L’accord avec la Corée du Nord est-il un cheval de Troie pour la transformation du Moyen-Orient ?
Par Alaistair Crooke
Strategic Culture Foundation
Traduction Les Crises
Il est clair que la présidence de Donald Trump entre dans une nouvelle phase. Il a le vent en poupe : il a maintenant des succès à son actif, et semble enhardi, et prêt à poursuivre son style personnel impulsif et instinctif qui, selon lui, l’a conduit à la Présidence. Les choses sont sur le point de devenir « intéressantes » (au sens chinois). Il se défait de ses entraves (Tillerson sur le JCPOA [accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d’action conjoint, NdT] ; et Cohn sur les droits de douane). Et d’autres « impedimenta » conventionnels (c’est-à-dire McMaster) pourraient aussi disparaître dans les jours à venir. Le général Mattis se sentira peut-être un peu seul à l’avenir.
Tillerson a déclaré en octobre dernier : « Le président est une personne très peu conventionnelle, comme nous le savons tous, pour ce qui est de la façon dont il communique, de la façon dont il aime créer des événements qui forcent à l’action. Ainsi, le Président prend souvent des mesures pour faire “bouger” les choses lorsqu’il a l’impression que les choses ne bougent pas ». Ainsi, il semble que Trump fait « bouger » les choses maintenant. Mais dans quel but ? Et, plus important encore, ce but est-il réaliste ou nous mènera-t-il à la catastrophe, voire à la guerre ?
Trump adore prendre des risques et augmenter la mise. Et ses choix de remplaçants pour les licenciements de cette semaine reflètent cela : David Stockman décrit Larry Kudlow comme étant « (très, très) à l’ouest depuis des années, sur les questions plus importantes des déficits, des réductions fiscales, de l’impression de l’argent de la Fed, des taux de croissance économique et, par-dessus tout, ses encouragements incorrigibles pour les bulles financières en série de Wall Street ». En bref, Trump met de côté la prudence du banquier conventionnel de Cohn, afin de doubler la mise sur l’économie de l’offre (un risque important lorsque la dette publique représente déjà 105 % du PIB nominal et que les États-Unis ont déjà un besoin d’emprunt de trois billions [un billion, échelle longue : mille milliards, NdT] de dollars de plus déjà prévu pour les trois prochaines années).
Et il vient de jeter par-dessus bord la diplomatie à l’ancienne, courtoise et conventionnelle, de Tillerson, pour celle d’un « faucon » clivant – Mike Pompeo. Pas n’importe quel vieux faucon, mais un faucon anti-Corée du Nord, ainsi qu’un faucon anti-Iran ; et un faucon contre la Russie aussi. Et, pour compléter l’image, c’est un islamophobe (comme le démontre longuement Jim Lobe), et – comme Trump – un fidèle partisan d’Israël.
« Deux jours seulement avant d’être nommé successeur de Rex Tillerson au poste de secrétaire d’État », Uri Friedman a déclaré dans The Atlantic : « Le directeur de la CIA, Mike Pompeo… un critique impitoyable de l’accord nucléaire avec l’Iran, s’est juré de ne pas répéter les erreurs de Barack Obama. Ce qu’il a promis était stupéfiant : que le président Trump obtiendrait un meilleur accord avec la Corée du Nord… que son prédécesseur l’avait fait avec l’Iran, qui n’avait pas encore acquis d’armes nucléaires ». Friedman poursuit : « L’administration précédente négociait dans une position de faiblesse. Cette administration négociera à partir d’une position de force énorme »… Le plan de l’administration pour les pourparlers,a expliqué [Pompeo], est de maintenir et d’augmenter la pression économique sur la Corée du Nord tout en visant la « dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible du pays… [contrairement à Obama, qui a laissé] « les Iraniens avec une capacité émergente » pour produire des armes nucléaires, a observé Pompeo. Le « capital humain et la capacité d’enrichissement » derrière le programme d’armes nucléaires de l’Iran « restent toujours en place » malgré l’arrêt des essais, a-t-il averti – et « le président Trump est déterminé à empêcher que cela ne se produise en Corée du Nord ».
Friedman commente : « Ce qui a rendu remarquables les commentaires de Pompeo n’est pas seulement son affirmation selon laquelle les États-Unis pourraient contraindre la Corée du Nord à faire ce que la plupart des experts pensent que la Corée du Nord ne fera jamais : abandonner complètement ses armes nucléaires. C’est aussi le degré de confiance qu’il a fait valoir, compte tenu de ce qu’il a dit dans le passé avec la Corée du Nord ».
Il n’est pas surprenant que la presse américaine et européenne se demande si Trump, en nommant Pompeo secrétaire d’État a finalement succombé aux néo-conservateurs (d’autant plus que John Bolton semble être envisagé pour un poste élevé dans l’administration de Trump). Cela a incité des commentateurs sérieux et réfléchis à prédire que la nomination de Pompeo, plus Bolton attendant dans les coulisses, suggèrent que nous nous dirigeons vers une guerre avec l’Iran et la Russie.
Cela est peut être vrai, mais peut-être devrions-nous essayer de décortiquer cela un peu plus. « L’État américain anti-Trump secret », et ses collaborateurs parmi les Européens et les services de renseignement européens « mondialistes », augmente de toute évidence la pression sur la Russie – espérant pousser le président Poutine à une réaction excessive mal évaluée, qui obligerait Trump à prendre des mesures irréversibles et de rupture à l’encontre de la Russie. Ils espèrent coincer Trump pour qu’il coupe les ponts avec Poutine, pour de bon. Mais Trump plie un peu sous la force extrême de ces vents, mais reste à flot – et le président russe fait de même, malgré la violence des provocations graves.
Trump cherche-t-il la guerre avec la Russie ? Non. Mais l’état secret oui ; et fera tout ce qu’il faut pour l’obtenir. Trump veut vraiment la guerre avec la Russie. En fait, il veut que le président Poutine l’aide à faire la paix au Moyen-Orient.
Tillerson est mis de côté non pas parce que Trump veut la guerre nucléaire, mais en raison de l’inadéquation entre le mode de négociation de Trump – tel qu’exprimé dans The Art of the Deal [traduit en français sous le titre Trump par Trump, NdT] – et la diplomatie conventionnelle de construction de bonnes relations et d’un rapport avec ses homologues, telle qu’elle est menée par Tillerson. Trump ne croit tout simplement pas que la méthode de Tillerson fonctionne. Cette dernière n’est clairement pas la voie de Trump. Il n’y croit pas. Il exige un effet de levier. Il insiste pour montrer sa force. Il multiplie les menaces à des niveaux apocalyptiques ; il pousse les enjeux à la hausse et, au moment où il semble que les tensions vont inexorablement exploser, il tente de conclure un accord.
Je suggère que c’est le message de Pompeo : c’est lui qui permet de pousser les enjeux jusqu’à l’extrême limite ; le faucon qui fait craindre – et croire – à chacun que le conflit est inévitable ; mais qui – une minute avant minuit – propose un marché. Il s’agit d’un processus totalement différent de l’approche laborieuse, progressive et par étapes de la diplomatie conventionnelle. Tillerson aurait-il vraiment pu rendre crédible un tel bluff – de guerre imminente, de « feu et de fureur » ? Il est peut-être trop gentil.
Alors, qu’est-ce qui se passe ? Trump, semble-t-il, est suffisamment enhardi pour essayer de déployer son « plan » pour la paix au Moyen-Orient. Il ne s’agit pas tant d’un « plan » au sens conceptuel, mais plutôt d’une série d’étapes transactionnelles qu’il semble avoir à l’esprit. Mais la clé de cet enchaînement est la « graine » plantée par Mark Dubowitz et la Fondation pour la défense des démocraties (FDD), qui est financée principalement par des partisans de droite d’Israël, dont le milliardaire Sheldon Adelson, un proche allié du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. C’est un partisan de longue date de la guerre contre l’Iran.
Politico décrit Dubowitz comme « un conseiller extérieur clé de l’administration Trump sur l’Iran ». Et le point sur lequel Dubowitz a insisté avec Trump, c’est que tout accord nucléaire nord-coréen est intimement lié au JCPOA iranien – et que les deux sont en fin de compte liés à l’établissement de la paix au Moyen-Orient.
La thèse de la FDD est que « l’axe Iran-Corée du Nord remonte à plus de 30 ans. Les deux régimes ont échangé leur expertise nucléaire, ont largement coopéré dans le domaine des technologies des missiles et se livrent à des manœuvres similaires contre les négociateurs occidentaux. La crainte : Téhéran utilise Pyongyang pour des travaux qui ne sont plus autorisés dans le cadre de l’accord nucléaire de 2015 [c’est-à-dire sur les têtes nucléaires] tandis que [l’Iran] met au point des systèmes de lancement de missiles dérivés de la Corée du Nord, importés à domicile [qui ne sont pas couverts par la JCPOA] ». Ou, en d’autres termes, que Pyongyang a sous-traité à elle-même le développement d’une ogive nucléaire compatible avec un ICBM [missile balistique à longue portée (plus de 5 600 km), NdT], tandis que Téhéran – d’autre part – se concentre sur le développement de la capacité des missiles. Et cette présomption d’une division du travail entre la Corée du Nord et l’Iran est essentiellement à l’origine de la demande de Trump selon laquelle les Européens doivent amener l’Iran à renoncer aux clauses dites « sunset clauses » [clauses crépusculaires, qui prévoient de lever certaines contraintes après 2025, NdT] et au programme de missiles iranien – de peur que l’Iran ne permette à la Corée du Nord de se doter de la capacité de lancer une bombe sur les États Unis.
Y a-t-il vraiment cette conspiration ? Il y a peut-être eu une certaine coopération il y a quelques années, à l’époque de A. Q. Khan au Pakistan, mais la thèse du FDD est plus spéculative que substantielle. Les objectifs de la Corée du Nord et de l’Iran diffèrent : la Corée du Nord veut des missiles intercontinentaux qui peuvent atteindre l’Amérique. L’Iran ne le veut pas. Il veut des missiles à courte et moyenne portée pour l’autodéfense.
Quoi qu’il en soit, il y a des raisons de croire que l’hypothèse de travail de Trump est basée sur la théorie de la FDD. De plus, le fait de mettre fin à cette supposée interaction entre l’Iran et la Corée du Nord constitue le pilier sur lequel repose « l’accord du siècle » de Trump pour le Moyen-Orient.
Le travail de Pompeo est donc de convaincre Kim Jong-un qu’il risque la destruction totale s’il ne se dessaisit pas de son programme nucléaire ; et de faire quelque chose de semblable à l’Iran en ce qui concerne son (hypothétique capacité nucléaire émergente) et son programme de missiles : c-a-d Pompeo doit parvenir à une double dénucléarisation en faisant monter les enjeux jusqu’au point où tout le monde craint la guerre – dans l’espoir que la Corée du Nord et l’Iran seront ceux qui reculeront les premiers (Trump par Trump).
Et cette « double dénucléarisation » – selon ce raisonnement – renforcera la sécurité d’Israël et de l’Arabie saoudite : l’Arabie saoudite peut normaliser ses relations avec Israël, et ce dernier peut alors faire quelque chose pour les Palestiniens (selon l’optique de la Maison-Blanche). La dernière partie de cette construction étant un accord tacite que la Russie retiendra l’Iran, la Syrie et le Hezbollah ; et Trump s’engagera à retenir Israël… La paix à notre époque ?
Peut-être. Mais juste pour être bien clair, il s’agit d’un projet très risqué, qui pourrait bien conduire à la guerre. La Corée du Nord peut considérer le « feu et fureur » de Trump et Pompeo comme du bluff (laissant Washington sans autre « porte de sortie », que cette même action militaire que le bluff était censé éviter). L’Iran peut également décider d’ignorer Pompeo ; il a appris à se méfier de la parole de l’Amérique. Israël peut craindre les armes conventionnelles de l’Iran autant – ou plus – que les armes nucléaires inexistantes de l’Iran.
Et puis, il y a la question de savoir si l’Amérique est actuellement « capable de conclure des accords » ? L’État fédérateur des États-Unis est divisé. Pour qui ou quoi parle Trump ? Trump peut-il donner à la Corée du Nord ou à l’Iran des garanties de sécurité crédibles en cas d’accord ? Le Congrès coopérerait-il ? L’État clandestin coopérerait-il ? Le super-faucon Pompeo restera-t-il fidèle à la vision de Trump ? Les néo-cons manipuleront-ils ce processus vers les conflits qu’ils cherchent à déclencher ?
Eliot Cohen dans L’Atlantique a écrit au sujet de Pompeo :
« Il est parfois décrit comme loyal envers Trump, mais cela n’a pas de sens : personne n’est loyal envers Trump – c’est un être humain trop grossier pour attirer de tels attachements personnels normaux. L’administration n’est pas divisée entre ceux qui sont loyaux envers Trump et ceux qui ne le sont pas. Elle est plutôt divisée entre ceux qui savent manipuler sa vanité, ses haines, ses sensibilités, et ceux qui ne le savent pas. »
Trump peut découvrir que l’intransigeance de ses adversaires présumés n’est pas son plus gros problème, mais entraîner Washington – et toutes ses haines ardentes – avec lui, représente le plus grand défi.
Source : Strategic Culture Foundation, Alastair Crooke, 22-03-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr