Au cœur de Turquoise
Par François Graner
Billets d'Afrique
Guillaume Ancel était capitaine dans l’armée française quand elle est intervenue au Rwanda, en juin 1994, à la fin du génocide des Tutsi (opération « Turquoise »). Il publie un livre [1] qui rassemble et précise l’ensemble de ses témoignages des dernières années [2] , complétés par son expérience personnelle du débat en France sur ce sujet. Très factuel, il relate ce qu’il a lui même constaté ou appris à l’époque ; puis, avec le recul, il le compare avec ce qu’il a pu entendre de la bouche de responsables politiques et militaires français. Le décalage est important, c’est le moins que l’on puisse dire.
Le livre, paru mi-mars, a fait grand bruit. Le point qui a été le plus mis en avant par les médias est l’aspect offensif de l’opération Turquoise. Les soldats français qui partent à partir du 22 juin 1994 reçoivent un ordre écrit visant à reconquérir la capitale rwandaise, Kigali. Ordre qui leur sera retiré par un officier à leur arrivée sur place, avec d’inhabituelles précautions pour en supprimer les traces écrites. Ancel est là pour guider des avions de chasse et, contrairement à ses missions précédentes, il n’a reçu aucune explication claire et précise du contexte politique et des objectifs de l’opération en cours. Dans les jours de fin juin, il n’a aucune indication que sa mission pour rait être différente, humanitaire ou autre. Des rescapés tutsis sont découverts à Bisesero, ils sont les cibles de massacres ; cependant l’unité dont fait partie Ancel, stationnée à quelques kilomètres de là, ne reçoit pas mission d’intervenir, bien que, le 29 juin, cette unité soit nombreuse, équipée, opérationnelle et inoccupée.
Le 30 juin au soir, cette unité est envoyée dans le but d’arrêter le Front Patriotique Rwandais, dont les troupes s’opposent au gouvernement génocidaire et mettent fin au génocide. Or l’opération est arrêtée in extremis au petit matin du 1er juillet (Ancel interprète cet arrêt comme le reflet d’un débat au sein des décideurs français : l’opération ayant sans doute été décidée par l’État-Major, alors que l’Élysée y aurait finalement mis son holà). C’est à partir de ce moment que l’opération prend, du moins en partie, un caractère humanitaire, ce qui sera largement médiatisé par la suite.
Ainsi, dans les derniers jours de juin, le camp de réfugiés de Nyarushishi est protégé par quelques hommes des forces spéciales plus préoccupés d’organiser une messe que de faire cesser concrètement les massacres. Selon Ancel, c’est à partir seulement de dé but juillet que ces forces spéciales sont relevées par une unité nombreuse, efficacement organisée et interdisant explicitement à ses soldats les relations sexuelles avec les Rwandaises.
C’est aussi début juillet que commencent les premières opérations de sauvetage de rescapés tutsis cachés. C’est aussi début juillet qu’ont lieu, au sein de l’armée, les premiers débats sur la nécessité de désarmer les miliciens. Ancel a participé à ces débats ; il souligne l’absence de distinction nette entre les miliciens génocidaires d’une part, et d’autre part les forces armées du gouvernement que l’armée française soutient. Même dans la zone que contrôle l’armée française, des miliciens continuent à faire la loi sur des territoires étendus, y compris en essayant d’intimider des soldats français et de leur barrer le pas sage.
Les militaires français reçoivent l’ordre de collaborer avec les autorités civiles rwandaises et vont progressivement s’apercevoir, chacun à leur rythme, que leurs interlocuteurs ont du sang sur les mains. Cette collaboration se fait d’autant plus naturellement que, lorsque les soldats ont reçu leurs instructions, personne n’a attiré leur attention sur le fait que ce sont ces autorités qui ont organisé le génocide des Tutsi. Au point qu’Ancel, stupéfait, découvre qu’un lieutenant français des forces spéciales a autorisé un bourgmestre génocidaire à conserver ses armes.
Cette collusion se manifeste aussi à une échelle plus grande. Les autorités civiles et militaires rwandaises suscitent l’exode de leur population au Zaïre voisin (l’actuelle République Démocratique du Congo). Elles souhaitent ainsi pratiquer une tactique de la terre brûlée, en vidant le pays. Et, par la même occasion, noyer dans la masse les auteurs et exécutants du génocide, qui pourront ainsi échapper aux sanctions et se réorganiser au Zaïre en vue d’essayer de reconquérir le Rwanda. Ancel constate que cet exode est provoqué par les autorités rwandaises sans que les Français ne l’empêchent, alors qu’ils en auraient eu les moyens. Les conséquences humanitaires de cet exode seront déplorables, avec une épidémie de choléra (qui sera davantage médiatisée que le génocide des Tutsi).
Ancel recueille les états d’âme du lieutenant-colonel Hogard, le jour où celui-ci a dû accueillir des membres du gouvernement rwandais. Il a escorté poliment vers le Zaïre ces décideurs qui ont de terribles responsabilités dans les massacres et « du sang jusqu’au cou ». Cela le tourmente. Il aurait pu les arrêter, il aurait même pu les neutraliser, mais ses ordres ne lui laissaient pas le choix.
Livraisons d’armes
Une part du livre d’Ancel qui a attiré l’attention des médias concerne les mouvements d’armes dans la zone que contrôlent les militaires français. Il explique en particulier qu’il a reçu l’ordre de détourner l’attention de journalistes pour qu’ils n’aperçoivent pas le passage d’un convoi de camions livrant des armes à destination des militaires rwandais en déroute au Zaïre. Il apprend que la France contribue à verser leur solde à ces troupes du gouvernement génocidaire, et les réarme au risque de transformer les camps de réfugiés en base arrière de combats futurs ; il semble le seul à s’en indigner.
Ces témoignages sont précieux pour comprendre comment les soldats français de l’époque percevaient leur métier et leurs opérations. On découvre qu’en interne, au sein d’une unité, les débats et critiques sont vifs, en particulier lors des débriefings qui ont lieu chaque soir. On y suit une discussion qui tourne au vinaigre autour de l’engagement anglo-saxon contre l’influence française, qu’un officier résume : « Nos cultures sont tellement différentes que nous ne pouvons pas nous entendre. Il faut se battre contre les anglo-saxons pour protéger la Grande France. » Cette remarque prend tout son sel si on rappelle le contexte de 1994 : les Anglais et Etats-Uniens sont alliés de la France, y compris dans les opérations en Bosnie, et on sort tout juste de quarante-cinq ans de guerre froide où l’unique ennemi était soviétique.
La culture de ces militaires se caractérise aussi par une forte imprégnation de la religion. Catholique, avec une opposition affirmée contre les protestants. Avec aussi, pour conséquence, que les troupes françaises donnent parfois leur protection en priorité à des religieux qui ne sont pas menacés, voire même à l’évêque qui veut sauver ses voitures de luxe. Culture toujours, celle des décorations, si difficiles à acquérir en temps de paix : d’après ce qu’Ancel entend dire, un officier qui souhaitait se faire médailler est allé provoquer un accrochage mortel avec le Front Patriotique.
Lors de la phase où les Français désarment les milices hutues génocidaires, ils arrêtent des hommes qui se préparent à armer une milice. Ancel rapporte qu’un adjudant-chef demande qu’on les lui laisse pendant quelques heures, se faisant fort « de les faire parler avant la fin de la nuit. » Les officiers et les autres soldats ne s’y opposent pas ; seul Ancel prend position contre, affirmant qu’à son retour en France, il dénoncera tout acte de torture. Finalement, le lieutenant-colonel interdit cet interrogatoire. Il n’y a dans cet épisode aucun soutien aux génocidaires à reprocher aux militaires français ; ce qui est grave, et révélateur de leur culture, c’est de savoir que certains d’entre eux sont prêts à recourir à la torture.
Ancel souligne la différence entre les forces classiques et les forces spéciales, qui se méprisent mutuellement. Les spéciales, forces d’élite surentraînées, sont chargées des opérations secrètes et donc pas toujours avouables. Elles ont une forte culture du silence et du secret, qui en devient comique : un homme des forces spéciales demande ainsi à un pilote d’hélicoptère de l’emmener... et refuse de lui dire où, car sa destination doit rester secrète. Les forces classiques, dont fait partie Ancel, les considèrent comme des cowboys incontrôlés : « Forces spéciales, conneries spéciales ».
Ancel rapporte qu’il a trouvé sur le terrain un cadavre semblant énigmatiquement tombé du ciel. Ce n’est que trois ans après, en discutant avec un pilote d’hélicoptère désireux de soulager sa conscience, qu’il a appris que des membres des forces spéciales avaient jeté un homme du haut d’un hélicoptère, d’une grande altitude. Ici encore, il n’y a dans cet épisode aucun soutien aux génocidaires, mais ce qui est grave est ce que cela révèle sur la culture des forces spéciales (on fait bien sûr le lien avec les méthodes de Bigeard pendant la guerre d’Algérie, que les militaires français ont enseignées à leurs collègues argentins) ; et, surtout, sur l’absence de contrôle. Cela conforte aussi les nombreux témoignages de Rwandais sur les jets de personnes depuis des hélicoptères (parfois depuis des basses altitudes, pour effrayer plus que pour tuer) ; témoignages que peu de Français avaient pris au sérieux jusqu’ici.
La partie la plus récente du livre, très instructive, décrit les obstacles de tous ordres, depuis l’indifférence jusqu’aux pressions, qui ont visé à empêcher Ancel de parler pendant toutes ces années. Un de ses collègues qui à sa suite a voulu parler pour confirmer son témoignage, en a été empêché par l’armée de l’air : pourquoi ? Ancel explique comment les politiques se défendent mal, déviant le débat des questions fondamentales telles que : « Pourquoi avons-nous soutenu un gouvernement génocidaire ? ». Selon lui, Paul Quilès, le député socialiste qui avait dirigé la mission parlementaire de 1998 sur le sujet, lui a enjoint de ne pas témoigner, « pour ne pas troubler la vision qu’ont les Français du rôle que nous avons joué au Rwanda. » Quilès dément, et c’est peut-être le seul dé menti précis qu’a reçu ce livre.
Le décalage entre ce qu’Ancel entend des autorités françaises et constate sur le terrain est du même ordre que celui qu’il a par ailleurs constaté lors de sa mission en Bosnie, en 1994-95. Dans Sarajevo assiégée, il voit à l’œuvre le même type de politique de soutien à tout prix à un régime ami [3]. Derrière, on retrouve les mêmes décideurs français, prêts à sacrifier les peuples au nom de la sacro-sainte stabilité de la zone d’influence française.
[1] Rwanda, la fin du silence Témoignage d’un officier français (Les Belles Lettres, mars 2018)
[2] Dont ceux publiés par Billets d’Afrique : Guillaume Ancel, « On aurait dû les arrêter », entretien avec François Graner et Mathieu Lopes, Billets n°237, juillet-août 2014 ; Guillaume Ancel, « Il faut rechercher les éjecteurs des missiles », entretien avec François Graner Billets n°238, septembre 2014 ; Guillaume Ancel, « Attentat du 6 avril 1994 au Rwanda - La participation française est- elle plausible ? », entretien avec François Graner, Billets n°242, janvier 2015
[3] [François Graner, « A lire : Vent glacial sur Sarajevo », Billets n°269, juillet-août 2017]->5305