Une économie d’arsenal. L’industrie d’armement française à l’ombre de l’Etat
Par Jean-Dominique Merchet
Monde diplomatique, mars 1998
Aussitôt connue, la décision du gouvernement français de contribuer à la construction par Dassault-Breguet de l’avion de combat Rafale a soulevé de vives polémiques. Le projet coûtera-t-il 170 milliards de francs, comme l’ont écrit certains journalistes aussitôt qualifiés de « criminels » et d’ « assassins » par le ministre de la défense, M. Giraud ? Cette controverse attire à nouveau l’attention sur le rôle de l’Etat dans le financement des industries d’armement considérées comme cruciales pour la sauvegarde de l’indépendance nationale, mais aussi de l’emploi.
Si l’industrie de l’armement a cessé d’être une panacée pour l’emploi ou le commerce extérieur, l’exemple français indique que toute politique de substitution ne pourra être mise en oeuvre que dans le cadre d’une réflexion stratégique sur la défense et grâce à une refonte profonde du tissu économique et social, irrigué par le « complexe militaro-industriel ».
En France, la principale caractéristique des industries de l’armement est leur dépendance quasi totale à l’égard de l’Etat. D’abord quant au marché : l’armée achète environ 60 % de la production nationale - un pourcentage qui a peu varié depuis 1977, mais nettement inférieur aux 80 % de la fin des années 60. Les ventes à l’étranger sont sévèrement réglementées. Un décret-loi de 1939, toujours en vigueur, stipule que « l’exportation… sans autorisation préalable, des matériels de guerre est prohibée (1) ». Toute transaction avec un client étranger est donc soumise à une autorisation préalable du gouvernement. Aussi bien sur le marché intérieur qu’extérieur, l’autorité publique assure sa totale emprise.
Mais l’Etat est aussi un entrepreneur qui, depuis le Moyen Age, produit du matériel de guerre. Une brochure du ministère de la défense précisait en 1986 que, « avec un effectif industriel de 48 300 personnes, la délégation générale pour l’armement (DGA) est l’un des vingt premiers industriels français, au même niveau que des groupes comme Pechiney, Elf-Aquitaine, Michelin (2) ».
Cette activité s’exerce principalement dans deux domaines : les matériels terrestres, avec le groupement industriel des armements terrestres (GIAT), dont les 17 000 salariés produisent chars, canons et munitions de tous calibres, et les constructions navales, avec notamment les arsenaux de Cherbourg, Lorient, Brest et Toulon qui construisent les bâtiments de guerre et assurent leur maintenance.
Un autre acteur influent est le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui produit des têtes nucléaires et des chaudières pour les sous-marins (3). Au total, par l’intermédiaire de la DGA ou du CEA, l’Etat réalise 21 % du chiffre d’affaires de l’industrie de l’armement (respectivement 16 % et 5%).
Enfin, les pouvoirs publics jouent un rôle financier déterminant, tant comme actionnaire central de toutes les grandes entreprises de cette branche : Thomson, Aérospatiale, Dassault, SNECMA et Matra, qu’en assumant l’aide aux exportations et les dépenses, pour les deux tiers, de la recherche-développement.
Par l’intermédiaire de la direction générale pour l’armement, l’Etat « a, peu à peu, réussi à supprimer la concurrence entre les industriels français de l’armement (…). On assiste à la création de véritables monopoles technologiques (4) ». Au début des années 30, onze constructeurs d’avions se partageaient les marchés ; il n’en reste que deux. Une vingtaine d’entreprises réalisent 99 % du chiffre d’affaires total du secteur, et les huit plus importantes, 70 %.
Ce modèle de fonctionnement, à l’ombre de l’Etat, a été bien peu affecté par les professions de foi libérales du gouvernement issu des élections de mars 1986. L’armement offre un bon exemple de la survivance du système industriel qui, en France, a vécu et s’est développé sous la tutelle de l’Etat.
La place du secteur de l’armement dans l’ensemble de l’économie est difficile à apprécier : les chiffres précis manquent et la détermination de ce qui est civil ou militaire chez les sous-traitants relève de la gageure. Pour 1985, le ministère de la défense avance le chiffre de 290 000 emplois, mais précise que, « si l’on tient compte des achats courants nécessaires à la réalisation des matériels d’armement (matières premières, composants électroniques, investissements généraux…), ce sont en fait 400 000 emplois qui dépendent de l’activité d’armement » . Cela représente 1,2 % de la population active et 5,7 % de l’effectif industriel, (hors bâtiment et travaux publics (5).
La répartition des salariés sur le territoire national offre de saisissants contrastes (voir la carte ci-dessus). Plus d’un tiers de l’activité est localisé en région parisienne, ou sont concentrées les industries électroniques. L’Est et le Nord, régions proches de l’Allemagne, l’ennemi d’hier, sont peu « militarisés » ; Nord-Pas-de-Calais, 0,6 % ; Lorraine, 0,4 % ; Franche-Comté, 0,8 %. En revanche, en Aquitaine (11,8 %), Midi-Pyrénées (8,6 %), Provence-Côte d’Azur (11,3 %) et en Ile-de-France (9,8 %), environ un salarié industriel sur dix travaille pour l’armement.
Cette dépendance est encore plus forte dans certains départements comme le Var, le Cher, le Finistère ou les Hautes-Pyrénées, où la proportion est de un sur cinq. Dans la Loire, 5 500 salariés travaillent à Roanne et à Saint-Etienne dans deux établissements du GIAT qui, de plus, confient les deux tiers de leur production à des entreprises locales sous-traitantes. Et le poids de cette activité n’est pas seulement quantitatif : « La proportion d’ingénieurs, de cadres et de techniciens dépasse 50 % des effectifs dans de nombreuses entreprises (6) . » Dans certaines régions, l’armement représente l’essentiel des activités de haute technologie.
Le chiffre d’affaires global des industries d’armement, qui a augmenté régulièrement de 5 % à 6 % par an depuis 1970, atteint 104,4 milliards de francs en 1985, soit 5 % du total de l’industrie française. L’activité est concentrée dans quelques branches qui dépendent largement des marchés militaires : la DGA (100%), le CEA (50%), l’aérospatiale (69 %) et l’électronique professionnelle (55 %). La part du militaire dans le chiffre d’affaires de quelques grandes entreprises est révélatrice : 70 % pour Thomson-CSF, 50 % pour Aérospatiale, 90 % pour Dassault, 75 % pour la SNECMA, 70 % pour Matra (société mère), 70 % pour Electronique Serge Dassault, 100 % pour Panhard, 70 % pour la Société nationale des poudres et explosifs, 60 % pour Turboméca… Voilà, en quelques noms, décrit le versant production du « complexe militaro-industriel » dont l’avenir est lié à une politique de surarmement et d’exportation.
Jusqu’en 1983, les effectifs employés dans le secteur étaient en augmentation constante : 270 000 en 1974, 310 000 en 1983 (chiffres ne tenant pas compte des activités induites). A partir de cette date, commence la décrue : aujourd’hui, le nombre est tombe à 280 000 (7), et le budget 1988 prévoit 4 000 suppressions d’emplois pour les établissements de l’Etat. Le groupement industriel des armements terrestres est sévèrement touché ; à tel point que le rapport annuel Ramses de l’Institut français des relations internationales (IFRI) s’interroge : va-t-on « vers une sidérurgisation des arsenaux » ? Les grands groupes sont aussi atteints : en octobre 1987, M. Serge Dassault a annoncé 1 261 suppressions d’emplois chez Avions Marcel-Dassault - Breguet-Aviation. Le ministre de la défense a avancé le chiffre de 30 000 suppressions d’emplois d’ici à 1991, alors que jamais, en temps de paix, l’Etat n’aura dépensé autant d’argent pour l’équipement des armées.
« Défense : Giraud relance l’industrie » ; « Industrie de l’armement : le temps des revers ». Ces deux titres, parus dans le même organe de presse, à un an d’intervalle (8), illustrent la rapidité du tournant. L’augmentation de 40 % des dépenses d’équipement, prévue par la loi de programmation militaire entre 1986 et 1991, n’est pas à même de maintenir le secteur à flot. D’autant que la situation de la France sur les marchés étrangers se dégrade.
Depuis 1985, les industriels ont manqué six grands contrats d’une valeur totale de près de 75 milliards de francs : Mirage-2000 pour l’Arabie saoudite ; obusiers pour l’Inde ; systèmes antiaériens pour les Etats-Unis ; hélicoptères pour le Canada ; Alpha-Jet pour la Suisse ; chars AMX-40 pour l’Arabie saoudite. La crise actuelle n’incite pas à l’optimisme : augmentation de l’offre, du fait de l’apparition de nouveaux pays producteurs, et baisse de la demande dans un tiers-monde appauvri par l’endettement et la chute des prix des matières premières.
C’est la percée française, réussie il y a une vingtaine d’années, qui est battue en brèche. A la fin des années 60, les industries américaines se concentrent sur le marché intérieur et la guerre du Vietnam ; les Britanniques, sous l’impulsion des travaillistes abandonnent le secteur ; le Japon comme la République fédérale d’Allemagne sont hors-jeu. La France gaullienne et post-gaullienne fait cavalier seul et le Mirage-III symbolise cette réussite (9) que la série télévisée « Les chevaliers du ciel » transforme en épopée. A la veille de la flambée des prix du pétrole en 1973-1974, son industrie offre une large gamme de matériels hautement performants. Sans concurrent sérieux, le pays dispose d’un atout supplémentaire : la sympathie que lui valent sa politique d’indépendance à l’égard des Etats-Unis et l’embargo sur les armes destinées à Israël dont Paris fut longtemps - en particulier dans les années 50 - le principal pourvoyeur.
La France pénètre ainsi sur les marchés arabes où l’industrie militaire réalise, pendant une décennie, les trois quarts de ses exportations, dégageant de substantiels profits. Tandis que s’arrêtent les coproductions avec les pays alliés (RFA ou Royaume-Uni) qui avaient pris leur essor dans les années 60 (Jaguar, Transall, Puma, Milan, Hot…). Depuis quelques mois, elles sont de nouveau à l’ordre du jour (hélicoptère franco-allemand, missile anglo-français, radar franco-américain pour le Rafale…).
Cette résurgence de la coopération européenne est le signe d’importants changements. Insensiblement, dès le milieu des années 70, le paysage s’est transformé.
L’achat par quatre pays européens du F-16 américain de préférence au Mirage F-1 et l’association du Royaume-Uni, de la RFA et de l’Italie pour construire le Tornado, que les Saoudiens ont préféré, en 1986, au Mirage-2000, ont constitué de sérieux avertissements. Pourtant aucun responsable politique, pas même ceux de la gauche arrivée au pouvoir, n’ont proposé de politique de rechange.
L’industrie de la guerre a vécu sur ses rentes, juteuses, il est vrai : « Les exportations semblent être pour les industriels d’une profitabilité très supérieure aux ventes nationales. Les investissements sont pour l’essentiel amortis sur les séries destinées à l’armée française, et les prix pratiqués à l’exportation permettent, au dire de la plupart des spécialistes, de dégager des marges substantielles (10) . » Avec des clients riches, pas de problèmes ; à ceux qui sont trop pauvres pour s’offrir de très onéreux systèmes d’armes (Etats africains du « pré carré », Maroc, Pérou, Irak depuis quatre ou cinq ans…), le ministère des finances avance les crédits par de multiples canaux. Même si l’Etat n’est pas remboursé, l’industriel, lui, a perçu son argent.
Au contraire de ce qui se passe dans le civil, l’entreprise militaire reçoit, dès la signature du contrat, d’importantes avances qu’il est impossible de chiffrer. Les avances de trésorerie ont permis aux industriels de spéculer sur les marchés financiers. Ainsi Thomson, dont la trésorerie fut à certains moments près de quatre fois supérieure à son chiffre d’affaires - grâce notamment au contrat Rita (fourniture du système de communication de l’armée de terre américaine) - réalisera d’importants bénéfices sur le marché à terme des instuments financiers (MATIF). Par ce biais, « financiarisation » et « militarisation » de l’économie sont liées, jusqu’au krach.
Cette crise a encouragé un certain nombre de réflexions et de remises en cause. Récemment, M. Thierry de Montbrial, directeur de l’IFRI, remarquait qu’ « il semble bien que, globalement, le poids de la défense dans l’économie des pays industrialisés ait finalement contribué à entraver la croissance de l’offre macro-économique globale (11) ». Les excédents commerciaux du Japon et de la RFA, pays à la production militaire modeste, incitent aussi à remettre en cause des idées reçues.
Les retombées civiles de la recherche-développement (R-D) dans le domaine militaire sont aussi rééxaminées. Aux Etats-Unis, depuis dix ans, les dépenses de recherche-développement engagées par le Pentagone ont crû de 250 %. La France et la Grande-Bretagne connaissent la même spirale ascendante. Or "les biens produits à des fins militaires ont un coefficient de R-D extrêmement élevé, de sorte que tout autre utilisation de ce potentiel aurait un impact direct plus fort sur l’emploi et la croissance (12) ".
De plus, comme le soulignait un rapport déjà ancien des Nations unies, les retombées militaires de la recherche civile « ont été incomparablement plus importantes que les retombées civiles de la recherche militaire (13) ». Ainsi le système de guidage des missiles de croisière s’appuie sur un procédé de numérisation du relief dont les principes de base ont été établis à la fin des années 50 par des ingénieurs travaillant pour la construction des routes. Chaque jour un peu plus, les caractéristiques des matériels militaires s’éloignent des besoins civils.
Aujourd’hui, la plupart des nouvelles techniques (ordinateurs à grande vitesse, matériaux nouveaux…) sont portées par la course aux armements. De plus en plus, le progrès technique est piloté par la logique militaire et cela risque de conduire finalement à de graves distorsions ou à des impasses.
L’industrie de l’armement serait-elle alors devenue inutile parce qu’elle pèse d’un poids de plus en plus lourd en termes économiques, financiers et techniques ? Sauf à imaginer un désarmement général, la France continue et continuera à avoir besoin d’armes perfectionnées. Le maintien d’une forte capacité de production nationale est un gage d’indépendance, mais qu’il faudra payer de plus en plus cher.
Dans ce contexte, deux perspectives s’ouvrent aujourd’hui. D’abord l’intégration dans le vaste système de défense européenne et/ou atlantique ; les industriels français pourraient ainsi revenir sur des marchés rentables pour leurs matériels de pointe (Rafale, sous-marin nucléaire d’attaque…). En contrepartie, ils opéreraient une sévère cure d’amaigrissement, avec l’abandon de nombreuses productions et la perte de certaines maîtrises d’oeuvre dans ce nouveau partage des tâches. C’est ce que M. André Giraud appelle l’ « achat sur étagères » . Ce choix s’accompagnerait d’une « délocalisation » de certaines industries comme celle prévue par Dassault en Asie (14). L’autre choix possible est le maintien d’un fort potentiel productif, y compris dans les gammes basses, mais orienté prioritairement vers la satisfaction des besoins de l’armée française. De nombreux spécialistes contestent le fait que les exportations soient profitables (voir page 8 l’article de Jean-Paul Hébert) ou qu’elles réduisent le coût unitaire des matériels achetés par les armées françaises (15). Le principal avantage des ventes à l’étranger serait d’assurer aux entreprises des « plans de charge » suffisants. Or l’exemple de la SNECMA montre que, à partir d’une maîtrise de la fabrication de réacteurs militaires, il est possible de développer une activité civile rentable (CFM-56) qui contribue à l’équilibre des plans de charge. Dans des conditions fort différentes, les arsenaux avaient, à la Libération, fabriqué plusieurs centaines de produits différents (vélos, tracteurs…), contribuant ainsi à la reconstruction.
De telles décisions engagent l’avenir du pays et nécessitent une large consultation et un vrai débat. Encore faut-il que celui-ci ne soit pas biaisé par la place hégémonique qu’occupe le « complexe militaro-industriel » : récemment, M. Pierre Marion, ancien directeur général de la DGSE, ne dénonçait-il pas le fait que "la classe politique n’est pas capable de ramener [le « complexe militaro-industriel »] à sa place, celle d’un exécutant des politiques voulues par le pouvoir civil et élaborées selon des processus démocratiques (16) ?"
Jean-Dominique Merchet
(1) Cité par Pierre Dussauge. L’industrie française d’armement, Economica. Paris, 1986 (le seul ouvrage exhaustif en français sur la question).
(2) L’armement en France, août 1986, ministère de la défense, service d’information et de relation publique des armées.
(3) Les Cahiers de Damoclès, numéros de septembre 1986 et octobre 1987, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, Lyon.
(4) P. Dussauge, op. cit.
(5) Pour certains auteurs, ce chiffre est sous-estimé. Il faudrait plutôt parler d’un million d’emplois. Voir, par exemple, G. Chatillon, « La France et le tiers-monde : problèmes d’armements », Revue de défense nationale, juillet 1983.
(6) P. Dussauge, op. cit.
(7) L’Usine nouvelle, 10 décembre 1987.
(8) L’Usine nouvelle, 13 novembre 1986 et 10 décembre 1987.
(9) Edward Kololziej, Making and Marketing Arms. The French Experience and its Implications for the International System, Princeton University Press, Princeton, 1987.
(10) P. Dussauge, op. cit.
(11) Dans Ramses 1987-1988, éditions Atlas-Economica, Paris, 1987.
(12) Klaus Engelhardt, « La reconversion de la recherche et de la mise au point militaire : réalisme ou vue de l’esprit », Revue internationale du travail, vol. 124, n° 2, mars-avril 1985.
(13) Conséquences économiques et sociales de la course aux armements et des dépenses militaires, rapport du Centre des Nations unies pour le désarmement, 1978.
(14) International Herald Tribune, 5 février 1988.
(15) François Varenne, « Ventes d’armes : le juridisme et l’incantation », Projet, juillet-août 1983.
(16) Le Monde, 21 novembre 1987.