui a donné lieu en 2008 et en 2010 à des combats meurtriers.
Dans un communiqué, le Qatar avait informé le gouvernement de Djibouti du retrait de toutes ses troupes déployées à la frontière avec l’Erythrée.
Cela fait suite à la prise de position d’Asmara en faveur des Saoudiens, dans le conflit qui oppose Ryad et Doha, provoquant la colère du Qatar.
Le 15 juin 2017, le ministre djiboutien des Affaires étrangères Mahmoud Ali Youssouf a accusé Asmara de «déployer ses forces» dans la région de Doumeira. Une réunion du conseil de sécurité s’est tenue à la demande de l’Ethiopie (membre non permanent).
Addis-Abeba qui a signé en 2016 un accord de défense avec Djibouti pourrait être pris par l’engrenage des alliances, dans un nouveau conflit.
L’Ethiopie, ennemi de longue date de l’Erythrée, pourrait réagir en cas d’attaque contre Djibouti, provoquant un nouvel embrasement de la Corne d’Afrique.
Le président de la commission de l’Union Africaine, Moussa Faki Mahamat, a appelé au «calme et à la retenue» et proposé d’envoyer une mission à la frontière. Le conseil de sécurité a exhorté à résoudre pacifiquement le différend territorial, en posant «des mesures de confiances».
Djibouti, qui abrite des bases militaires française, américaine et bientôt chinoise, bénéficie d’un soutien diplomatique de poids. L’Erythrée, en revanche, est largement considérée comme une dictature et un Etat paria tandis que le port de Djibouti sert de débouchés aux importations et exportations de l’Ethiopie, ennemi régional de l’Erythrée. Selon l’accord de défense conclu à son indépendance en 1977, les militaires français ont l’obligation de défendre l’intégrité territoriale de Djibouti.
A lire les télégrammes de la diplomatie américaine, il apparaît que les Français sont très mal à l’aise avec cet aspect des accords de défense avec les pays du pré-carré. Ce serait en fait la principale raison de leur révision – imminente dans le cas de Djibouti, (le Somaliland français comme disent les Américains), surtout dans un contexte de conflit frontalier avec l’Érythrée. Ces nouveaux accords imiteront-ils le programme de coopération américain ? Celui-ci ne prévoit en effet aucun engagement militaire en faveur du pays hôte mais seulement une meilleure surveillance des frontières.
Malgré les rencontres hebdomadaires entre le commandant de la base française et l’ambassade américaine à Djibouti, la cohabitation n’est pas toujours simple : « la présence des Chinois, Libyens, Russes, Français et autres nations, avec une longue histoire d’opérations d’espionnage, est un indicateur clair que la probabilité du lancement d’une telle attaque est plus grande que jamais ».
Rappelons qu’en avril 2008, un incident frontalier meurtrier éclate entre Djibouti et l’Érythrée. Officiellement, les militaires français se sont contentés d’un soutien logistique avec près d’une centaine de légionnaires contrairement à 1996 où ils avaient fait le coup de feu, à la suite, déjà, d’une incursion érythréenne en territoire djiboutien. L’Érythrée avait brandi une carte italienne de 1935 incluant la région de Ras Doumeira dans ses frontières. En effet, l’accord « Laval-Mussolini », signé à Rome en janvier 1935 prévoyait de céder cette région aux Italiens. Bien que ratifié par le parlement français, il a avorté puisque jamais soumis aux parlementaires italiens. L’accord reconnaissait la souveraineté italienne sur la péninsule de Ras Doumeira et sur l’île de Doumeira, dans le détroit de Bab el Mandeb, c’est-à-dire l’entrée sud de la mer Rouge.
En échange, l’Italie renonçait secrètement à fortifier l’île ainsi qu’à ses prétentions sur le chemin de fer Djibouti- Addis Abeba. L’Erythrée et Djibouti ont donc hérité d’un conflit frontalier franco- italien jamais tranché et ravivé par le fait que l’approvisionnement de l’ennemi éthiopien passe par le port de Djibouti.
Mais le plus détonant tient en quelques lignes du câble 08STATE62585 du Département d’État américain : « La France a un traité de défense mutuelle avec Djibouti et est préoccupée par l’agression érythréenne et son obligation de défendre Djibouti qu’elle pourrait déclencher selon ce traité. La France prétend aussi ne pas avoir renoncé à sa revendication sur l’île de Doumeira, une revendication au mieux légalement ténue. En raison de ces préoccupations, la France tente de résoudre la situation discrètement, sans l’implication du Conseil [de Sécurité de l’ONU]. » Au grand dam des autorités djiboutiennes, et malgré la persistance du conflit territorial et l’entêtement érythréen à refuser toute négociation, la France a effectivement toujours traîné des pieds pour s’engager sur le terrain tout comme dans les projets de résolution onusienne.
La dernière résolution, adoptée en décembre 2009, soutenue par l’Union africaine et l’administration américaine plus que par les Français, impose un embargo et des sanctions à l’Erythrée.
Malgré son adoption, et peut-être informée d’une revendication secrète de la France sur l’île de Doumeira, le ministère des Affaires étrangères djiboutien a distribué en février 2010 une brochure intitulée « La souveraineté de Djibouti sur le Ras Doumeira et l’île de Doumeira ». Devant les Américains, la diplomatie djiboutienne s’en prend vertement à la France : « La France a, depuis le début de la crise, joué un rôle extrêmement négatif au détriment des intérêts vitaux de la République de Djibouti à Ras Doumeira et sur l’île de Doumeira. […] Cette attitude incompréhensible de la France, allié historique et soutient prétendument indéfectible de la République de Djibouti dans de telles circonstances, a profondément déçu le gouvernement et le peuple de Djibouti et risque d’affecter de façon irrémédiable des intérêts commun des deux pays » .
Revenons à l’histoire…Les Français, quoique bâtisseurs du Canal de Suez, sont en retard, même si les richesses de l’Abyssinie et leur caution chrétienne ne leur ont pas échappé. Ce n’est qu’en 1888 qu’ils ouvrent un port de charbonnage à Obock, et ils se résignent à passer par Perim, donc par Londres, pour leurs liaisons télégraphiques. Mais il va (enfin) falloir tenir compte des conditions locales : outre que le charbon y revient plus cher qu’à Aden, et que l’eau y est trop sulfureuse, Obock n’est pas le terminus d’une grande piste caravanière drainant l’arrière-pays (essentiellement en esclaves) et l’irriguant en retour (de sel et d’armes). Il va donc falloir chercher ailleurs et, pour cela, traiter avec les sultans locaux.
Ces négociations vont aboutir à la première territorialisation de cet espace que l’on disait indifférencié. La France et la Grande Bretagne tracent entre elles, le 8 février 1888, la première frontière dans la Corne : « Les protectorats exercés par la France et la Grande Bretagne seront séparés par une ligne droite (sic) partant d’un point situé en face du puits d’Hadou, et dirigée sur Abassaouen en passant à travers des dits puits ; d’Abassaouen la ligne suivra les routes des caravanes jusqu’à Bia Kabouba, et de ce dernier point elle suivra la route des caravanes de Jerbal à Harrar. »
La France va peu à peu abandonner le point-lieu Obock (300 habitants en 1894) pour le point-lieu Djibouti, dont le site n’est guère plus intéressant en termes d’eau profonde, mais qui peut devenir un vrai port moyennant la construction d’une digue en madrépore. Ainsi Djibouti, gros village de 4 000 hbt, devient-il chef-lieu – doit-on souligner ? – de la Côte française des Somalis le 20 mai 1896, appellation étrange quand on sait que le peuplement en est majoritairement afar. Parallèlement, on poursuit la « territorialisation » en dessinant au nord en 1901 une nouvelle ligne de démarcation pour séparer la France de l’Italie (qui s’intéresse à l’Erythrée). Cette frontière est parfaitement « naturelle » puisqu’elle suit la ligne de partage des eaux à partir de l’extrémité du ras Doumeira. Ce faisant, elle coupe en deux le sultanat de Rahayto…La France souhaite-t-elle récupérer l’île de Ras Doumeira en laissant pourrir le conflit entre l’Erythrée et Djibouti ?
Bob Woodward