« Qu’est-ce qui a immobilisé tant de races africaines et les a fait rétrograder si ce n’est le déséquilibre produit dans leur vie intérieure par l’abdication devant la luxure ».
Raoul ALLIER
La sociologie n’a jamais été une discipline désengagée. Dès son émergence historique en tant que telle, à la fin du XIX° siècle, elle est conçue comme un contre-poison à la contamination des esprits par la pensée hégéliano-marxiste. Mais au moins ses pères fondateurs ont-ils l’habileté de poser en principe cardinal la notion de neutralité axiologique. Le sociologue se fond dans l’ordre bourgeois, sans avoir l’air d’y toucher, sous différentes figures. Celle du technicien, conseiller apolitique du Prince. Celle de l’auxiliaire savant et humaniste du projet impérialiste : l’ethnologue. Celle enfin du contestataire, la plus répandue et la plus gratifiante à partir de l’après-guerre, lorsqu’il s’agit, dans le sillage du Plan Marshall, de liquider l’ancien monde, et d’accompagner les mutations sociétales et les nouveaux marchés du capitalisme. Ainsi le gauchisme culturo-mondain s’impose-t-il comme le stade suprême du métier de sociologue. Son rôle au sein de la Cité est affecté d’une dimension symbolique subversive, il en joue à plein, se constitue en idéal-type de l’empêcheur de penser en rond, mais demeure fidèle, dans ses énoncés et ses principes épistémologique, à la vocation de non alignement scientiste attachée à sa fonction.
La rigueur universitaire, ce dernier leurre, s’estompe en même temps que la nécessité du personnage. La bourgeoisie, une fois le péril communiste écarté, n’a plus l’usage pratique du sociologue, resté trop dialecticien à ses yeux, en dépit de l’éclatement du champ intellectuel en spécialisations autonomes. Elle lui préfère désormais des experts, carrés et pontifiants, qui couvrent totalement l’espace de la demande sociale et de la propagande. Des positivistes sans surmoi ni finasseries. Sauf à se ranger parmi ces derniers, au prix d’un reniement vite digéré, le sociologue, nostalgique de son aura romantique institutionnelle d’antan, se convertit en bateleur généraliste, en prescripteur d’opinion, en donneur de leçons. Il a perdu son statut d’intellectuel organique, ne conservant comme viatique qu’un appareil méthodologique qui tourne à vide. La faculté n’est plus qu’un tremplin de misère, pour toutes les expressions journalistiques possibles. Il délaisse la responsabilité théorique pour ériger une éthique de la conviction, bien martelée, en instance décisive de légitimation.
On peut constater à peu près les mêmes évolutions et le même déclin dans les pays d’Afrique francophone, étant donné l’interconnexion des systèmes universitaires, une propension analogue à la prétention intellectuelle, et un contexte géopolitique commun. Si l’on excepte en effet quelques vedettes du discours, que leur notoriété internationale conduit à crapahuter sans cesse de Johannesburg à Los Angeles, en passant par Paris, le professeur ordinaire de sociologie, mal payé et enseignant un savoir approximatif à de futurs chômeurs, n’a aucune importance collective. Ses éventuels travaux, des monographies interchangeables, publiées à compte d’auteur chez L’Harmattan grâce à un grand élan familial de solidarité participative, ne trouvent pas de lecteurs. Face aux classes dirigeantes locales, qui ont elles-aussi leur cortège pléthorique d’experts, il chante en vain la sérénade du démiurge ou de l’accoucheur de société : une vieille défiance politique subsiste à son endroit, liée à ses accointances durant la Guerre Froide.. Tout juste saisit-il parfois l’opportunité d’un recrutement au titre de consultant, pour participer à une étude de faisabilité qui échouera dans un tiroir. Mais sa seule option, s’il désire bénéficier d’un effet de visibilité, même volatile, est de provoquer un gros clash sur les réseaux sociaux.
Telle a été la stratégie du Guinéen Amadou Douno, dans sa répartie virtuelle et virale aux inepties malthusiennes d’Emmanuel Macron, concernant la démographie explosive du continent. Pour appuyer l’habituel et piteux radotage sur des méfaits de la Françafrique, le pillage des matières premières, l’infâme tutelle du Franc CFA, l’occupation militaire du Sahel, etc., notre sociologue toquard et tricard s’en prend bille en tête aux mœurs dépravées de l’ancienne puissance coloniale :
« Les Africains n’ont pas besoin de votre civilisation de débauche. Parce qu’avec votre civilisation, un homme peut coucher avec un homme ; une femme peut coucher avec une femme ; un président peut avoir deux maîtresses à la fois ; une femme peut coucher avec son chien ; un enfant peut insulter son père et sa mère sans problème ; un enfant peut faire emprisonner ses parents. Avec votre civilisation, quand les parents prennent de l’âge, on les emmène à la maison de retraite, et, enfin, avec votre civilisation, un jeune homme peut vivre avec une femme qui a l’âge d’être sa mère ou de sa grand-mère, sans problème. Votre cas en est une parfaite illustration. Les Africains n’ont aucune leçon de civilisation à recevoir de gens comme vous ».
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Mon bon Doudou, j’appartiens à un peuple qui (contrairement au tien) ne s’est toujours pas libéré de ses chaînes, pour utiliser un vocabulaire à la hauteur de ton lyrisme. Sur les murs de nos villes, de nos villages, on peut lire à perte de vue des graffitis qui somment les « Français de merde » de dégager. Ce soir, pour la finale de la Coupe du Monde de Football, les enfants porteront en majorité le maillot croate - leurs parents arboraient les couleurs brésiliennes il y a vingt ans. Mais aucun indépendantiste corse, aussi violente que puisse être sa haine de la France et obtuse sa fétichisation d’un habitus tribal réinventé, ne poussera le grotesque jusqu’à accuser la marâtre-patrie de promouvoir une « civilisation de la débauche », à l’heure où héler une femme dans la rue est passible du tribunal. Et où les clients des prostituées sont mis à l’amende (ce qui n’est pas le cas à Conakry, tu voudras bien en convenir).
Quant à l’Afrique, elle serait, selon toi, ontologiquement porteuse d’un message de décence. La famille, l’hétéronormalité, l’entraide traditionnelle : un précieux exemple d’harmonie, venu du fond des temps, un capital fixe valable pour l’humanité toute entière. Sans ratifier, on s’en doute, les descriptions torrides des premiers découvreurs de la Nigritie – orgies, bacchanales, zoophilie, etc. - Thomas Sankara me confia un jour en riant que l’Afrique pré-coloniale devait être beaucoup plus tolérante que ne le prétendaient les chefs coutumiers du Faso, ses ennemis. À preuve, argumenta-t-il, les colons européens, et notamment les Britanniques, jugèrent nécessaire de pénaliser sévèrement l’homosexualité dans leurs possessions. Ce n’était donc pas un vice importé, mais une perversion endogène. Par la barbe du prophète ! Des goudous à Ouaga. Des fiottes à Nouakchott. Des bis à Nairobi. Des trans en Casamance. Ah, le Mal est chez lui partout, mon pauvre Doudou, y compris sur la noble terre d’Afrique. Et je ne te bassinerai pas avec les statistiques peu reluisantes qui, en Guinée, touchent aux mariages précoces, à l’excision, à la scolarisation des filles, etc., car tu me rétorquerais avec justesse qu’il ne s’agit plus de débauche, mais de ses empêchements. Au nom du Bien.
Pour conclure, il me semble que, emporté par ta vindicte et ta présomption, sur fond incompressible de balourdise, tu commets un énorme contre-sens dans ta perception de l’évolution des mœurs. Tu méconnais complètement – et pourtant l’actualité nous en fournit chaque jour des preuves – la vague de néo-puritanisme qui, venue des États-Unis, est en train de submerger la France et de normer strictement les rapports entre les hommes et les femmes. Au passage, les droits accordés aux homosexuels (ton obsession) participent de ce courant : ce n’est pas un encouragement à une libidinalité sans freins ni frontières, mais, à l’inverse, une incitation à rentrer dans le rang de la conjugalité, voire de la paternité. Et même les chiens, rassure-toi, sont juridiquement protégés des incessantes convoitises salaces de leurs maîtresses.
Tu sous-estimes, parallèlement, l’impact de la mondialisation connectée sur les jeunesses africaines, leur rapport à la pornographie, la mise en place irréversible d’une nouvelle morale sexuelle, la banalisation des comportements émancipateurs dits déviants ou de la transgressions des codes familiaux, le refus du chantage financier des anciens, qui vont bouleverser de fond en comble tes schémas civilisationnels idylliques. Là encore, les exemples sont légion.
Encore heureux que vos Chefs d’État, droits dans leurs bottes, continuent de guider le peuple et de lui indiquer le juste chemin à suivre. On ne saurait imaginer qu’ils passent en malotrus d’un « deuxième bureau » à un autre, à la manière de ce pourceau de François Hollande ; ou que l’un d’eux ait l’étourderie d'épouser une femme de l’âge de sa grand-mère : ils ont trop de respect pour la virginité, tarifée ou pas.
Tu auras du mal à le croire, Doudou, mais je t’aime bien, tout compte fait, en dépit de tes glapissements pompeux de vieille bigote. Fraternité primaire anti-impérialiste de militants sans qualités ? Je t’invite donc, dans le contexte de ces chamboulements sociétaux en cours, à t’intéresser davantage aux rubriques des faits-divers, si révélatrices, que ce soit à travers les journaux de ton pays, ou ceux de la sous-région. Une petite occupation intellectuelle sympa et stimulante pour sociologue au rancart, pas trop dégourdi. Tu trouveras à coup sûr, dans ces fascinantes micro-enquêtes de terrain, et sans avoir besoin de te délocaliser la cervelle, de quoi alimenter en abondance tes projections lubriques et tes pollutions nocturnes.