Répression de la contestation sociale, mépris du suffrage, confiscation des grands débats économiques et sociaux et stagnation du processus démocratique ont causé la situation actuelle
Le pouvoir marocain a-t-il cru qu’il était possible de « changer sans changer » ? À revenir sur la trajectoire suivie par le pays depuis 2011, on serait tenté de dire que pour le Palais, il était simplement question de « reproduire dans un nouvel habillage institutionnel le système antérieur », pour reprendre les termes du politologue Lahouari Addi sur l’Algérie. Face à des citoyens qui demandent à leur État de se réinventer et de leur dessiner un nouvel horizon, le Maroc mobilise les même vieilles recettes.
La condamnation d’une cinquantaine d’activistes du hirak à de lourdes peines, le 27 juin, a creusé davantage le discrédit de l’État. Mouvement social né en octobre 2016 suite au décès de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson âgé de 38 ans mort broyé dans une benne à ordures alors qu'il tentait de récupérer la marchandise confisquée par les autorités à Al Hoceima, au nord du Maroc, le hirak a manifesté pendant près de dix mois avant qu’une vague d’arrestations ne cible ses leaders et ses activistes.
Dénonçant le « blocus économique » dont souffre la région, le mouvement avait formulé des demandes en matière de développement: création d'usines, extension de la ligne ferroviaire jusqu'à Al Hoceima, construction d'une université pluridisciplinaire ainsi que l'équipement du centre d'oncologie d'Al Hoceima. Le Rif connait en effet une forte prévalence de cancers, et le hirak revendique une reconnaissance officielle du lien entre l’utilisation du gaz moutarde lors de la guerre du Rif (1921-1926) et le taux élevé de mortalité par cancer dans la région.
Le mouvement réclame aussi création d'emplois, résorption du chômage dans la région, lutte contre la corruption, notamment dans le secteur de la pêche maritime, et mise en place d'une protection sociale en faveur des travailleurs du secteur.
Parmi les raisons de la longévité du hirak, la très grande capacité d’adaptation dont il a fait preuve
Dans l’histoire des mobilisations marocaines, le hirak constitue un cas inédit : il s’agit du premier mouvement local et organisé à avoir rallié autant de participants et de sympathisants, et à avoir manifesté de manière plus ou moins discontinue pendant une durée relativement longue.
Parmi les raisons de sa longévité, la très grande capacité d’adaptation dont il a fait preuve. Avec l’amplification de la répression, les manifestants ont adapté leurs pratiques et leurs stratégies d’occupation de l’espace public en conséquence: aux sit-in et manifestations programmées plusieurs jours à l’avance se sont substituées des actions-éclair, comme le chen-ten et l’indimam (le ralliement), des formes de protestation spontanées qui démarrent dès lors qu’un « noyau de manifestants choisit un lieu – une avenue très fréquentée, un jardin ou une place publique – puis scande des slogans du hirak.
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Ils sont alors vite rejoints par les activistes et les sympathisants présents sur les lieux. Une fois que les forces de l’ordre interviennent, la manifestation est dispersée, mais un autre noyau d’activistes prend le relais, et relance la mobilisation dans un autre endroit de la ville », écrivent les deux chercheurs Hamza Essmili et Montasser Sakhi, dans une série d’observations sur le hirak.
Les transformations du hirak, si elles ont permis d’assurer la survie du mouvement sur le court terme, n’ont pas été sans incidence sur sa trajectoire et sa continuité. À mesure qu’il prenait de l’ampleur, la crainte d’une récupération du mouvement de l’intérieur a conduit ses leaders à abandonner certaines formes de délibération héritées du Mouvement du 20 février, qui avait pris pied au Maroc dans le sillage du « Printemps arabe ».
Comme le notent Hamza Essmili et Montasser Sakhi au sujet du hirak, en raison « des risques de récupération par le biais des assemblées », seules les grandes dates du mouvement, « le 5 mars 2017 pour la rédaction du cahier de doléances, le 18 mai 2017 lors de la manifestation rejetant les accusations de séparatisme portées par le gouvernement, ont fait l’objet de délibérations instituées ».
Le défaut de direction est une des causes de l’affaiblissement du hirak, incapable de poursuivre une contestation organisée après l’arrestation de ses leaders
Ce renoncement aux assemblées générales a néanmoins abouti à un unanimisme autour de la figure de Nasser Zefzafi ainsi qu’à une personnification du mouvement. Les risques inhérents à l’absence d’espaces de délibération et de structures organisationnelles avaient tôt été pointés du doigt par certains activistes, le défaut de direction ayant été l’une des causes de l’affaiblissement du hirak, incapable de poursuivre une contestation organisée après l’arrestation de ses leaders.
Quoi qu’il en soit, le mouvement a pu s’inscrire dans la durée, en manifestant de manière plus ou moins récurrente pendant près de dix mois. Il a également été une source d’émulation. Organisés sous la bannière de hiraks locaux, des habitants des villes de Zagora (sud), et de Jerada (est) ont manifesté pendant plusieurs semaines contre la pénurie d’eau potable connue par la ville en 2017.
D’octobre 2016 à mai 2017, date à laquelle les manifestations du hirak ont été quasi-systématiquement réprimées et ses leaders arrêtés, le Palais s’est montré passif. Alors même que le mouvement interpellait de plus en plus directement le roi, le monarque a choisi la voie du silence. D’infructueuses tentatives de négociation ont été menées par des représentants de l’État au niveau local ainsi que par des personnalités politiques, mais elles n’ont pu éteindre la contestation.
Non seulement celles-ci ne proposaient pas de réponses satisfaisantes à certaines revendications du mouvement, mais elles participaient d’un mode opératoire visant à désamorcer les mouvements sociaux. Les espaces de médiation, conçus par le pouvoir marocain comme des outils de démobilisation et de neutralisation de la contestation, auraient permis à ce dernier d’affaiblir le hirak.
En recourant à une stratégie de fragmentation et de clientélisation de groupes mobilisés, et en nourrissant les divisions entre les différents groupes, le pouvoir marocain avait pu désamorcer, en 2008, la contestation à Sidi Ifni, au sud du Maroc.
En parallèle, le pouvoir marocain et ses relais médiatiques ont mené une campagne visant à discréditer le hirak, présenté comme un mouvement « sécessionniste » menaçant de déstabiliser le pays en raison de son « immodération ».
L’accusation de sécessionnisme est liée à l’usage de drapeaux de la République du Rif, une république éphémère établie par Abdelkrim El Khattabi entre 1921 et 1927, ainsi qu’au discours identitaire – voire autonomiste dans le cas de certains activistes du mouvement – des leaders du hirak. Pour les autorités marocaines, qui se sont souvent montrées irrédentistes avec les expressions identitaires et politiques régionales, il s’agissait là d’un « mépris du national » et d’une exaltation du sécessionnisme.
Or, les demandes autonomistes ont été contenues par les leaders du Hirak, qui ont continuellement cherché à les tempérer afin de sauvegarder l’identité du mouvement, qui défendait avant tout des revendications économiques et sociales.
La mobilisation d’un discours identitaire par certains leaders du hirak participe, lui, d’une « conversion de la variable identitaire en ressource », rendue possible par la très forte identité régionale du Rif ainsi que par son histoire : la répression subie par la région entre 1958 et 1959 ainsi qu’en 1984 devrait, selon les leaders du hirak, motiver l’État à consacrer davantage d’efforts à la région. Ces efforts sont présentés par les activistes du hirak comme le remboursement d’une « dette » de l’État envers la région. Quant à l’usage du drapeau de la République du Rif et la réactivation de récits de résistance locaux, expriment-t-ils des velléités sécessionnistes ?
La revivification de l’histoire frondeuse de la région a été facilitée par la faible prise en charge des récits de résistance locaux par l’histoire officielle marocaine
À l’instar d’autres mouvements protestataires, la réactualisation de mythes et de récits locaux obéit principalement à l’impératif de faire communauté. Il s’agit d’inscrire les luttes actuelles dans un récit de résistance qui évente les discontinuités historiques, et « offre des ressources profondes sur lesquelles la communauté peut fonder un discours idéologique et maintenir sa lutte », écrit la chercheuse Yousra Abourabi dans un article sur la réapparition du drapeau de la République du Rif lors du Printemps arabe.
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La revivification de l’histoire frondeuse de la région a été facilitée par la faible prise en charge des récits de résistance locaux par l’histoire officielle marocaine. Construite autour de la prééminence de la monarchie, présentée comme principal acteur de toutes les luttes traversées par le Maroc, la mémoire d’État a exclu toutes les références concurrentes.
Dès l'indépendance, et de manière plus affirmée avec Hassan II, la monarchie a occupé les terrains de la mémoire collective et du récit national, dans l'optique de fabriquer une conscience historique sur-mesure. Celle-ci s’est révélée, à bien des égards, lacunaire, et a occulté les rôles joués par d'autres figures, souvent régionales.
Quant au reproche de l’« immodération » du mouvement, celui-ci ne tient pas : Nasser Zefzafi n’a eu cesse d’insister sur le caractère pacifique du hirak et de prôner l’autolimitation. Cette réprobation prend un sens particulier au Maroc : elle a été dirigée, du temps de la transition dans les années 1990, contre les défenseurs des droits humains, les acteurs islamistes et ceux d’extrême gauche, à qui il était reproché de n’avoir pas su contenir leurs revendications. L’impératif de la « modération » a ainsi agi comme opérateur d’inclusion ou d’exclusion, en délimitant les formes légitimes et tolérées de l’activité politique, et en excluant certaines pratiques et acteurs porteurs de conflit politisé.
La répression du hirak et la condamnation de ses leaders à de lourdes peines est venue couper court aux espoirs de démocratisation du pays, exprimés par la rue marocaine en 2011. Entre 2016 et 2018, les quelques progrès réalisés en 2011 ont été enterrés les uns après les autres, et le processus politique suite au Printemps arabe a été avorté au lendemain des élections législatives de 2016.
Suite aux manifestations du Mouvement du 20 février, la monarchie a su capter les revendications de la rue et les intégrer dans son propre agenda. Elle a mené une révision constitutionnelle dotant en principe le chef du gouvernement de plus grands pouvoirs. Le 25 novembre 2011, elle a organisé des élections législatives anticipées suite auxquelles le Parti de la justice et du développement (PJD) est arrivé premier, et son secrétaire général Abdelilah Benkirane a été désigné chef du gouvernement.
La cohabitation pacifique entre le Palais et le PJD a duré aussi longtemps que le parti n'a pas frondé le système politique et ses règles tacites – l’interventionnisme de la monarchie dans le jeu politique, ou la nécessité de ne pas creuser un écart important avec ses adversaires – ni cherché à modifier le rapport de force en sa faveur.
Fait par l'élection, le PJD allait être défait par elle. Tout au plus, le PAM allait assaillir le PJD à partir des rangs de l'opposition, et le RNI calfeutrer ses initiatives au sein du gouvernement, sans que la monarchie n'ait besoin de s'impliquer directement
Pour la monarchie, dans un premier temps, l'expérience semble avoir été pensée comme une « parenthèse », l'usure du pouvoir devant inévitablement déprécier la popularité du PJD et le conduire à faire chou blanc.
Fait par l'élection, il allait être défait par elle. Tout au plus, le Parti authenticité et modernité (PAM) allait assaillir le PJD à partir des rangs de l'opposition, et le Rassemblement national des indépendants (RNI) calfeutrer ses initiatives au sein du gouvernement, sans que la monarchie n'ait besoin de s'impliquer directement.
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Pour le PJD, les questions liées à la répartition des pouvoirs pouvaient attendre. Le parti semblait croire qu'une intégration perdurable sur le long terme et une consolidation de sa position allaient lui conférer l'ascendant politique nécessaire pour renégocier ou modifier les règles du jeu. Pour cela, il lui fallait affermir sa légitimité électorale avec un second mandat.
L'attitude de Abdelilah Benkirane vis-à-vis du palais oscillait entre conformisme passif et dissentiment souterrain, de plus en plus assumé à l'approche des élections législatives de 2016. Le principal thème de campagne de l'ancien chef du gouvernement était sa lutte en cours contre le tahakoum (l'hégémonie du palais sur la vie politique). Élu, il aurait pu plaider que c’est sur cette base que ses électeurs l’ont choisi, et que son combat prend appui sur une volonté populaire.
La portée du moment électoral et les significations dont il a été investi semblent avoir été concurrentes dans un premier temps, mais divergentes et asymétriques par la suite. La monarchie n'accordait déjà plus à l'élection un intérêt commensurable à celui du PJD. Le parti s'est dévoué à la guerre par procuration qui lui a été livrée par le Palais à travers le PAM et semble avoir cru qu'une victoire dans la rivalité l'opposant au PAM était la clé.
En d'autres termes, il a cru qu'une victoire sur l'instrument signifiait une victoire sur le projet. L'arène électorale allait être le lieu d’une confrontation théâtralisée et, dans l’esprit des dirigeants du PJD, elle devait aboutir à la victoire de l'un et la capitulation de l'autre.
Mais le PJD a eu tort de croire que la monarchie allait exclusivement jouer selon les règles qu'elle a elle-même fixées et accepter les résultats de la compétition électorale. D'autant qu'elle a intériorisé l'idée d'une victoire du PJD, que les sondages donnaient gagnant.
La monarchie a donc tablé sur un affaiblissement du PJD en diluant sa présence au sein d'un gouvernement pléthorique composé de cinq partis.
Le seul allié fiable du PJD est le Parti du progrès et du socialisme (PPS). Face à lui, un cartel politique dirigé par le RNI et composé de l’Union constitutionnelle (UC), du Mouvement populaire (MP) et de l’Union socialiste des forces populaires (USFP). Aziz Akhannouch, élu à la tête du RNI au lendemain des législatives, est donc devenu le nouveau relais du palais dans le champ politique.
Les implications de la destitution de Benkirane ont été profondes et durables. Car la monarchie n’a pas uniquement remplacé un chef de gouvernement par un autre : elle a mis fin au cycle politique amorcé en 2011
Abdelilah Benkirane a refusé l’entrée de l’USFP au gouvernement, que Aziz Akhannouch réclamait. L’objectif était de pousser Benkirane soit à se dédire en acceptant l'USFP, soit à jeter l'éponge. Ce qu’il a fini par faire. Lui a succédé Saâdeddine el-Othmani à la tête du gouvernement. En avril 2017, la nouvelle équipe gouvernementale a été désignée par le roi.
Écarté des ministères stratégiques, cantonné à des départements ministériels pour la plupart secondaires (droits de l'homme, famille et solidarité, relations avec le parlement notamment), le PJD a décroché onze portefeuilles ministériels sur les 39 que compte le gouvernement. L'Intérieur, la Défense, les Affaires islamiques et les Affaires étrangères sont restés dans le giron royal.
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Le Rassemblement national des indépendants (RNI) a obtenu sept départements ministériels, dont certains des plus importants (finances, agriculture, justice notamment).Ses alliés du MP, de l'UC et de l'USFP ont décroché plusieurs autres départements, dont l'Éducation.
Les implications de la destitution de Abdelilah Benkirane ont été profondes et durables. Car la monarchie n’a pas uniquement remplacé un chef de gouvernement par un autre: elle a mis fin au cycle politique amorcé en 2011.
La mise à l’écart de Benkirane a marqué un retour et une accélération de certaines tendances qu’on croyait pliées depuis quelques années: pervertissement des règles de la compétition politique, déconsidération des résultats des élections, etc. Le signal envoyé aux électeurs est que leur choix compte peu : quelle que soit l’issue du scrutin, la volonté du roi prédomine. Celui envoyé à la classe politique est que la légitimité électorale est peu de choses, comparée à l’adoubement du palais.
Le message envoyé à la classe politique ? La légitimité électorale est peu de choses, comparée à l’adoubement du palais
Cette dérogation à la règle électorale a quelque peu déterminé la situation actuelle: la proximité du pouvoir primant sur la légitimité électorale, cela équivalait à déconsidérer le rapport de forces qui était le produit des urnes.
Pour les forces politiques concurrentes du PJD, cela signifiait que « la chasse est ouverte » même en dehors du moment électoral. Le rapport de forces politique n’étant plus stabilisé par l’élection, il allait s’exprimer de manière continuelle sous d’autres formes. D’où la tentation hégémonique du RNI, l’accroissement de son influence au sein du gouvernement, et ses tentatives de s’adjoindre certains dossiers qui, en théorie, dépendent d’autres départements ministériels.
Cela équivalait donc non seulement à déconsidérer certaines formes de compétition politique – fondées sur l’élection, les choix populaires, etc. – au profit d’autres – fondées sur l’accès aux ressources de l’État – mais aussi à changer ses lieux. La compétition allait principalement se dérouler à l’intérieur de l’État, et non pas être le produit de la confrontation dans l’arène électorale.
Tout au plus, l’élection devait entériner un état de fait. La fonction de l’élection, les espaces et les formes de la compétition politique ont été rendus à l’état qui prévalait avant 2011. Les ressources mobilisées pour l’une – la compétition électorale – et l’autre – la compétition à l’intérieur de l’État – différant grandement, le PJD allait s’adapter à la nouvelle situation, et valoriser les profils disposant de relais, de connexions et de réseaux à l’intérieur de l’État, à l’instar de Aziz Rebbah. Au prix d’une déconnexion de ses bases.
En toile de fond du conflit politique qui opposait le PJD au PAM puis au RNI, la revendication d’une plus grande démocratisation du pays, portée par la rue en 2011 et consacrée par la révision constitutionnelle de 2011.
Si cette demande a été cautionnée par la totalité des acteurs politiques, elle n’a pas constitué un horizon consensuel derrière lequel ils se sont alignés, loin de là: elle a été mobilisée au profit de logiques concurrentes.
Le PJD pour asseoir sa légitimité à gouverner, lui qui est arrivé par les urnes, le PAM et les partis de l’opposition pour demander la destitution d’un PJD portraituré comme adversaire de la démocratie – quitte à contourner la voie des urnes, le RNI pour mettre en avant son projet d’une société « démocratique et moderniste ».
Pour le roi, il s’est agi de renforcer et de re-légitimer sa place d’arbitre au dessus des institutions, chargé de chaperonner la démocratisation du pays. Il s’est donc offert la possibilité, à peu de frais, de capitaliser sur un rôle de « spectateur critique » de la vie politique qui sermonne les manquements et fulmine contre les écarts. En parallèle, Mohammed VI a développé un discours servant ce nouveau positionnement « aux côtés du peuple », et critique envers le champ politique.
De fait, faute d’avoir été réellement mise en œuvre, la « démocratisation » a constitué une « nouvelle opportunité politique, le nouveau langage mais aussi le nouveau lieu de confrontation politique » , et « tous les courants politiques ont saisi l’opportunité qu’a été la ‘’démocratie’’ non pour débattre d’idées et de visions, non pour affirmer de nouveaux principes d’action et de nouveaux modes de gouvernement, mais pour défendre des intérêts, jouer de rapports de force et se placer au mieux au sein de l’État. La démocratie a été le langage du repositionnement », pour reprendre les termes des politistes Béatrice Hibou et Hamza Meddeb.
La Constitution de 2011 n’a pas été qu’une opportunité : elle a aussi instauré des contraintes
Cette appropriation du changement et de son lexique par la monarchie et les acteurs politiques va de pair avec une instrumentalisation des normes constitutionnelles. La Constitution de 2011 n’a pas été qu’une opportunité: elle a aussi instauré des contraintes.
Pour la monarchie du moins, elle l’a privée d’un répertoire d’action et a réduit ses possibilités (il n’est plus possible de nommer un chef de gouvernement qui ne soit pas issu du parti gagnant, ou encore de mettre à l’écart le parti qui a remporté les élections).
Le palais s’est adapté aux nouvelles contraintes, et a fait preuve d’une certaine habileté pour parvenir à ses fins sans outrepasser de manière explicite les nouvelles règles constitutionnelles. L’exemple le plus éclairant est celui de l’élection du président de la Chambre des représentants.
Le 10 janvier 2017, le roi a tenu un Conseil des ministres durant lequel une loi ratifiant l’acte constitutif de l’Union africaine a été adoptée. En la transmettant au Parlement, qui était alors inactif, le roi a insisté sur la nécessité d’accélérer la procédure d'adoption du traité. Outre le caractère urgent de cette loi – le sommet de l’Union africaine était prévu pour la fin du mois – le geste du monarque visait également à accélérer les négociations pour la formation du gouvernement.
Les réformes menées durant le mandat de Benkirane ont été précédées de polémiques, dans une moindre mesure de débats, mais pas de délibération, et encore moins d’effort de pédagogie visant à en éclaircir les enjeux
Dans la foulée, s’est tenue l’élection du président de la Chambre des représentants. L’USFP, par l’un de ces miracles de la résurrection dont le Maroc a le secret, a remporté la présidence de la première Chambre. En plaçant Habib El Malki à sa tête, le Palais visait à faire accepter à AbdelilahBenkirane l'entrée de l'USFP au gouvernement, sans quoi, les deux Chambres du parlement auraient été dirigées par des formations de l’opposition, ce qui risquait de créer une situation intenable pour la majorité.
À l’ombre des grands débats moraux qui ont agité le mandat d’Abdelilah Benkirane et absorbé l’attention de l’opinion publique, la confiscation des débats économiques et sociaux. Les réformes menées durant son mandat (retraites, caisse de compensation) ont été précédées de polémiques, dans une moindre mesure de débats, mais pas de délibération, et encore moins d’effort de pédagogie visant à en éclaircir les enjeux.
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Menées sans véritable concertation, elles traduisent l’incompétence de l’ancien chef du gouvernement sur ces dossiers sur lesquels le Palais garde la haute main: le ministère de l’Économie et des Finances est dirigé par Mohamed Boussaid, un haut-fonctionnaire proche du Palais, membre du RNI.
En matière d’économie, dès les années 1990, « le pouvoir d’État, appuyé en cela par les agences internationales [...] a développé une stratégie de la neutralité fondée sur l’expertise », écrit le politiste Abderrahim El Maslouhi.
En dessaisissant le champ partisan des questions économiques, le pouvoir marocain a conforté la conception selon laquelle « les choix économiques ne sont pas des choix civiques mais des choix techniques. [...] On pourrait donc dire que l’économie n’est plus politique et que la politique n’est plus conflictuelle », analyse le politologue Jean-Noël Ferrié.
Qu’Abdelilah Benkirane ait accepté de mener des réformes impopulaires durant son mandat n’est pas accidentel. S’il se disait convaincu de leur « urgence » et de « leur nécessité », il n’en reste pas moins qu’il a accepté d’endosser un rôle qui lui a été prescrit par la configuration politique marocaine et qui allait, tôt ou tard, grever sa popularité.
Car pour la monarchie, permettre l’accès de partis de l’ancienne opposition au gouvernement, c’est leur impose de « “cogérer” la crise sociale et politique et, donc, d’extraire de leur inclusion de précieuses ressources pour la consolidation autoritaire », note Abderrahim El Maslouhi. En retour, l’ancienne opposition bénéficie d’un « accès autorisé aux ressources institutionnelles ».
Pour les bailleurs de fonds internationaux, la présence d’un gouvernement représentatif est vue comme une opportunité: celui-ci pourrait enfin mener les réformes qu’ils édictent, et dont le coût politique nécessite leur prise en charge par un exécutif doté d’une forte assise populaire.
La mise à l’écart des citoyens des débats économiques et sociaux n’a pas signifié leur dessaisissement de ces questions, ni leur confiscation définitive. Faute de débat sur le contenu de ces réformes, elles revêtent désormais une forte charge contestataire.
Le Maroc traverse une crise dont les énoncés, tels qu’ils sont formulés par la rue marocaine, empruntent aux registres politique et moral, civique et religieux, laissant entendre que la crise est totale et diffuse
C’est justement les retombées de ces réformes menées sans concertation qui ont été à l’origine de la sanction tardive de Abdelilah Benkirane.
Aussitôt que le boycott a éclaté, la présentation d'un rapport parlementaire mettant en évidence les importants gains réalisés par les pétroliers marocains en surfacturant les carburants – treize milliards de dirhams (1,1 milliard d’euros) de surcoût selon le magazine TelQuel, dix-sept milliards de dirhams (1,5 milliards d’euros) selon le député Omar Balafrej, affilié à la Fédération de la gauche démocratique (FGD) – a rappelé à l’opinion publique marocaine que c’est Abdelilah Benkirane qui a été à l’origine de la libéralisation des prix des carburants.
Confiscation de la volonté populaire au mépris des résultats du suffrage, appropriation du changement, transformé en lexique des repositionnements politiques plutôt qu’en finalité collective, dépolitisation des questions économiques et sociales et répression de la contestation sociale vont fonctionner en tandem et aboutir à la situation actuelle.
Leurs effets sont pour le moins dommageables: désaffection pour la politique instituée et multiplication des mouvements sociaux, perte de confiance dans les institutions représentatives et, plus largement, dans l'État et ses symboles.
Le Maroc traverse une crise dont les énoncés, tels qu’ils sont formulés par la rue marocaine, empruntent aux registres politique et moral, civique et religieux, laissant entendre que la crise est totale et diffuse. Le « cahier de doléances » de la rue marocaine questionne autant le processus démocratique avorté que les faibles réalisations sociales, le fossé des inégalités qui se creuse de plus en plus, l’inefficience des institutions politiques, le rejet de l’approche sécuritaire et répressive qui prévaut.
De plus en plus, « les choses sont nommées par leur nom ». En d'autres termes, les causes sont publicisées, les problèmes publics et politiques liés les uns aux autres, le binôme autoritarisme-faible développement est pointé du doigt, et la rhétorique officielle qui surprotège le roi du blâme et écarte sa part de responsabilité est éventée. Saura-t-il tirer des leçons de la situation actuelle ?
- Reda Zaireg est un journaliste indépendant marocain. Après avoir travaillé pour l'hebdomadaire francophone TelQuel, il a rejoint la rédaction du journal en ligne marocain Medias24.com, puis le Huffington Post Maroc en tant que journaliste politique. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @RZaireg.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : manifestation après les funérailles de deux frères morts en creusant dans une mine de charbon abandonnée dans la ville de Jerada au nord-est, à 60 kilomètres au sud-ouest d'Oujda, le 27 décembre 2017 (AFP).