Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La tragédie des cheminots : la signification profonde des grèves ferroviaires françaises (Global Research)

par Diana Johnstone 23 Avril 2018, 13:43 Cheminots SNCF Réforme Capitalisme France

La tragédie des cheminots : la signification profonde des grèves ferroviaires françaises (Global Research)
La série actuelle de grèves ferroviaires en France est présentée dans les médias comme une "agitation ouvrière ", un conflit entre le gouvernement et les dirigeants syndicaux, ou comme une nuisance temporaire pour les voyageurs causée par l’intérêt personnel d’une catégorie privilégiée de travailleurs. Dans les médias anglo-américains, on trouve l’habituelle dérision des "mangeurs de fromage, toujours en grève".

En réalité, la grève des conducteurs de train et autres employés de la SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer) est un chapitre profondément significatif d’une tragédie sociale qui est en train de détruire la France telle que nous la connaissons.

Ce qui a fait de la France un pays où il fait bon vivre depuis plus d’un demi-siècle, ce n’est pas seulement la nourriture et les paysages. Par-dessus tout, ce sont les services publics - les meilleurs au monde. Le service postal, l’éducation publique, la couverture santé, les services publics, le service ferroviaire - tout était excellent, exemplaire. Il est vrai que le système téléphonique français a longtemps été loin derrière les autres pays développés avant de rattraper son retard, et il y a toujours eu des plaintes quant à la grossièreté dans les administrations, mais cela peut arriver n’importe où. L’important, c’est que grâce à ses services publics, la France a bien fonctionné, offrant des conditions favorables aux affaires et à la vie quotidienne. Lorsque les gens tiennent les bonnes choses pour acquises trop longtemps, ils commencent à ne pas s’en rendre compte au fur et à mesure qu’on les leur enlève.

Le programme du président Emmanuel Macron pour la destruction de la SNCF est un signal d’alarme. Mais il y a lieu de craindre qu’une grande partie du public ait déjà été plongé dans un sommeil trop profond pour être réveillé.

Il faut une longue histoire pour produire quelque chose d’aussi réussie que les services publics français. Cela remonte à la centralisation de l’État français au XVIIe siècle, associée au ministre des Finances de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert. La SNCF fut créée en 1938 par la fusion des différentes compagnies ferroviaires françaises en un monopole d’Etat dans le cadre des réformes sociales progressistes du Front Populaire. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les services publics ont reçu un élan décisif grâce à l’alliance paradoxale entre les ailes opposées de la Résistance française, les communistes et les gaullistes. Le général Charles de Gaulle, bien qu’anticommuniste, était le genre de conservateur (voir Bismarck) qui comprend que la force et l’unité d’une nation dépendent d’un minimum de justice sociale. Malgré une opposition ouverte sur de nombreuses questions, les gaullistes et les communistes se sont rassemblés dans un Conseil national unifié de la Résistance qui, en mars 1944, a adopté un programme appelant à une économie mixte combinant la libre entreprise avec des nationalisations stratégiques, ainsi que des programmes de sécurité sociale et des droits syndicaux. Ce programme de justice sociale a jeté les bases d’un développement économique extraordinaire, appelé Les Trente Glorieuses - les trente glorieuses années de paix et de prospérité. L’économie mixte française fonctionnait mieux que le communisme bureaucratique ou le capitalisme à but lucratif en termes de liberté, d’égalité et de bien-être humain.

Il est plus difficile de construire quelque chose que de la démolir.

Le putsch néolibéral de Thatcher a signalé la condamnation à mort des trente glorieuses et le début des quarante déshonorantes : la campagne persistante, idéologique et institutionnelle, pour détruire l’État social, des salaires et avantages sociaux réduits, et finalement transférer tout le pouvoir de décision aux mouvements du capital financier. C’est ce qu’on appelle le néolibéralisme ou la mondialisation.

La contre-révolution a frappé la France dans les premières années de la présidence du président socialiste François Mitterrand, amenant son gouvernement à changer de politique et à rompre son alliance du "programme commun " avec les communistes. Pour cacher son changement antisocial, le Parti socialiste a modifié sa ligne de conduite et opté pour l’ "antiracisme" et "la construction de l’Europe" (c’est-à-dire l’Union européenne), présentée comme le nouvel horizon du "progrès". Le souci des travailleurs de maintenir le niveau de vie qu’ils avaient atteint au cours des dernières décennies fut qualifié de "réactionnaire", en opposition au nouveau concept de concurrence mondiale sans frontières, qualifié de nouveau "progrès".

En réalité, la "construction européenne" a signifié la déconstruction systématique de la souveraineté des Etats membres, entraînant la destruction des systèmes de protection sociale renforcés par des sentiments de solidarité nationale pour lesquels il n’y a pas de substitut dans la vague abstraction appelée "Europe". Petit à petit, l’Europe se voit priver de ses protections sociales et s’ouvre aux caprices de Goldman Sachs, aux rachats et fermetures industrielles, et au Qatar.

Les cheminots français ne se battent pas seulement pour eux-mêmes. Ils constituent les premières lignes de la bataille finale pour sauver la France des ravages de la mondialisation néolibérale.

Emmanuel Macron - protégé de la banque Rothschild, qui l’a aidé à rejoindre les rangs des millionnaires - présente sa "réforme" du chemin de fer comme une mesure d’"égalité", en privant les cheminots de leur "statut privilégié".

Des privilèges ? Les conducteurs ont une vie difficile, font de longues heures et passent peu de fins de semaine avec leurs familles. Les vies de millions de passagers dépendent de leur concentration et de leur dévouement. En échange, leur statut "privilégié" comprenait la sécurité de l’emploi et une retraite relativement précoce (privilèges que les riches peuvent s’offrir, et qui sont la norme dans les carrières militaires).

Les cheminots en grève protestent contre le fait qu’ils ne veulent pas être "privilégiés" mais souhaitent plutôt que ces "privilèges" soient étendus à d’autres. En tout état de cause, l’enjeu est beaucoup plus important que les salaires et les heures de travail.

Les services publics en France étaient plus que des biens de consommation. Pour des millions de gens, c’était une éthique, un mode de vie. Dans de nombreux pays, les services publics sont totalement sapés par la corruption et la négligence. Cela ne se produit pas lorsque les gens croient en ce qu’ils font. Une telle croyance n’est pas automatique : elle est historiquement acquise. Les cheminots français sont comme une famille élargie, unis par la croyance d’accomplir un devoir social essentiel. En fait, beaucoup font littéralement partie d’une "famille", car le métier de cheminot est souvent transmis de père en fils, avec fierté.

Cette dévotion au devoir social est plus qu’une attitude personnelle : c’est une valeur spirituelle qu’une nation devrait chérir et préserver. Au lieu de cela, elle est sacrifiée aux exigences du capital financier.

Comment ? Il y a maintenant un excès de capitaux qui s’éparpillent dans le monde entier à la recherche d’endroits rentables pour investir. C’est cela le "néolibéralisme". Les entreprises ordinaires peuvent faire faillite ou, à tout le moins, ne pas réaliser de bénéfices pour les actionnaires. C’est pourquoi le secteur public doit être privatisé. L’avantage d’investir dans les services publics, c’est que s’ils ne gagnent pas d’argent, le gouvernement interviendra et les subventionnera - aux frais des contribuables !

C’est l’attrait de l’industrie de l’armement. Qui peut également s’appliquer à l’éducation, aux soins de santé, aux transports et aux communications. Mais le prétexte officiel est que ces services doivent être privatisés parce que cela les rendra "plus efficaces".

C’est le grand mensonge.

Ce mensonge a déjà été exposé au Royaume-Uni, où la privatisation des chemins de fer a entraîné non seulement une détérioration du service, mais aussi des accidents mortels, d’autant plus qu’il n’y a pas de profit immédiat dans l’entretien des chemins de fer.

La fierté du travail bien fait était un facteur très sous-estimé de la montée du socialisme. Les artisans qui furent obligés par la montée du capitalisme d’abandonner leurs activités indépendantes pour devenir esclaves de l’industrie étaient souvent à l’avant-garde du mouvement socialiste au XIXe siècle. Cette fierté est un élément beaucoup plus stable de la cohésion sociale que les appels anarchistes, de plus en plus enfantins, à "détruire le système" - sans aucune alternative en vue.

Macron n’est qu’un pion. Ce n’est pas Macron qui a décidé de détruire le système ferroviaire français. Cela a été décidé et décrété par l’Union européenne, et Macron ne fait qu’exécuter les ordres. Il s’agit d’ouvrir le système ferroviaire à la libre concurrence internationale. Bientôt, des trains allemands, italiens, espagnols pourront partager les rails avec des trains français – ces mêmes rails dont l’entretien sera confié à une autre entreprise, y compris pour le profit. Le stress des cheminots sera accru par leur insécurité. Pour obtenir la marge bénéficiaire, les passagers devront inévitablement payer plus cher. Quant aux habitants des petites communautés rurales, ils perdront tout simplement leur service ferroviaire, parce qu’il ne sera pas rentable.

Exploité en tant que service public, le chemin de fer national a utilisé les bénéfices des lignes à fort trafic pour financer celles des zones rurales moins densément peuplées, offrant ainsi les mêmes avantages aux populations, où qu’elles vivent. Ce ne sera bientôt plus le cas. La destruction des services publics accélère la désertification des campagnes et la croissance des mégalopoles. Les hôpitaux dans les zones rurales sont fermés, les bureaux de poste fermés. Les charmants villages de France, auxquels s’accrocheront les derniers habitants âgés, vont s’éteindre.

C’est ça le programme de "modernisation" qui est en cours.

Dans la multitude de malentendus au sujet de de la France, on oublie le pouvoir hallucinatoire de termes tels que "moderne" et "progrès". Les champions de la privatisation tentent d’hypnotiser le public avec ces mots magiques, tout en réduisant sournoisement les services afin de préparer le public à accepter les changements prévus comme des améliorations possibles.

Deux choses doivent être mentionnées pour compléter ce triste tableau. La première est que dans la foulée de sa privatisation, France Télécom a connu une vague de suicides d’employés - 39 en deux ans - certainement en partie à cause du stress et de la démoralisation, alors que des méthodes ont été introduites pour réduire la qualité du service et augmenter les profits. Quand la fierté dans le travail est détruite, le chemin est court vers l’indifférence, la négligence et même la corruption.

Un autre point à rappeler est la campagne de propagande menée il y a une vingtaine d’années pour dénigrer la SNCF pour son rôle dans la "déportation d’enfants juifs" vers les camps de concentration nazis. Accusation injustifiable puisque l’occupant Nazi avait réquisitionné les chemins de fer qui n’avaient pas leur mot à dire. De plus, les employés des chemins de fer (dont beaucoup de communistes) ont joué un rôle important dans la Résistance en sabotant les trains militaires - jusqu’à ce que l’armée de l’air des États-Unis pilonne la plupart des grandes gares françaises (ainsi que les alentours) pour se préparer à l’invasion de la Normandie. Cette calomnie contre la SNCF fut naturellement utilisée par les concurrents américains pour exclure les trains à grande vitesse français du marché américain.

Tandis que Macron augmente les impôts pour construire son complexe militaro-industriel, les seuls employés publics qui resteront bientôt pour bénéficier d’avantages sociaux et de retraite anticipée seront les militaires - dont la tâche ne sera pas de servir la France mais d’agir comme auxiliaire dans les guerres des États-Unis.

Jusqu’à ce que les soldats soient remplacés par des robots.

 

Diana Johnstone

Traduction "c’est vrai que je n’ai pas encore vu de plaque commémorative de résistance au nazisme avec le nom d’un patron" par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Haut de page