Retour sur une histoire qui saigne encore, celle des années 60
Le carnet de Colette Braeckman
En marge des historiens professionnels, des chercheurs indépendants, profitant de l’ouverture des archives, continuent à porter les projecteurs sur les zones d’ombre des années 60, qu’il s’agisse des journées tragiques qui suivirent la proclamation de l’indépendance et de l’intervention de l’armée belge, ou des rébellions qui débouchèrent sur l’intervention des paras belges à Stanleyville en 1965.
C’est ainsi que Hugues Wenkin, spécialiste militaire, a publié aux éditions Weyrich un livre à la fois très beau, très émouvant et aussi très dérangeant. (1) Un très bel ouvrage, bien édité et illustré, l’auteur ayant eu accès a des photos d’archives inédites, à des récits consignés dans des carnets de notes personnels, à des souvenirs recueillis in extremis auprès des derniers témoins. On redécouvre ainsi toutes les facettes de la présence militaire belge au Congo en 1960, l’importance des bases militaires, l’encadrement de la Force publique dont les soldats, bien formés, n’hésitèrent cependant pas à barrer la route aux militaires belges envoyés depuis Bruxelles pour mater les troubles.
L’auteur rappelle aussi les frustrations de ces soldats qui avaient le sentiment d’être négligés par rapport aux politiques, ce qui déboucha sur la révolte, la violence, la répression. Photos et témoignages à l’appui, l’auteur raconte l’ambiance de cette « fin d’empire », les efforts déployés par Lumumba et Kasa Vubu pour reprendre le contrôle de la situation, le rapatriement des Belges, qui a tellement marqué les esprits en métropole…Il relate aussi avec précision comment, à Bruxelles, les « faucons « l’emportèrent, menant à l’attaque is à l’occupation du port de Matadi.
Cartes à l’appui, l’auteur relate une opération militaire de grande envergure, où les troupes belges sont confrontées à une sérieuse résistance et où l’assaut de la cité portuaire se traduit aussi par un bain de sang. Cette « opération Camoëns » se solde par un bilan désastreux : non seulement Matadi doit être évacuée et sera mise à sac, mais l’attaque embrasera tout le Congo, provoquera l’emballement de la crise et le pire scenario possible, l’exode des Belges.
Qui prit la décision d’attaquer Matadi ? Pourquoi les faucons l’ont-ils emporté à Bruxelles ? La question demeure ouverte car, au cours de ses investigations, Wenkin a découvert que, curieusement, des pages manquaient dans les archives, celles qui concernaient l’attaque sur Matadi…Ce qui a incité le député Ecolo Hellings à poser une question parlementaire sur le sujet…
Voyage au cœur des rebellions
Quant au chercheur Ludo de Witte, il avait déjà défrayé la chronique en démontrant la responsabilité de la Belgique dans l’assassinat de Patrice Lumumba, ce qui avait suscité une commission d’enquête parlementaire sur le sujet.
Poursuivant ses investigations, de Witte a passé plusieurs années à étudier une période cruciale, celle des rébellions nationalistes qui, en 1964, contrôlaient plus de la moitié du territoire et qui furent décrites à l’époque comme la plus grande révolte paysanne du XXe siècle. Avec minutie, de Witte a interrogé toutes les sources, les archives belges et américaines, des témoignages personnels et relu attentivement le récit du colonel Vandewalle, qui dirigea l’Opération Ommegang.
Presque comme Wenkin à propos des évènements de juillet 60, de Witte souligne le contraste entre les « faucons » de Bruxelles, désireux d’intervenir par la force et le relatif pragmatisme des Belges restés sur place et vivant dans les zones contrôlées par l’armée rebelle : nos compatriotes constatent que les mulélistes ne les menacent pas directement, ils sont soucieux de protéger leurs affaires et en Belgique, ils trouvent écho auprès de ceux qui redoutent qu’une intervention militaire n’entraîne des représailles.
En cette période de guerre froide, cette position pragmatique est d’ailleurs critiqué par les alliés occidentaux de la Belgique, les Britanniques et surtout les Américains, et finalement c’est la solution dure qui l’emportera, la Belgique, appuyée par des mercenaires, misera sur l’écrasement total des rébellions et… sur la mise en place du régime Mobutu, qui se maintiendra durant trois décennies.
Minutieux, précis, cet ouvrage très complet (2) décrit aussi la fin de Moïse Tshombe : l’homme sur lequel les Belges avaient tant misé pour garder le contrôle du Katanga en 1960 et qu’ils considéraient comme leur allié, était, en 1964, devenu Premier Ministre à Léopoldville. Soucieux de bâtir sa légitimité, il reprit le combat nationaliste de Lumumba et décida de récupérer, sans dédommagement, les droits et contreparties des sociétés coloniales, faisant valoir la souveraineté du Congo sur les terres et les mines que l’Etat indépendant puis l’Etat colonial s’étaient appropriés.
Cette affaire du « portefeuille » se conclut par un accord entre Belges et Congolais, mais la confiance était rompue : Spaak confia à l’époque que l’Occident ne pouvait guère compter sur Tshombe pour défendre ses intérêts vitaux et les « Binza boys » (Bomboko et Mobutu, proches des Américains) se mirent à saper la position du Premier Ministre, qui, par ailleurs, était honni par ses pairs africains qui le tenaient pour responsable de la mort de Patrice Lumumba.
Lorsque le 25 novembre 1965 le général Mobutu prit le pouvoir, Paul Henri Spaak écrivit : « il faut absolument éviter que nos compatriotes manifestent trop ouvertement une satisfaction que leur donne le changement de régime… » et cela alors que les messages de félicitations commençaient à affluer à Kinshasa.
Hésitations et double jeu des Belges, pressions des alliés, nationalisme congolais, omniprésence de l’affairisme : l’histoire tourne en boucle et pour comprendre les remous d’aujourd’hui, il est indispensable de lire attentivement ce livre essentiel qui décrit l’avènement d’une dictature…
Notes:
1. Hugues Wenkin, le Congo s’embrase, éditions Weyrich.
2. Ludo de Witte, l’ascension de Mobutu, comment la Belgique et les USA ont installé une dictature, Investig’Action.
Source : Le carnet de Colette Braeckman