Pourquoi les étrangers ne semblent-ils plus les bienvenus dans ce pays prospère, où le taux de chômage demeure résiduel et qui a jadis constitué un modèle de société accueillante ?
Lors des élections législatives du 9 septembre dernier, les Démocrates de Suède (SD), qui se situent à l’extrême droite du spectre politique, ont remporté 17,6 % des suffrages, soit 1,1 million de voix (avec un gain de 4,7 % par rapport à 2014). L’alliance électorale des sociaux-démocrates et des écologistes actuellement au pouvoir est arrivée de très peu en tête, avec 40,6 % des suffrages, devant la coalition des libéraux et des conservateurs, qui a remporté 40,3 % des voix.
Le résultat est un Parlement bloqué et on doit s’attendre à des semaines de tractations avant qu’un nouveau gouvernement ne soit formé, avec un léger avantage à la reconduction de la majorité de gauche.
Plus de 100 000 électeurs ayant voté à gauche en 2014 ont cette fois-ci choisi les nationalistes xénophobes et le SD a idéologiquement imposé son agenda sur les questions relatives à l’immigration et au multiculturalisme
Le score des SD a été interprété comme une preuve supplémentaire de la montée en puissance de la droite extrême en Europe. Une montée à relativiser toutefois car le parti anti-immigration, crédité d’au moins 20 % des suffrages dans les sondages précédents le vote, a finalement progressé moins que prévu, peut-être parce que, la gauche comme la droite ayant clairement dit qu’elles ne gouverneraient pas avec lui, le vote SD a été vu comme peu utile.
Reste que plus de 100 000 électeurs ayant voté à gauche en 2014 ont cette fois-ci choisi les nationalistes xénophobes et que le SD a idéologiquement imposé son agenda sur les questions relatives à l’immigration et au multiculturalisme.
En outre, l’emprise des grandes familles idéologiques traditionnelles devient de plus en plus lâche dans une Suède qui passait pour avoir le paysage politique le plus stable du continent. On n’est de moins en moins attaché, souvent de génération en génération, à un camp, à un parti. Et le SD, fondé en 1988 – ce qui en fait une formation toute nouvelle par rapport aux « dinosaures » des partis mainstream – en profite car il incarne une forme de nouveauté transgressive.
Nombre d’analystes ont attribué la percée du SD à la modification de la structure de la population suédoise, qui comprend actuellement 24 % de personnes d’origine étrangère contre 14 % en 2010 et 7 % en 1970. C’est effectivement un facteur.
Toutefois, la politique gouvernementale d’ouverture du pays aux réfugiés et aux migrants date d’une loi de 1975, proposée par le défunt Premier ministre socialiste Olof Palme, qui avait mis en place une politique d’accueil fondée sur le respect intégral des différences culturelles et religieuses, calquée sur le modèle anglo-saxon.
Avec l’arrivée en 2015 d’un nombre record de 163 000 demandeurs d’asile, pour la plupart originaires du Machrek ou d’Afghanistan, le vent a tourné et, dès l’année suivante, les conditions de séjour ont été durcies
La première vague de réfugiés venus d’Amérique latine, comme les Assyro-Chaldéens chrétiens arrivés d’abord pour le travail, puis pour fuir la situation en Irak, Turquie ou Syrie, a suscité des réactions xénophobes modérées. Les réfugiés de l’ex-Yougoslavie arrivés au début des années 90 ont quant à eux trouvé un accueil moins clément.
Avec l’arrivée en 2015 d’un nombre record de 163 000 demandeurs d’asile, pour la plupart originaires du Machrek ou d’Afghanistan, le vent a tourné et, dès l’année suivante, les conditions de séjour ont été durcies : le regroupement familial, qui comptait pour un tiers des demandes d’entrées, a été limité à la famille nucléaire et rendu très compliqué pour les personnes originaires de pays jugés « sûrs », dont l’Afghanistan.
Le gouvernement de gauche a aussi annoncé, avant les élections, son intention de limiter le nombre de permis de travail accordés à des ressortissants non-européens, de manière à ce que ceux-ci ne soient admis à occuper que les emplois pour lesquels la main-d’œuvre suédoise manque. Et c’est désormais le patronat, et non plus l’agence gouvernementale pour l’emploi, en concertation avec les syndicats, qui déterminera les secteurs en pénurie.
Reste toutefois à expliquer comment et pourquoi les étrangers ne semblent plus les bienvenus dans un pays où le taux de chômage est résiduel (4 %). J’ai développé, dès le début des années 2000, le concept de « populisme de prospérité » pour expliquer en partie la percée de partis xénophobes de droite en Suisse, en Autriche, en Norvège et au Danemark, et même en Italie du Nord. La Suède me semble rentrer dans cette catégorie.
Les étrangers, dont plus de 22 % n’ont pas d’emploi, sont considérés comme une menace potentielle par les détenteurs d’un travail stable qui profitent d’un modèle de protection sociale très favorable.
La crainte du déclassement est renforcée par un réel ressentiment vis-à-vis de l’accroissement des inégalités de revenus dans un pays de culture protestante où la trop grande richesse, comme la grande pauvreté, ne sont pas une norme moralement admise
Cette crainte du déclassement est renforcée par un réel ressentiment vis-à-vis de l’accroissement des inégalités de revenus dans un pays de culture protestante où la trop grande richesse, comme la grande pauvreté, ne sont pas une norme moralement admise.
Or dès 2014, un rapport de l’OCDE pointait l’accroissement de plus de cinq points du coefficient d’inégalité en Suède, une tendance qui semble à l’œuvre depuis les années 90. La politique de résorption de la dette publique, ramenée de 80 % du PIB à 30 % entre 1995 et 2017, est sans doute pleine de sens pour le libéral orthodoxe, mais elle a eu pour conséquence de priver la classe moyenne, surtout moyenne inférieure, d’un certain nombre de filets de sécurité (accès aux soins, à l’aide aux personnes âgées, à l’emploi public).
De même, si l’abaissement à 57 % du taux marginal d’imposition sur les plus hauts revenus peut se justifier par le taux parfaitement confiscatoire de l’impôt dans les années 70 (75 % et même jusqu’à 85 % pour les tranches les plus élevées), il en résulte que le financement des infrastructures et du modèle social repose alors davantage, là-encore, sur la classe moyenne.
Pris séparément, la crainte de la précarisation et la confrontation avec une population arrivante dont les usages culturels sont différents n’expliquent pas le succès de l’extrême droite. Mais le cumul des deux, peut-être.
Pris séparément, la crainte de la précarisation et la confrontation avec une population arrivante dont les usages culturels sont différents n’expliquent pas le succès de l’extrême droite. Mais le cumul des deux, peut-être
La percée des SD marque au fond la fin du mirage que les Européens avaient tous en tête depuis les années 60 sous le nom de « modèle suédois », donné en exemple, à gauche surtout, comme exemple d’une société idéale, apaisée et accueillante.
Nous voyons désormais que la prospérité, même devenue plus incertaine, n’est pas un rempart contre la volonté d’établir une société plus fermée. Que l’arrivée en nombre d’une population non-européenne, en particulier musulmane, ne « passe » pas mieux dans un pays de culture protestante que dans un pays au fonds catholique, alors que le luthéranisme est d’habitude jugé plus libéral que le catholicisme sur les questions de diversité.
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Le départ sur la zone de conflit syro-irakienne d’environ 300 Suédois partis combattre dans les rangs du groupe État islamique et les deux attaques terroristes qui ont frappé le pays – en 2010, où le poseur de bombe était un Suédois d’origine irakienne, puis en 2017, où un demandeur d’asile de nationalité ouzbèke (mais appartenant à la minorité tadjike) a tué cinq habitants de Stockholm – ont instillé la crainte d’une « cinquième colonne » dans un pays où le taux d’homicides est l’un des plus faibles au monde.
L’arrivée en nombre d’une population non-européenne, en particulier musulmane, ne « passe » pas mieux dans un pays de culture protestante que dans un pays au fonds catholique, alors que le luthéranisme est d’habitude jugé plus libéral que le catholicisme sur les questions de diversité
Au milieu des années 90 déjà, le journaliste Stieg Larsson, qui allait après sa mort connaître une notoriété mondiale en tant qu’auteur du best-seller Millenium, avait exposé dans son livre Extrem Högern (en français « Extrême droite », écrit en 1994 avec Anna-Lena Lodenius) les racines néo-nazies des SD mais aussi leur capacité à évoluer en expulsant ou en cachant les éléments trop radicaux qui s’opposaient à sa transformation en parti de gouvernement ou mettaient en péril son image.
Ses romans ont été traduits dans toutes les langues, mais nous gagnerions en compréhension du phénomène SD en traduisant aussi tout ce qu’il a écrit, jusqu’à sa mort en 2004, sur un parti dont il a été le premier à entrevoir les possibilités de succès.
- Jean-Yves Camus est le directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP), Fondation Jean Jaurès, et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des partisans du parti d’extrême droite les Démocrates de Suède (SD) assistent à un meeting de campagne de leur leader, Jimmie Åkesson, à Stockholm, le 8 septembre 2018 (AFP).
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