Photo : la police tunisienne garde le poste-frontière de Ras Jedir lors d’une précédente fermeture du poste-frontière en 2015 (AFP).
« Nous laissons tomber si vous laissez tomber », peut-on lire sur une banderole hissée à quelques kilomètres de Ras Jedir, l’un des principaux points de passage entre la Tunisie et la Libye.
Le message résume parfaitement l’impasse qui a fermé le poste-frontière ces dernières semaines. D’un côté, la frontière a été fermée par les autorités libyennes ; de l’autre, la seule route menant au poste-frontière a été barricadée par des contrebandiers de la ville de Ben Guerdane, dans le sud de la Tunisie. Les deux parties campent sur leurs positions, le ministre libyen de l’Intérieur a même annoncé que cette fermeture perdurerait, craignant que la sécurité des voyageurs libyens ne soit compromise.
Pendant ce temps, les manifestants tunisiens ont émis une série de demandes, y compris l’annulation de la taxe d’entrée de 30 dinars (environ 10 euros) au poste-frontière et l’accélération des projets de développement à Ben Guerdane.
Les réseaux de contrebande sont le principal employeur dans les régions frontalières du sud de la Tunisie, et chaque jour où la frontière reste fermée, cela entraîne des pertes importantes pour les milliers de commerçants locaux qui la traversent tous les jours. Alors qu’est-ce qui a conduit à l’impasse actuelle ?
Alors que la Libye s’enlise plus profondément dans une crise économique, la répression de la contrebande est remontée dans l’ordre des priorités des autorités locales et des milices
Au cœur du conflit se trouve une escalade des désaccords sur la manière dont la contrebande à la frontière entre la Libye et la Tunisie devrait être régulée. Pendant des décennies, les différences de prix, l’évasion fiscale et les subventions ont créé une économie frontalière dynamique, employant des milliers de personnes et transportant d’énormes quantités de textiles, d’essence, de nourriture, de cigarettes et d’appareils électroniques.
Les régimes de ben Ali et Kadhafi ont toléré ces activités, les considérant comme un moyen peu coûteux de fournir un revenu à des populations économiquement marginalisées, avec de nombreuses opportunités de canaliser l’argent vers des élites ayant de bonnes relations politiques. Depuis 2011, les gouvernements post-révolutionnaires ont hérité de ces économies frontalières, mais jusqu’à présent, ils n’avaient pas de vision unifiée sur la façon de les transformer. Les populations des régions frontalières en ont payé le prix.
Du côté libyen, les frustrations se sont accrues au cours des dernières années, car certaines des marchandises exportées clandestinement du pays sont subventionnées en Libye, ce qui impose une charge à l’État. Dans le même temps, la demande créée par les activités de contrebande a fait grimper les prix et génère des pénuries dans les zones frontalières libyennes.
Alors que la Libye s’enlise plus profondément dans une crise économique, la répression de la contrebande est remontée dans l’ordre des priorités des autorités locales et des milices. L’essence, en particulier, est devenue un point de litige – et l’année dernière, alors que l’indignation publique croissait dans l’ouest de la Libye, les accords informels régulant la contrebande aux frontières ont commencé à restreindre les quantités d’essence. En conséquence, le prix de l’essence consommée par beaucoup dans le sud de la Tunisie a plus que doublé.
En parallèle, la fragmentation de l’autorité dans l’ouest de la Libye – et les intérêts commerciaux importants de certains groupes locaux dans l’économie de la contrebande – ont rendu difficile la mise en place de solutions solides.
Du côté tunisien, l’État post-révolutionnaire a largement continué à tolérer l’économie de contrebande à sa frontière sud. Les fréquentes promesses de répression, les arrestations occasionnelles de contrebandiers et la création d’un « mur » inefficace le long de la frontière entre la Libye et la Tunisie ont été avant tout un théâtre politique destiné à un public national et international.
Les administrations successives ont compris la dépendance économique de leurs frontières méridionales sur ce commerce, se rendant compte qu’une approche purement « répressive » pourrait sérieusement déstabiliser la région. Dans le même temps, les politiques d’austérité et les réseaux d’élites ont rendu difficiles les investissements et les projets de développement en tant que véritable alternative à l’économie de la contrebande.
L’impasse au poste-frontière de Ras Jedir souligne le défi auquel sont confrontées la Tunisie et la Libye dans la renégociation de leurs relations dans un monde post-2011. Malheureusement, les économies frontalières ont défini un calendrier extrêmement serré pour ce processus ; une série de mesures de répression, de fermetures de frontières et de barrages routiers depuis 2014 ont rudement mis à l’épreuve la patience et les ressources des communautés locales.
En l’absence de canaux politiques formels avec les autorités dans l’ouest de la Libye, l’État tunisien a largement compté sur un ensemble d’interlocuteurs locaux – militants de la société civile, commerçants et politiciens locaux – pour franchir la frontière et tenter d’empêcher toute nouvelle escalade. Ils pourraient réussir à nouveau et voir la frontière rouverte, avec des restrictions supplémentaires sur la contrebande de marchandises subventionnées. Ce n’est toutefois pas une solution durable.
On a beaucoup parlé des risques qu’une Libye déstabilisée et déchirée par la guerre fait peser sur la sécurité et sur l’économie de la Tunisie. On a toutefois accordé une attention insuffisante au fait qu’une nouvelle Libye stable pourrait ne pas tolérer la poursuite d’une économie de contrebande importante, ce qui déclencherait une grave déstabilisation du sud de la Tunisie.
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À l’avenir, il faut un réengagement politique et économique intensif de l’État tunisien vis-à-vis de ses frontières méridionales, en se concentrant sur le dernier point de la liste des revendications des manifestants : la création d’alternatives économiques aux réseaux de contrebande.
- Max Gallien est doctorant en développement international à la London School of Economics, spécialisé dans l’économie politique de l’Afrique du Nord. Il est titulaire d’un DEA en études modernes sur le Moyen-Orient de l’Université d’Oxford et a été chercheur invité à l’Université al-Akhawayn au Maroc. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @MaxGallien.
Traduit de l’anglais (original).