L’ingérence électorale américaine à l’ère d’Internet. Comment Google, Facebook et Twitter manipulent les élections présidentielles mexicaines – 1ʳᵉ partie
Par Alex González et Andrea Lobo
WSWS, 7 mai 2018
Ceci est la première partie d’une série en deux parties
Ces derniers mois, Google, Facebook et Twitter ont signé des accords avec l’Institut national électoral mexicain (INE), l’organisation chargée d’organiser des élections au Mexique, ce qui équivaut une campagne massive pour manipuler les résultats des élections législatives du 1ᵉʳ juillet, dans le dixième pays le plus peuplé du monde.
L’annonce intervient au moment où le candidat « de gauche », Andrés Manuel López Obrador (populairement connu sous le nom d’AMLO), maintient une avance à deux chiffres dans les récents sondages. López Obrador aurait près de 80 pour cent de chances de devenir président si les élections avaient lieu aujourd’hui, selon un sondage du journal espagnol El País.
En revanche, l’ancien ministre des Finances, José Antonio Meade Kuribreña – le candidat préféré des banquiers et des militaires et membre du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) – se classe troisième dans les sondages et n’a que 5 pour cent de chance de gagner les élections. Avec leurs pouvoirs incontrôlés de rétrograder et de mettre sur une liste noire des sites critiques, ces plates-formes cherchent à cacher et à falsifier le bilan de droite de Meade, largement détesté pour son rôle clé dans la privatisation du pétrole et la hausse de 20 pour cent du prix de l’essence.
Bien que López Obrador ait mené une campagne de droite visant à se montrer en politicien capitaliste « responsable » aux classes dirigeantes du Mexique et des États-Unis, les accords entre l’INE et les puissantes sociétés Internet étroitement liées à l’impérialisme américain montrent que le gouvernement américain ne laisse rien au hasard et se mobilise contre López Obrador, affirmant que sa campagne est soutenue par la Russie.
Le 5 février, l’INE a annoncé un mémorandum de coopération avec Facebook sous prétexte de combattre les « fausses nouvelles » et d’aider à « informer l’électorat ».
La version publique de l’accord comprenait la transmission des débats présidentiels, l’envoi de rappels aux usagers, l’ajout d’un élément sur la plate-forme avec des informations sur les élections et les candidats, et l’information des utilisateurs sur les lieux et le moment du vote.
Cependant, les éléments confidentiels de l’accord entre Facebook et l’INE, qui ont été presque immédiatement divulgués par le journal El Universal, révèlent la véritable nature de l’accord. L’entente convenue en privé ne fait aucune mention des éléments qui étaient dans la version qui avait été nettoyée pour le public.
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Google et l’INE signent un accord officiel de collaboration
Au lieu de cela, il met en évidence trois éléments qui seront utilisés pour altérer l’élection. Tout d’abord, l’INE fournira à Facebook des « données en temps réel » le soir des élections à partir du Programme pour les résultats préliminaires électoraux (PREP). Deuxièmement, l’INE fournira à Facebook « un espace physique dans ses bureaux où Facebook peut effectuer des activités liées aux élections ». Enfin, Facebook a accepté d’organiser un forum pour les journalistes sur « comment les élections sont organisées et menées au Mexique ».
Après une réaction publique importante, l’INE a attendu deux mois avant de publier un autre accord, cette fois avec Twitter. L’accord public entre l’INE et Twitter, publié le 25 mars, stipule que Twitter partagera du contenu « vérifié », y compris par un « “bot” qui partagera via Twitter des informations électorales clés ».
Deux jours plus tard, l’INE a dévoilé publiquement un accord avec Google. Dans l’accord le plus large des trois, Google devrait partager des « informations utiles » sur l’élection par son moteur de recherche, orienter les électeurs vers leur bureau de vote par Google Maps, « rappeler » aux électeurs les dates électorales importantes, transmettre les débats présidentiels par « YouTube », et « rapporter » les résultats préliminaires le jour de l’élection à travers le PREP.
La capacité des entreprises à utiliser des algorithmes pour censurer les résultats de recherche et réduire l’effet des publications sur Internet est mûre pour la manipulation électorale. Facebook a déjà annoncé son intention de réduire les messages « politiques » des flux d’informations, qu’est-ce qui empêche Facebook et l’INE de réduire la fréquence des messages plus favorables à López Obrador ou critiques des candidats du PRI et du PAN (National Action Party) ? Qu’est-ce qui empêche Facebook, à la demande de la classe dirigeante américaine ou mexicaine, de faire en sorte que les utilisateurs de Facebook, statistiquement plus pauvres et plus jeunes – les plus susceptibles de voter pour López Obrador – voit moins de nouvelles politiques avant le scrutin ?
Quels utilisateurs recevront des rappels et seront dirigés vers les sondages ? Google Maps pourrait « boguer » ou envoyer « accidentellement » aux électeurs de López Obrador des lieux de vote incorrects, des distances, des temps de déplacement, qui freineraient la participation dans des zones qui pourraient soutenir López Obrador, mais pourraient être moins susceptibles de voter – comme les jeunes électeurs et les travailleurs les plus pauvres. En outre, la loi sur la sécurité intérieure, récemment approuvée, permettra de déployer l’armée dans des zones spécifiques pour intimider les électeurs et réprimer les manifestations.
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Andres Manuel Lopez Obrador
Quand les résultats préliminaires seront-ils publiés et comment ces données seront-elles utilisées par le « bureau » de Facebook à l’INE ? À mesure que les résultats commenceraient à tomber, l’INE pourrait alimenter les résultats modifiés de PREP que Facebook, Google et Twitter pourraient rapporter de façon non critique, ce qui pourrait être utilisé pour s’assurer que López Obrador n’apparaisse jamais comme ayant une avance importante. Cela donnerait au PRI et à l’appareil de renseignement militaire américain suffisamment de temps pour calculer le nombre de voix dont ils auront besoin pour faire pencher la balance en faveur de Meade Kuribreña.
Après les élections, comment les reportages critiques sur les « résultats officiels » seront-ils couverts par les nouvelles de l’entreprise ? Les géants de la technologie peuvent utiliser leurs algorithmes pour s’assurer que la couverture des manifestations et des protestations est plus difficile à trouver sur les médias sociaux, tandis que les informations sur la participation ou les votes recueillis par des représentants de Morena ou des témoins oculaires peuvent rapidement être étiquetées comme de « fausses nouvelles » venant des « agents russes » qui cherchent à « semer la division » au Mexique.
Des incohérences entre les résultats du PREP et les bulletins de vote ont été rapportées lors des élections présidentielles de 2006 et 2012, toutes deux perdues par López Obrador, ainsi que lors de la défaite de son parti politique, le Mouvement pour la régénération nationale (Morena) dans la course pour être élu gouverneur de l’État du Mexique. Si des plaintes officielles sont déposées, l’INE et le bureau du procureur chargé des crimes électoraux (FEPADE) peuvent être invoqués pour faire échouer toute enquête sérieuse.
Tout indique que les accords ont été organisés par l’impérialisme américain.
Les accords Google et Twitter ont été annoncés peu de temps après les principaux représentants de ces sociétés réunis à Mexico lors d’une conférence coorganisée par l’INE et le National Democratic Institute (NDI), une organisation de la CIA dirigée par l’ancienne secrétaire d’État, Madeleine Albright.
À la conférence, intitulée « L’Amélioration de la conversation électorale : des alternatives pour combattre la désinformation », des représentants de Google, Facebook et Twitter ont rencontré des responsables des médias, des universitaires et des responsables du NDI et de l’INE pour « partager l’apprentissage international sur la désinformation et les approches efficaces pour contrer la désinformation ». Si les discussions à huis clos sont restées secrètes, le site du NDI souligne la prémisse antidémocratique de la réunion en présentant une citation d’une responsable électorale mexicaine, Adriana Favela, qui a déclaré : « la liberté d’expression est une chose […] et c’en est une autre de créer de fausses nouvelles. »
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Un panel à la conférence NDI-INE, dont Colin Crowell, responsable de la politique publique mondiale chez Twitter et ancien assistant du sénateur démocrate Ed Markey [deuxième à partir de la gauche] et Jorge Silva, vice-président des communications chez Latino Victory et principal collaborateur de Latino Media pour la campagne présidentielle 2016 de Hillary Clinton.
C’est l’équivalent moderne de l’affirmation de Henry Kissinger, ancien conseiller à la sécurité nationale, en 1970, selon laquelle les États-Unis devaient empêcher l’élection de Salvador Allende au Chili : « Je ne vois pas pourquoi nous devons demeurer les bras croisés quand un pays devient communiste par l’irresponsabilité de son propre peuple. »
Luis de Uriarte, Directeur des partenariats stratégiques de Facebook pour la région du nord de l’Amérique latine, a déclaré que le gouvernement américain, les médias et l’INE « aspirent tous à la même chose » et que « la question des fausses nouvelles est un problème que nous devons résoudre ensemble ».
Le NDI a félicité l’INE pour « prendre des mesures concrètes pour travailler avec les médias et les plates-formes technologiques afin d’assurer que les informations sur le processus électoral atteignent les électeurs » parce que « la Russie peut déjà lancer « une campagne de subversion, de désinformation et de propagande » dans une tentative d’influencer les élections mexicaines. »
Le NDI a averti que les « acteurs non étatiques », c’est-à-dire les manifestants et les mouvements d’opposition, emploient également « des campagnes coordonnées visant à injecter des récits controversés dans les conversations en ligne. Ces campagnes exploitent des points de tension au sein des communautés et des sociétés ». En d’autres termes, selon le NDI, l’INE et les médias sociaux, les discussions sur des questions controversées telles que la pauvreté de masse, la violence généralisée des gangs et l’impunité de la police ne sont pas appropriées lors de ces élections. Le NDI note qu’il « a accepté de continuer de faciliter la communication et la collaboration ».
S’exprimant devant le Conseil de l’Atlantique en juin dernier, Albright a annoncé que NDI menait « une réponse globale à long terme » à la « désinformation russe », reliant « le gouvernement, la société civile et les entreprises technologiques ». Le NDI a organisé le « Forum sur la désinformation digitale » qui a eu lieu avant la réunion du Conseil atlantique et a été présenté comme : « un événement sur uniquement sur invitation qui inclut des leaders d’opinion de sociétés technologiques, d’institutions politiques, d’universités, de médias, de la communauté démocratique et d’organisations philanthropiques pour une discussion collective sur la façon de collectivement relever le défi mondial de la désinformation numérique. »
Alors que l’INE et le NDI se revendiquent comme des défenseurs de « l’intégrité de l’information », ils ont été exposés comme n’étant rien de ce genre. À la suite des élections présidentielles mexicaines de 2006, WikiLeaks a publié des notes internes du groupe de réflexion Stratfor, qui travaille en étroite collaboration avec l’appareil de renseignement militaire américain, révélant la complicité de l’Institut électoral fédéral mexicain (IFE) – prédécesseur de l’INE – dans la fraude électorale : « Il y avait une intervention claire et flagrante du président Vicente Fox dans le processus électoral, en utilisant l’appareil du régime contre la candidature d’AMLO ». Le mémo énumère la présence d’une « guerre médiatique » et d’une « cooptation par l’IFE ».
Les accords de l’INE interviennent après que le dernier document de stratégie de défense nationale du Pentagone présente l’Amérique latine comme l’une des arènes de la « compétition entre grandes puissances ». Le plan américain, « exigera l’intégration transparente de multiples éléments du pouvoir national – la diplomatie, les informations, la finance, le renseignement, les forces de l’ordre et les forces armées ». L’Appareil de renseignement militaire américain intègre les plus grandes entreprises de technologie et d’Internet comme des éléments clés dans sa volonté de resserrer la mainmise américaine sur l’Amérique latine en préparation d’un nouveau partage impérialiste du monde.
Les efforts de Google, Twitter et Facebook pour influencer les élections mexicaines ne sont qu’une partie de leur alliance avec les agences militaires et de renseignement, qui sont de plus en plus étroitement intégrées pour promouvoir les objectifs prédateurs de la politique étrangère américaine en Amérique latine et dans le monde.
Entendu devant le Congrès en avril, le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a déclaré que Facebook travaillerait pour empêcher la « désinformation » lors des « élections importantes en Inde, au Brésil, au Mexique, au Pakistan et en Hongrie ».
Significativement, l’accord d’INE avec Google a été négocié directement avec leur siège américain et signé par Philip Schindler – le chef de la direction des affaires de la société et le superviseur des « stratégies pays » de Google et, selon le magazine Fortune, un responsable influent de leurs programmes d’intelligence artificielle. Le 20 mars, Schindler a présenté la « News Initiative » de l’entreprise pour « se tourner davantage vers des sources faisant autorité dans le contexte des nouvelles de dernière heure », y compris pendant les élections.
Deux semaines avant le lancement de « l’Initiative des informations » de Google, Facebook, Twitter et Google ont annoncé leur participation à un projet connu sous le nom de # Verificado2018 (# Verified2018). Sous couvert de la lutte contre « les interventions de la Russie » dans les élections mexicaines, #Verificado2018 vise à rassembler les principaux médias nationaux et internationaux pour dicter unilatéralement ce qui serait considéré comme une « information vérifiée », cherchant à présenter les nouvelles de l’opposition comme de « fausses nouvelles ».
Cette campagne est menée par Animal Político, un site d’information qui s’affiche comme « indépendant » mais qui a reçu une part importante de ses revenus l’année dernière de la Fondation Ford et de l’Open Society Foundation, qui sont étroitement liés aux agences de renseignement américaines.
En avril de cette année, les usagers mexicains se sont plaints qu’en cherchant sur le moteur de recherche de Google les noms des candidats, Andres Manuel López Obrador (Morena), Ricardo Anaya (Parti de l’action nationale) et Margarita Zavala (Indépendante), les résultats renvoyaient souvent vers le site web 2018 de Meade. Un porte-parole de la campagne Meade a reconnu que, puisque Meade Kuribreña était la moins recherchée des quatre principaux candidats, sa campagne avait obtenu les services de l’outil publicitaire Google Adwords pour montrer des informations sur la candidate du PRI même lorsqu’un utilisateur cherchait des informations sur un autre candidat.
On ne peut qu’imaginer les titres hystériques qui seraient répandus dans les médias bourgeois occidentaux, affirmant l’implication de Poutine, si López Obrador cherchait à tromper les usagers sur n’importe quelle plate-forme Internet en payant pour de telles publicités.
La participation de la Silicon Valley aux élections mexicaines représente l’intégration des entreprises technologiques de plus en plus fermement dans les instruments de la répression politique.
Environ 58 pour cent de la population du pays visite les réseaux sociaux, dont 96 pour cent des millennials. La classe dirigeante mexicaine et l’impérialisme américain détestent la menace que représente pour la bourgeoisie l’accès en ligne aux médias et aux outils d’organisation qui contournent la presse et les institutions qu’ils contrôlent.
En avril dernier, Google a introduit de nouveaux algorithmes de recherche qui ont réduit jusqu’à 75 pour cent le trafic vers les sites Web de gauche, anti-guerres et progressistes, ce qui a frappé le plus durement le World Socialist Web Site. Depuis lors, Google, Facebook et Twitter ont employé des dizaines de milliers d’anciens responsables militaires, policiers et des renseignements pour surveiller et censurer leurs usagers et former leurs systèmes d’intelligence artificielle pour manipuler ce que les usagers voient et ne voient pas à une échelle inimaginable.
Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, a prévenu dans un communiqué envoyé au WSWS en janvier : « L’influence sociale massive et indétectable alimentée par l’intelligence artificielle est une menace existentielle pour l’humanité. Le phénomène diffère dans les tentatives traditionnelles de façonner les phénomènes culturels et politiques en opérant à grande échelle, avec rapidité et de plus en plus avec une subtilité qui éclipse les capacités humaines. »
À suivre
(Article paru d’abord en anglais le 28 avril 2018)