MBS à Paris : l'ombre des crimes de guerre au Yémen
Middle East Eye
ARIS – « Il ne mérite ni légion d’honneur, ni tapis rouge ». Les représentants d’Amnesty international, Médecins du monde (MDM), Reporters sans frontières (RSF) et Human rights watch (HRW) ont exprimé leur position commune au sujet de la visite, lundi 9 et mardi 10 avril, du prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane.
D’autres ONG, telles Handicap international, Action contre la faim, l’Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT), l’Alliance internationale pour la défense des droits et des libertés ou Première urgence internationale se sont également associées à cet appel public à Emmanuel Macron.
Mohammed ben Salmane, présenté parfois comme un « réformateur », a entamé une tournée diplomatique après Londres et Washington, le mènera donc en France pour nouer « un nouveau partenariat stratégique franco-saoudien », selon les termes de l’Élysée.
Selon les ONG, réunies mercredi au siège de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), l’héritier joue « un rôle majeur dans la guerre conduite au Yémen depuis trois ans par la coalition » puisqu’il est non seulement ministre de la Défense de son pays, mais également le commandant en chef de la coalition qui réunit Bahreïn, l’Égypte, la Jordanie, le Koweït, le Maroc, le Soudan et les Émirats arabes unis (EAU).
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Les ONG ont égrené des chiffres terribles. Selon le Yemen Data Project, qui recense les frappes aériennes, du 26 mars 2015 au 25 mars 2018, le pays a subi 16 750 frappes aériennes. « Soit l’équivalent d’un bombardement toutes les 90 minutes », notent lesONG.
D’autres chiffres encore disent tous non pas une catastrophe humanitaire à venir mais déjà installée : 6 100 civils ont été tués et 9 683 blessés, selon le Haut-Commissariat des droits de l’homme, 61% de ces pertes civiles sont imputables à la coalition, et la quasi-totalité du reste aux tirs d’artillerie indiscriminés et tirs de snipers des Houthis dans des zones densément peuplées.
Près de quatre Yéménites sur cinq – 22 millions de personnes – dépendent de l’aide humanitaire et 8,4 millions sont menacés de famine. La diphtérie est de retour au Yémen et le pays a subi en 2017 la pire épidémie de choléra de l’histoire moderne.
Une dégradation des conditions de vie qui confine à une crise humanitaire dans un pays qui était avant la guerre l’un des plus pauvres du monde, avec la résurgence de maladies de la grande précarité comme le choléra, la diphtérie, et la malnutrition aiguë ou sévère. Aujourd'hui, deux millions d’enfants souffrent de malnutrition aiguë, dont environ 400 000 sont au bord de la famine.
La catastrophe humanitaire est aggravée par le blocus des ports et des aéroports imposé par l’Arabie saoudite. Jean-François Corty, directeur des opérations internationales à MDM, observe : « Le blocus terrestre et maritime du nord du pays, mené par l’Arabie saoudite et la coalition internationale et avec le soutien des Occidentaux qu’elle dirige rend toute opération humanitaire très difficile. Ce blocus concerne les importations de nourriture et de médicaments. On assiste à une forme de punition collective. Or l’Arabie saoudite ne veut pas reconnaître ce blocus, il faut pourtant le nommer et l’objectiver. Nous sommes dans une diplomatie de l’échec, même s’il y a une diplomatie de l’humanitaire qui s’indigne ».
Pour Jonathan Cunliffe, directeur des opérations zone Moyen-Orient chez Action contre la faim, « il y a un étranglement virtuel du Yémen. La famine est utilisée comme un instrument de guerre », tandis que Bénédicte Jeannerod, directrice France HRW rappelle que « tout blocus est considéré comme un crime de guerre ».
Ces ONG ont donc lancé cet appel à Emmanuel Macron pour qu’il demande au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane de mettre un terme aux attaques illégales contre les civils au Yémen et de lever le blocus de fait qui entrave l’acheminement de l’aide humanitaire et des biens commerciaux, et aggrave la crise humanitaire dans le pays.
« L’Arabie saoudite a eu le ‘’feu vert’’ des Occidentaux, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, pour agir ainsi au Yémen »
- Radia Al Moutawakel, présidente de l’ONG Al Moutawakel
Pour Radia Al Moutawakel, présidente de l’ONG Al Moutawakel, qui intervenait depuis Sanaa, « l’Arabie saoudite a eu le ‘’feu vert’’ des Occidentaux – la France, les États-Unis et le Royaume-Uni – pour agir ainsi au Yémen ». Elle aussi demande à Emmanuel Macron « qu’il n’autorise plus MBS À agir ainsi », ajoutant que « l’histoire retiendra qu’un président jeune et éduqué aura serré la main de celui qui a causé tant de morts civils. Personne en France ne saurait être fier de cette visite ».
L’autre question abordée lors de cet appel a été celle de la vente d’armes par la France à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, également membre de la coalition internationale intervenant militairement au Yémen.
Selon Aurélie Perrier, coordinatrice Yémen et Arabie saoudite chez Amnesty International, « nous entrons dans la quatrième année du conflit qui prend au piège des civils par des attaques au sol ou aériennes, sans compter le blocus. Pourtant la France continue à livrer des armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats Arabes Unis et à signer de nouveaux contrats avec eux, ce qui se traduit par une augmentation exponentielle des livraisons d’armes de la France à l’Arabie saoudite : 413 millions d’euros en 2013, 600 millions d’euros en 2015 et 1 milliard d’euros en 2016.
De 413 millions d’euros en 2013, les ventes d’armes de la France à l’Arabie saoudite sont passées à un milliard d’euros en 2016
L’ACAT et Amnesty International ont mandaté une enquête juridique sur la légalité de ces livraisons d’armes. Le but est de sortir du cadre moral pour en faire une question juridique, et « d’amorcer ainsi un débat en France où il peine à émerger », rappelle Aurélie Perrier.
Le rapport conclut qu’il y a un risque élevé que « les transferts d’armes soient illégaux. Cela en raison du Traité sur le commerce des armes (TCA) dont la France est signataire, et également de la position commune de 2008 de l’Union européenne. Ces deux textes encadrent et interdisent ces ventes d’armes s’il existe « un risque » que ces armes servent à violer le droit humanitaire.
Le rapport conclut que le gouvernement français n’aurait pas fait évaluer « le risque » de ces ventes d’armes. « Certes pour le moment, il n’existe pas de preuve qu’une seule arme française a été utilisée pour la violation de droits humains. Mais peu importe, selon le rapport, car ce qui prévaut est ‘’l’existence d’un risque’’. Pourtant le pays continue à vendre et à accorder des licences », conclut la représentante d’Amnesty France.
La France, troisième exportateur d’armes au monde, poursuit ses transferts d’armes à l’Arabie saoudite et aux EAU quand d’autres pays de l’Union européenne, comme l’Allemagne ou la Belgique ont fait le choix de suspendre leurs transferts, en raison des violations graves du droit international humanitaire au Yémen.
« On aimerait savoir comment se font les arbitrages entre le ministère des Affaires étrangères, celui des Armées, et celui de l’Économie »
- Jean-François Corty, directeur des opérations internationales à MDM
Pourtant, il existe un précédent où la France a cessé de vendre des armes. Dans la crise ukrainienne, la France avait décidé qu’elle ne vendrait aucune arme aux belligérants du conflit ukrainien. En novembre 2014, l'Elysée avait annoncé le report « jusqu'à nouvel ordre » de la livraison de deux porte-hélicoptères Mistral au motif que la situation en Ukraine orientale « ne permet toujours pas » cette vente. Après rupture du contrat avec la Russie, les deux navires finiront rachetés par l’Égypte.
Jean-François Corty, directeur des opérations internationales à MDM pose clairement la question : « On aimerait savoir comment se font les arbitrages entre le ministère des Affaires étrangères, celui des Armées, et celui de l’Économie. »
« On a l’impression qu’il existe une tension en défaveur des civils. La France avait pourtant réaffirmé la prépondérance de la diplomatie humanitaire. Il y la volonté de ne pas en faire un sujet car il s’agit de choix stratégiques de la France qui ne vont pas dans la sens de l’humanitaire », poursuit-il. « On nous dit qu’on va aider à accélérer et faciliter l’accès des humanitaires aux populations. Or la vraie question est la résolution de ce conflit. L’Arabie saoudite a annoncé un plan humanitaire il y a quelques temps. On assiste à une confusion des genres entre le champ humanitaire et le champ militaire. La France récemment envoyé une délégation à Riyad pour discuter des difficultés rencontrées par les humanitaires au Yémen. Or ce n’est pas là le problème. Le problème est qu’il faut faire cesser les attaques ».
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Pour Bénédicte Jeannerod, directrice France HRW, « au-delà du risque du risque juridique, dans cette campagne militaire si systématiquement tournée contre les civils, chaque arme vendue est un soutien implicite à cette guerre ». Selon elle, la France, en continuant à vendre des armes à l’Arabie saoudite, s’expose « à se rendre complice des crimes commis au Yémen ».
« D’évidence, sur les ventes d’armes, il y a un problème d’opacité et d’évidence, l’opacité est un problème. Car à quoi servent ces armes vendues ? »
- Antoine Madelin, directeur du plaidoyer à la FIDH
Les réponses par les autorités françaises aux questions et inquiétudes du HRW sont qualifiées de « très floues » : « On nous assure que ‘’tout a été fait’’ pour que ces armes ne soient pas utilisées dans le conflit. Mais que signifie ‘’tout est fait’’ quand on sait que Florence Parly [ministre des Armées] a reconnu qu’elle ne contrôle pas l’utilisation faite par l’Arabie saoudite des armes vendues interrogent les ONG.
La ministre des Armées à qui on demandait si la coalition utilisait des « bombes françaises », avait en effet déclaré en février dernier : « Qui pouvait imaginer la survenance de ce conflit au Yémen ? Beaucoup de pays sont confrontés à cette situation que d'avoir, le cas échéant, livré des armes à d'autres pays alors que ces armes n'étaient pas censées être utilisées ».
Antoine Madelin, directeur du plaidoyer à la FIDH interroge ce qu’il appelle la « schizophrénie pratique » qui caractériserait, selon lui, la politique française. « D’évidence, sur les ventes d’armes, il y a un problème d’opacité et d’évidence, l’opacité est un problème. Car à quoi servent ces armes vendues ? Par exemple, on a un doute quand la France vend des corvettes à l’Arabie saoudite, et qu’il nous est dit qu’elles serviront à défendre le pays et pas pour le blocus du Yémen. Seule une enquête internationale ou la levée du secret défense pourra répondre à cette question ».
Un député La République en marche (LRM) Sébastien Nadot a pourtant demandé qu’une enquête soit diligentée sur les ventes des armes. Cette proposition devrait être examinée à l’Assemblée nationale. Une initiative que les ONG comptent suivre de près.